Entretien avec Jean-Jacques BIRGÉ
Auteur compositeur interprète

- Que représente pour vous CARTON ?

- C'est le début d'une nouvelle époque. Nous avons toujours fonctionné par cycles. Nous sommes passés de l'improvisation libre à l'écriture de petites fictions pour le trio puis pour le grand orchestre. C'est l'époque des disques 33 tours. A partir de 1987 nos CD sont véritablement des albums-concepts. Mais le changement radical a eu lieu avec les chansons pour enfants de Crasse-Tignasse, nous avons eu envie de continuer de nous adresser à un plus large public.

CARTON a été réalisé pour le plaisir, uniquement pour et dans le plaisir. Bernard Vitet et moi avons mis quatre ans, par périodes, et nous avons écrit des chansons, celles-ci et beaucoup d'autres. Bernard et moi désirions retrouver la fraîcheur d'écriture de notre jeunesse, lorsque tout est simple, qu'on ne se pose encore aucune question, que ça s'impose de soi-même. Après vingt ans de slalom entre le rock, le jazz, le contempo, le cinéma, après les grands spectacles et une discographie bien dense, nous avons eu envie de revenir à nos amours d'adolescents, c'est courant. Alors nous nous sommes dit " on va faire des chansons ".

- Croyez-vous vraiment rejoindre la variété française ?

- Nous avons choisi nos maîtres. La question se posait : rock avec section rythmique, guitares et tout ce qui va avec, c'est-à-dire variété anglo-saxonne, ou française ? Là cela signifiait Piaf, Trenet, Montand, etc. Comme point de repère nous avons opté pour le Gainsbourg des années 60. Cette étiquette est essentiellement pratique : où trouver CARTON ? Dans le bac "variétés", à côté des "barjos" : Brigitte Fontaine, Jean Guidoni, Léo Ferré, Colette Magny, Dick Annegarn, Hadji-Lazaro... J'adore aussi Bashung et les Mitsouko. La variété française, elle est ce qu'on la fait.

- Comment qualifiez-vous habituellement votre musique ?

- Ah la méchante question ! Je suis toujours ennuyé pour répondre. En général je dis que ce sont des petits films sans images, du cinéma aveugle ! Leur sujet vient du quotidien, des événements, du regard qu'on porte sur tout ça. Nous l'avons appelée "musique à propos".
Les chansons de CARTON répondent particulièrement bien à cette définition, non ? Le style et l'ambiance varient en fonction des paroles : Camille est un tango tourmenté. Des bribes de film ponctuent la valse lente de Carton. La Peste et le Choléra est une samba incisive sur les rapports nord-sud. Dodéca Couac joue dangereusement sur les allitérations à la manière d'un Bobby Lapointe passé à la moulinette du free-jazz. L'ectoplasme est un hommage au travail de Michel Séméniako. Palmarès est un morceau de jazz style panthère rose mais plein de canards. Radio Silence a la tendresse du désespoir, on y reconnaît l'admirable sonorité de la trompette de Vitet. Michèle Buirette chante avec lui en duo un amusant Toï et Moï très slave.
Cette tendre ironie est présente sur l'ensemble des titres comme sur la valse J'l'ai pas poussée. Moi z'à moi rappelle Trenet ou les Beatles, ça parle de la difficulté de vieillir. Le deuxième instrumental, Le Grand Soir, est une rumba à l'orchestration sans cesse en mouvement. Banqueroute est un blues désabusé, absolument sinistre. Je ne chante que trois des douze chansons, la dernière, Démène à Jules, est complètement barjo, et Bernard qui en chante neuf, termine avec Les oiseaux attendent toujours le Messie, à la fois critique du compositeur Olivier Messiaen et hommage musical.

- Que vous apporte le multimédia ?

- Pour nous c'est une révolution. Nous avions fait nos gammes avec le CD-Rom Au cirque avec Seurat, et lorsque Pierre Lavoie, qui dirige Hyptique, nous a proposé de faire un CD-Extra nous avons bondi de joie. C'est bien simple, je n'ai plus envie de faire de disques, le prochain gros projet sera un opéra interactif sur CD-Rom, ou une comédie musicale comme vous voudrez l'appeler. C'est peut-être en rapport avec notre abandon de la scène. Nous avons toujours partagé cet engouement pour le multimédia, avec des scénographies très élaborées, et dans nos collaborations artistiques. Nous sommes aussi un peu rodés par l'utilisation quotidienne de l'ordinateur comme aide à la composition musicale. De plus nous avons toujours soigné l'aspect graphique. Le multimédia proprement dit nous pousse vers de nouvelles formes d'écriture. Un champ de recherche colossal s'ouvre à nous, et ce dans une perspective grand public. Ça va peut-être nous permettre de supprimer cette frontière imbécile entre l'oeuvre d'art élitaire et le produit populaire. Tout reste à inventer. Dans ce secteur Lumière et Méliès ne sont même pas encore nés. Ce n'est pas non plus très loin du cinéma, je compte toujours continuer à réaliser des films.

- Nous reparlerons de votre carrière de cinéaste mais CARTON échappe à ces repères. Comment avez-vous procédé ?

- Si modèle il y a c'est le Puppet Motel de Laurie Anderson, son CD-Rom est une grande réussite. C'est pour nous plutôt une référence qu'un modèle. Nous avons considéré que les chansons devaient avoir leurs vies propres sur la partie audio. Un CD de chansons dans la chaîne hi-fi et basta ! La partie CD-Rom est une interprétation totalement nouvelle de chaque titre, des paroles et de la musique évidemment, mais sorties du contexte des chansons. On a tout de même accès à celles-ci depuis les jeux interactifs, ce qui donne tout son sens à cet objet hybride. Une dialectique s'installe entre la chanson et le jeu. Pas d'ombre, de la lumière, Mehr Licht ! dirait Bernard citant Goethe sur son lit de mort. Les CV et la discographie ont d'ailleurs un petit côté nécro qui ne nous déplaît pas.

- Comment s'est effectuée la rencontre avec le photographe Michel Séméniako ?

- Nous avions depuis très longtemps le désir de retravailler ensemble. Il y a une vingtaine d'années j'ai composé une quantité de musiques pour des audiovisuels dont Michel était le réalisateur. Ses photos de nuit, éclairées à la lampe-torche, nous fascinaient. La chanson L'ectoplasme est son portrait. On avait déjà parlé du livret, sa collaboration s'est considérablement amplifiée lorsqu'en plus nous lui avons demandé des photos pour le programme interactif. Nous les avons choisies ensemble. Je me suis ensuite occupé du montage, de trouver des manières de passer d'une image à l'autre, etc. C'est à ce moment qu'Etienne Mineur est entré en piste.

- Qui a réalisé CARTON ?

- C'est un disque de Birgé-Vitet comme on dit un film de. D'autant que la partie audio a été réalisée artisanalement dans notre propre studio par Bernard et moi.

La partie multimédia est encore de Birgé-Vitet même si c'est un travail d'équipe : Valéry Faidherbe a réalisé les vidéos, Arnaud Dangeul a travaillé sur certains aspects graphiques, et c'est surtout la collaboration avec Étienne, le concepteur graphique, et Antoine Schmitt, le directeur technique, qui a permis d'obtenir cette petite merveille. Seurat c'était déjà eux. En équipe on ne travaille bien que dans le bonheur, il n'y a que dans la solitude de l'écriture que le malheur donne parfois des résultats. J'ai besoin d'émotions fortes pour écrire, mais la confiance et la détente me sont indispensables pour communiquer et m'épanouir. On a tenu le pari jusqu'au bout, une partie de plaisir.

- Des projets ?

- Finir de composer un album de chansons pour ma fille Elsa qui a onze ans et demi (elle chante avec nous sur le Durruti de Nato et en anglais sur une compilation internationale)... Cet opéra interactif sur CD-Rom dont je ne dirai rien... Trouver un producteur pour sortir correctement quinze inédits des plus grands compositeurs de l'histoire de la musique, un scoop, une aventure incroyable... Terminer la musique d'une grosse expo au Japon... Continuer à composer pour le cinéma et le multimédia... Prendre le temps de vivre.

Cinq ans ont passé depuis cet entretien de 1997.

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