SOUND DESIGNER
par Stéphane Ollivier
(Inrockuptibles, N°267, décembre 2000)

Compositeur, pionnier de la création musicale sur Internet, Jean-Jacques Birgé réfléchit aux pistes nouvelles du multimédia quant à la manière de fabriquer de la musique. En travaillant sur l’écriture interactive, ce designer sonore nous éclaire sur les potentialités de ce nouveau support.

Jusqu’à maintenant, l’irruption d’Internet dans notre quotidien culturel n’aura finalement suscité dans le monde de la musique que de tristes et pauvres querelles de marchands de tapis, portant principalement sur la redéfinition annoncée des cadres de diffusion et des modes de distribution de la musique, le mirage pseudo-libertaire de l’accès gratuit aux œuvres. Avec, en corollaire de cette dématérialisation progressive du support, la disparition programmée du disque et de ses métiers, et les problèmes liés de propriété et de répartition des droits d’auteurs. Rien qui ne sorte en somme d’une logique purement industrielle et commerciale… Peut-être le temps est-il venu, dès lors, de s’interroger concrètement sur les conséquences directes de la généralisation de ce nouvel outil en matière de création ? Comment Internet, et plus largement le multimédia, est-il appelé à changer la manière de concevoir et de fabriquer la musique ? En quoi ce nouveau support paradoxal peut-il engendrer un art vraiment neuf qui saurait spécifiquement tirer partie, dans ses formes et structures, de ces avancées technologiques ?
Ce sont ces questions de fond que nous sommes allés poser à Jean-Jacques Birgé, cofondateur, au milieu des années 70, de cette machine à rêves éveillés qu’est le Drame Musical Instantané (DMI), compositeur et improvisateur « cinématique », agitateur multiculturel embarqué depuis l’origine dans l’aventure du multimédia au point d’être reconnu aujourd’hui comme l’un des designers sonores les plus créatifs de la scène contemporaine. Après Carton (CD-Extra où chaque chanson est complétée par un jeu original) et Machiavel (scratch vidéo interactif réalisé avec Antoine Schmitt), c’est avec le CD-Rom Alphabet (grand prix Möbius international, prix multimédia SACD, prix de la meilleure adaptation à Bologne, Mention spéciale au Salon du livre de jeunesse), créé avec Murielle Lefèvre et Frédéric Durieu d’après le livre de Kveta Pacovska, que Birgé ouvre réellement de nouveaux horizons en travaillant spécifiquement sur l’écriture générative et interactive au cœur du processus multimédia. Petite plongée propective dans une musique pour le troisième millénaire.

Jean-Jacques Birgé — Ce serait réducteur d’évoquer la révolution musicale en cours du simple point de vue d’Internet, sans revenir de façon plus générale sur les possibilités encore mal exploitées du multimédia, auquel il est de toute façon très intimement lié. Si on reprend tout à la base, en amont d’Internet, le médium interactif qu’est le CD-Rom a d’ores et déjà ouvert aux artistes les deux grands espaces de recherche expérimentale que sont le génératif et l’interactif. Ce qu’on appelle le génératif, c’est quand la machine travaille toute seule — ce qui, en matière de musique, peut se traduire, par exemple, par un logiciel qui fait que chaque fois que l’on se connecte à un site, on obtient une interprétation différente ou aléatoire de la même composition — et cela de façon illimitée. Ça devient interactif quand le rôle de l’utilisateur induit ces modifications — ce n’est plus la machine seule qui joue, mais l’internaute devant son ordinateur qui, par ses manipulations, intervient concrètement sur le processus de création, sur la forme de l’œuvre… Dans cette logique nouvelle, chaque écoute active peut alors devenir une interprétation inédite, chaque utilisateur devient un nouvel interprète et non un simple spectateur…
Ce type de créations expérimentées sur CD-Rom, aujourd’hui que le débit du Net le permet avec le câble et l’ADSL (les lignes à haut débit), plus rien ne s’oppose à ce qu’elles se retrouvent en ligne. La véritable spécificité technique du Net, qui commence d’être explorée, c’est tout ce qui concerne la mise en réseau : plusieurs musiciens, aux quatre coins de la planète, peuvent dorénavant jouer ensemble au même moment via le Net. Il est aujourd’hui très concevable de monter un groupe “ live ” entre New York, Paris, Berlin et Tokyo. Je cite ces villes à dessein parce qu’évidemment, Internet laisse pour le moment en plan tous les pays pauvres ou en voie de développement. Internet est le médium des nantis : il faut des ordinateurs, des connexions, beaucoup  d’argent… Il faut quand même le préciser parce que l’idéologie Internet d’un village global relié en permanence qui annihilerait, d’un coup, toute différence sociale  et culturelle, c’est quand même la dernière utopie des pays riches et, à l’intérieur de ces pays, des classes les plus aisées.

Si on remonte un peu dans cette préhistoire récente, quelles ont été les créations marquantes en matière de multimédia qui aujourd’hui font figures de pionnières ?
Il faut bien comprendre, en préalable, que le multimédia est totalement assujetti à une logique libérale et commerçante, ce n’est pas du tout le médium marginal et alternatif qu’on voudrait faire croire. Même s’il y a des gens qui s’en servent de manière inventive et tentent de le détourner de ses préoccupations purement mercantiles, actuellement ce n’est qu’une extension de plus du champ d’action de la société du spectacle. En matière de musique, le premier CD-Rom qui a marqué son monde est Puppet Motel de Laurie Anderson et Hsin-Chien Huang , au milieu des années 90. C’est le premier CD-Rom d’auteur qui créait un univers extrêmement original à partir des spécificités du médium, en jouant avec ses outils propres (le curseur de la souris n’était pas apparent, par exemple). Là, j’ai vu pour la première fois un objet martien qui m’a donné envie de me lancer dans cette aventure. Mais il faut savoir que Voyager, la boîte américaine qui a fabriqué et distribué cette œuvre de Laurie Anderson, a fait faillite, et qu’il y a aujourd’hui de moins en moins d’éditeurs qui osent se lancer dans la création.
Plus récemment néanmoins, il y a eu ShiftControl d’AudioRom, CD-Rom un peu techno et jungle à base de jeux musicaux fait par des Anglais, et celui de l’INA-GRM réalisé par Olivier Koechlin, sur le monde de la musique électroacoustique qui, parallèlement à une évocation historique riche en sources sonores, contient une sorte de petit laboratoire de très grande qualité... Pour ma part, j’ai conçu trois œuvres multimédia, Carton avec Bernard Vitet, Machiavel du Drame Musical Instantané, qui est un objet vidéographique, et Alphabet (qui devrait bientôt être mis en ligne). Tous ces objets sont extrêmement isolés dans la production de CD-Roms.

En quoi le multimédia a-t-il influé sur les formes de la création ?
Le médium a déjà produit des œuvres en les orientant selon ses spécificités. En premier lieu, le poids, le nombre de mégas des fichiers (et sur Internet, on est très exactement dans ce type de configuration), a imposé de fabriquer la musique à partir de boucles. On s’est mis donc à penser et à composer à partir de ces contraintes. Moi, en tant que sound designer, on me demande régulièrement des boucles de trois ou quatre secondes de façon à générer une ambiance — la durée peut aller jusqu’à vingt, trente secondes, jamais plus. Ça implique bien sûr une nouvelle façon d’écrire la musique.

Composer à partir de boucles, c’est quand même une grande contrainte…
Bien sûr, mais écrire pour un orchestre symphonique aussi. Que ce soit les hommes ou les machines, il y a toujours des contraintes d’écriture, qui canalisent l’imagination. Ce n’est pas une limite en soit, c’est plutôt un cahier des charges qui ouvre sur de nouvelles créations. Ces histoires de boucles, ça engendre le risque d’une forme très fermée et mécanique de la musique, mais ça oblige, pour le coup, à imaginer des processus de composition qui vont subvertir le phénomène de répétition. Par exemple, pour arriver à humaniser la machine, pour ne pas avoir systématiquement le même échantillon qui revienne quand on fait le même geste, on va proposer une déclinaison de quatre ou cinq sons pour le même geste, ou imaginer des suites de sons qui se génèrent de manière aléatoire, de façon à ne pas tomber dans le mécanique. Si je tape cinq fois sur la table, je vais avoir chaque fois cinq intensités différentes, cinq sons différents : retrouver cette diversité de réactions est une alternative à la monotonie. Ensuite, il y a le problème du geste spécifique au multimédia, qui est un autre axe fort de recherche. Comment intervenir là-dessus de façon créative ? On a principalement deux modes d’action : le clavier et la souris (même si dans Alphabet, Frédéric Durieu a également provoqué des interactions surprenantes en programmant des algorithmes liés à l’utilisation du microphone). Le clavier est un instrument assez pauvre, moins sophistiqué en tout cas que celui d’un piano numérique. La vraie interface originale, c’est la souris. Elle permet notamment de caresser l’écran et d’entrer en relation directe avec un paramètre que l’on n’a pas encore évoqué, mais qui est bien sûr essentiel dans la création multimédia : l’image. On va essayer de trouver des modèles physiques qui vont rendre agréables, souples, la navigation sur l’écran, la relation à l’image, en tentant de travailler un geste instrumental de la souris qui puisse atteindre certains degrés de virtuosité — comme avec n’importe quel autre instrument. Ce rapport son/image et tout le travail d’interaction possible entre ces deux paramètres, c’est là que se joue l’essentiel de l’apport original du multimédia.

Peut-on avoir quelques exemples précis de création originale en ce domaine ?
Alphabet, notamment, a beaucoup exploré cette relation. C’est un jouet avec 26 lettres et 54 tableaux qui permet d’inventer autant d’interprétations qu’il y a d’utilisateurs de la musique que j’ai pu écrire. On peut, par exemple, se fabriquer une boîte à musique programmable avec la lettre Q, en choisissant ses modes. Le L est une sorte d’écran à la Paul Klee, avec des carrés qui montent et qui descendent, d’autres qui traversent l’écran de gauche à droite et de droite à gauche — et lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, ça déclenche un son. Par ailleurs, le haut de l’écran cache un violon, le milieu un alto, et le bas un violoncelle, et, de gauche à droite, les notes sont de plus en plus hautes (il y en a quinze, c’est un mode). Donc en fonction du joueur, suivant l’endroit d’intersection des lignes horizontales et verticales, en traçant des lignes et en se promenant avec la souris sur l’écran, on va sélectionner ses notes et tout simplement inventer, composer son propre trio à cordes. Encore une fois, il faut le vivre : c’est très instinctif et ludique comme processus.Mais il peut y avoir une dimension quasi pédagogique dans cette relation directe entre image et sons : les structures musicales tout à coup apparaissent plus évidentes, plus fragrantes, une représentation picturale d’une composition musicale lui donne une nouvelle lisibilité, de même que certaines formes chorégraphiques peuvent aider à saisir une œuvre.

Quel nouveau type de rapport à la musique cela engendre-t-il ?
Les artistes qui sont arrivés à la musique via ces nouvelles technologies, (je pense très spécifiquement à la techno) ont parfois du mal à comprendre qu’une phrase musicale, c’est aussi un geste, un mouvement, avec un début, un milieu, une fin (et qu’il n’est pas toujours possible de le modifier en couper-coller sans totalement le dénaturer), que la musique n’est pas qu’une suite de sons mais est aussi le véhicule d’une pensée et d’une sensibilité, l’espace d’une relation. Le musicien qui joue en concert a une syntaxe qui lui est propre, et c’est ça qu’il met en jeu. Une particularité très importante de ces machines, c’est qu’elles jouent dans un rapport de un à un. On est seul chez soi, face à son ordinateur. On n’est pas dans le cadre d’une représentation, face à un public, et, sauf dans les conditions de mise en réseau, on est seul. C’est un changement d’habitudes fondamental. Il y a une œuvre sur l’écran et on est seul dans l’interaction. on invente, pour le coup, de la véritable musique de chambre.

C’est pourtant très paradoxal par rapport au discours idéologique associé habituellement à Internet, qui proclame partout qu’on va vers une connexion généralisée.
On va vers une connexion généralisée, mais c’est du 1+1+1+1… Ce qu’on perd effectivement, c’est la dimension collective. En contrepartie, on gagne une certaine forme d’intimité, de concentration. Et ce sont des paramètres qu’il va falloir dorénavant intégrer dans la création de nouvelles œuvres. On perd une certaine communion mais, en revanche, l’utilisateur tend à échanger son statut de simple spectateur contre celui d’agent actif de l’œuvre. Jusqu’ici, il y avait le compositeur, l’interprète et l’auditeur ; aujourd’hui, on peut imaginer confondre l’interprète et l’auditeur. Tout ce qu’on perd d’un côté, on peut considérer qu’on le gagne de l’autre. Pour ma part, je prends autant de plaisir à continuer de jouer en concert avec des musiciens qu’à me retrouver face à une machine, avec un programme dans un rapport de 1 à 1…

Est-ce que ce n’est pas aller dans le sens d’une certaine démagogie, qui donnerait l’illusion que tout le monde peut être musicien ?
Non, parce que si c’est bien programmé, ça reste ma musique. Je ne dis pas que chacun peut faire de la musique, je ne dis pas que chacun peut jouer ma musique, je dis que chacun peut “ jouer avec ” ce que j’ai écrit. Je choisis les timbres, les hauteurs, l’interface, le type de relation entre l’image et les sons, ainsi que les modes physiques de répulsion, d’attraction, d’élasticité, de gravité à l’origine des sons… Tout ce travail de composition reste “ mon œuvre ”.L’objet multimédia permet ensuite à cette composition de livrer une facette d’elle-même chaque fois différente en fonction de la personne qui en jouit. On sait depuis toujours que chaque spectateur réagit à sa manière, avec sa culture, sa sensibilité, à une œuvre ; mais cette infinité de perceptions, jusqu’à aujourd’hui, n’avait pas de conséquences directes sur la forme de l’œuvre. Il suffit de voir des gens jouer avec Alphabet ou la partie interactive de Machiavel : suivant l’âge, la culture de ceux qui s’en servent, j’ai découvert des parties de mon travail que je n’avais même pas imaginées en amont. J’ai bien reconnu mon œuvre, mais sous des facettes qui m’étaient étrangères… Ça, c’est fascinant. Il y a une phrase d’Eisenstein qui résume très bien ce que le multimédia peut apporter de vraiment neuf : “ Il ne s’agit pas de représenter à l’attention du spectateur un processus qui a achevé son cours, mais au contraire d’entraîner le spectateur dans le cours du processus. ” C’est dans cette direction qu’il faut chercher.

En résumé, vous choisissez résolument d’être positif face à cette révolution.
Le gros problème d’Internet, c’est le contenu. Ce n’est pas parce que les gens ont tout à coup les moyens de communiquer avec le monde entier qu’ils vont, du jour au lendemain, avoir plus de choses à raconter. Ce dont on a besoin, c’est d’artistes qui ont des choses à dire et qui inventent des manières nouvelles de les dire, en adéquation avec ce nouveau support.  Un artiste, c’est quelqu’un qui réfléchit son époque dans une sorte de miroir déformant, de prisme critique. Internet manque à ce jour de vision critique, il se contente de promouvoir et de diffuser les schémas idéologiques du capitalisme. La musique sur le Net, aujourd’hui, c’est principalement les sites MP3 et leur logique de commercialisation, totalement au service d’œuvres très formatées, tant dans leur forme que dans leur durée, et promues ailleurs, sur les radios, à haute dose. Internet n’est pas un modèle d’alternative : c’est simplement un endroit où l’on peut, où l’on doit résister pour ne pas en laisser l’usage exclusivement aux marchands. Mais ce médium est jeune, des tas de jeunes créateurs travaillent en ce moment dans les écoles de beaux-arts à des œuvres potentiellement très intéressantes… Il faut leur donner le temps. On peut déjà trouver en ligne des sites qui proposent des petits jeux musicaux interactifs assez malins, où on peut avoir un début d’idée des potentialités de ces nouveaux outils. Je pense par exemple au site www.pianographique.com où, sous chaque touche du clavier, il y a un sample, ce qui permet de se fabriquer ses propres remixes. Ça ne prétend pas engendrer de grandes œuvres, c’est juste une façon nouvelle de “ jouer ” de la musique. C’est au niveau du simple plaisir que ça se situe. C’est vrai qu’aujourd’hui, ces prototypes ne parviennent pas à générer toute la gamme d’émotions et de réflexions que peut procurer la lecture d’un livre. On en est aux balbutiements. On est trop sur la curiosité, le réflexe, la violence. Il faut travailler à créer des objets multimédia qui produisent des sentiments complexes : le rire, la peur, le désir… Ça viendra.