Pascale Labbé, à la folie
par Jean-Jacques Birgé
© Jazz Magazine 2005

Dites 33 ! C’est le nombre de fous, institutionnels ou musiciens, réunis par Pascale Labbé pour le projet Les lèvres nues. Une expérience unique, un travail exemplaire, un disque magique, illuminé.

Enfant, j’ai souvent détourné mes jouets pour les utiliser de manière peu orthodoxe. Un garage posé sur son toit devenait un château fort, un fauteuil renversé une voiture de course, et les déguisements m’aidaient à  assouvir ma plus grande passion, rêver. Emballé par tout ce qui sort de l’ordinaire, j’eus la chance d’entendre très jeune La fleur de barbe de Dubuffet, Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud, et l’album de Wild Man Fisher produit par Frank Zappa sur son label Straight. Récemment, je retrouvai sur Internet la chanson They’re going to take me away de Napoleon XIV que Berthe adapta en français, il y a plus de trente ans, sous le titre Ils finiront par m’enfermer, mais cette fois j’en ignore la genèse. Je sentais bien que toutes ces musiques avaient en commun quelque chose qui tenait de la transgression, un angle inédit, un refus inexplicable de l’environnement social, une forme d’appropriation du réel par le délire, une expression unique et essentielle…

Lorsque plus tard je découvris le free jazz, celui d’Ornette Coleman, d’Albert Ayler ou de Sun Ra, je crus d’abord qu’il y avait là quelque rapport de cousinage. Peut-être, mais cette folie du jeu était plutôt une forme de transe, voire un spectacle sciemment élaboré, contrôlé, de « performeurs » en représentation. L’énigme de la création, doublée de mon propre autodidactisme, avait pu me tromper, probablement parce qu’il existe chez tous les artistes une sorte de folie, un refus de l’ordre établi, un dégoût du monde « tel qu’il est » ou tel qu’il leur est offert. Cette incapacité à partager le point de vue de tous, le consensuel, le « politiquement correct », les pousse souvent à s’inventer un univers bien à eux, un style, une morale qui se confond avec leur œuvre. Cela leur évite heureusement de se retrouver en porte-à-faux dans une société qui marginalise ceux et celles qui n’acceptent pas la règle du jeu, là où d’autres sombrent corps et âme dans la folie ou la délinquance. Cette théorie simpliste, que j’ai adoptée, tendrait à suggérer que l’art pourrait servir de garde-fous à ceux qui ont eu la malice ou la chance de savoir canaliser leurs refus ou leur révolte. Car, reconnaissons-le, la vie d’homme est une chose difficilement supportable, avec son cortège de contradictions, d’inégalités et d’épreuves.

Lorsque je découvris le disque de Pascale Labbé, Les lèvres nues, enregistré par des personnes totalement prises en charge par l’institution psychiatrique, je fus saisi par l’authenticité et l’évidence de la démarche. Quelle gifle portée à tous les professionnels de l’improvisation ! Ici, rien d’artificiel ni de surjoué : rien que du brut, de l’essentiel et de l’urgence ! On est comme on est, pas le choix ! Pascale Labbé réunit donc une vingtaine de non musiciens communément appelés des « fous » et une douzaine d’improvisateurs, sur un même plan de compétence, celui de l’expression et du désir, fut-il obscur dans son objet. Les voix jouent de la  douleur persistante et chantent la joie d’être ensemble, les instruments ponctuent la vie du monde dans un rituel forcément énigmatique.

Avec ce projet, qui tient tant du geste expérimental que de la transmutation alchimique, nous retrouvons, plage après plage, l’émotion des meilleures chanteuses de blues, l’autodérision pathétique des chansonniers, la sauvagerie des écorchés vifs, la tendresse de ceux qui n’ont rien à perdre… Ici, le vécu est mis en abîme, pour être tout simplement élevé au niveau de l’art.

Entretien avec Pascale Labbé
par Jean-Jacques Birgé

Comment ce projet est-il né ?

Il y a trois ans, l’association Les Murs d’Aurelle m’a demandé de venir faire un travail autour de la voix avec « des personnes ayant ou ayant eu recours à la psychiatrie ». J’avais carte blanche mais avec la finalité de rencontrer le public, sans être limitée dans le temps. Après deux ans  d’ateliers de pratique d’improvisation vocale, à raison de trois heures par semaine, j’ai invité des instrumentistes improvisateurs à nous rejoindre, durant un an, une fois par mois. Dès le début, j’avais enregistré pour comprendre ce qui se passait. Je réécoutais beaucoup. J’ai continué en enregistrant cette fois toutes les séances avec les musiciens. À partir des cinquante heures de musique stockée, j’ai fait un montage, d’abord dans ma tête, de façon presque intuitive. Je l’ai ensuite réalisé techniquement avec Hugues Germain.

Comment les musiciens professionnels ont-ils vécu l’expérience ?

La rencontre a été immédiate. On prenait un café, on se disait bonjour, puis on improvisait toute la journée. Ce qui les a étonnés c’est que la musique était tout de suite là. C’était dû au travail en amont bien sûr, mais il y avait surtout une absence de coquetterie, une urgence.

Quelle est la part de l’improvisation ?

Nous sommes passés d’un travail autour de l’improvisation à une impro totale, sans aucune consigne.

Y a-t-il une différence entre jouer avec des « fous » et des improvisateurs ?

C’est là toute la question. La réponse est dans l’écoute du disque. Chaque personne est particulière. Il y avait aussi de « grands fous » parmi les musiciens ! Ceux que tu appelles « les fous » étaient probablement déjà allés plus loin dans l’exploration de leurs mondes. Ils ont moins de filtres sociaux, plus de visions, un imaginaire riche et détaillé. C’est ce que les improvisateurs cherchent.

Dans ce disque, on ne t’entend pas chanter ?

Ce n’est pas volontaire. J’écoutais et j’enregistrais. J’ai gardé un petit moment où je chante… Mon rôle était celui d’un medium, une présence discrète pour amener les situations. On choisissait des lieux. Le matin, il y avait des rendez-vous particuliers, l’après-midi des ensembles. Les instruments permettaient de pousser l’expression des participants, très loin, jusqu’au gémissement ou jusqu’au râle. Il était très clair qu’on était dans le champ de la pratique artistique.

Avais-tu conscience de sa qualité d’art brut ?

J’ai une maîtrise de psycho et un diplôme de musicothérapeute. Ayant ainsi été amenée à connaître ce que Dubuffet appelle « l’art brut », j’ai été bouleversée par toutes ses manifestations picturales. Je ne connais pas d’équivalent en musique. Ici c’est un travail de groupe, avec une intention de rencontre. Pour me rapprocher de l’art brut, j’ai essayé de limiter le plus possible les consignes, en offrant simplement un cadre.

Le disque, et plus encore le spectacle sur scène qui s’en est suivi, commencent là où le film documentaire de Nicolas Philibert, La moindre des choses, se termine. Ce n’est pas seulement un atelier, ou même un work in progress, il y a là un respect fondamental du travail de tous les participants qui fait œuvre…

Je voulais permettre une nouvelle rencontre, celle avec le public. Le concert était aussi improvisé que les séances, donc le risque entier. Et la responsabilité de chacun entière également. Je n’ai pas non plus signé le disque sous mon nom. Les lèvres nues était une revue surréaliste belge dans les années 50.

Quelle suite entends-tu donner au projet ?

Plusieurs participants ont continué à jouer sur scène. Si on nous invite demain, on ira, c’est très simple, comme pour n’importe quel musicien ! Il faudrait aussi multiplier cette expérience, que l’improvisation soit pratique courante dans les hôpitaux. J’aimerais bien citer deux phrases qui ne sont pas dans le disque : « Un chant calme les mots. », « Mais pourquoi tant de souffle ? Parce qu’il y a trop, et on le sait, et on veut combler ce trop. »

cd Les lèvres nues (Nûba 03, distr. Orkhêstra)

Pascale Labbé codirige le label Nûba pour lequel elle a auparavant enregistré si loin si proche, et avec Jean Morières Wakan’. Elle a joué et enregistré avec Keyvan Chemirani, Guillaume Orti, Bruno Meillier, Didier Petit, Paul Rodgers, Sophie Agnel… Elle chante actuellement dans les Queneau et Rimbaud de François Cotinaud, dans le spectacle multimédia Off-Line de Jean-Jacques Birgé et du peintre Nicolas Clauss, en duo avec Christine Wodrascka, et avec Jean Morières…