Texte envoyé au journal Libération


Est-il permis de mettre en doute les propos de Denis Olivennes, président de la Fnac (Libération, du 2 janvier), lorsqu’il prétend ne pas s’opposer à l’amendement présenté par Patrick Bloche (Libération du 29 décembre) par souci de défendre les intérêts de son entreprise, le « premier disquaire de France » ? Après avoir enterré des centaines de petits disquaires au cours des décennies passées pour se retrouver en position de quasi monopole (Virgin ne faisant pas le poids), la Fnac privilégie chaque jour davantage les produits de grande consommation, mais pourrait un jour proche se retrouver en concurrence avec les hypers qui n’ont eux jamais prétendu défendre le marché culturel, et en déphasage avec les sites Internet de vente qui proposent enfin une offre variée qui lui fait aujourd’hui défaut. Le déréférencement automatique lorsque les ventes ne sont pas suffisantes et le nouveau système informatique obligatoire ont maintenant raison des distributeurs indépendants qui ferment dramatiquement les uns après les autres, laissant les petits labels à leur tour sur le carreau. Et ça se prétend défendre les petits et la création, mazette quelle hypocrisie ! Monsieur Fnac, ayez donc le courage de vos actes ! On pourrait citer nombreux exemples des pratiques de l’enseigne qui jettent un discrédit sur la politique qu’elle prétend défendre (les « sélections de la Fnac » qui ne sont que publicité déguisée puisque payantes, etc.). Les tenants du tout répressif et du cadenassage du Net tentent de noyer le poisson en jouant les défenseurs de la liberté. Un ami me rapportait récemment ce graffiti du métro : « ceux qui sont prêts à céder un peu de liberté pour de la sécurité ne méritent ni l’une ni l’autre ».

Les mesures proposées par le Ministre de la Culture, les industriels et les sociétés d’auteurs qui les soutiennent ne servent que les gros vendeurs, les artistes confirmés qui ont en effet tout à craindre du téléchargement pirate. Pour peu qu’on s’intéresse à autre chose qu’aux seuls produits de masse, l’offre est très réduite en Peer to Peer, ni plus ni moins qu'à la Fnac. Il ne suffit pas qu’on puisse commander un disque pour qu’il soit accessible, encore faut-il qu’il soit en magasin, mieux, dans les bacs et non derrière, en réserve ! Les artistes qui prennent des risques et sortent des sentiers battus, les débutants, les petits indépendants, n’ont que peu à perdre au piratage, car leurs fans sont des amateurs, de ceux qui aiment et sont prêts à dépenser le prix. Le prix, parlons en, comment se fait-il qu’il n’ait pas baissé alors que le coût de fabrication a considérablement chuté ces dernières années ? Sans parler de la TVA à 19,60% reléguant la culture à un objet de luxe. Comment justifier l’exhorbitance des logiciels, pire, de leurs mises à jour obligatoires ? Quid de l’incompatibilité des différents systèmes mp3 ? Qui faut-il incriminer, qui sont les vrais pirates ? La légalité ne confère pas forcément de légitimité à ces corsaires. Faire payer les fournisseurs d’accès, déjà presque tous associés avec telle ou telle multinationale de l’industrie culturelle, a le mérite d’être simple. Mais est-ce pour autant équitable ? Car ce qui est en jeu n’est pas seulement la perception, mais surtout la répartition. À qui ces sommes seront-elles attribuées ? À ceux qui sont copiés, certes, mais est-il prévu de reverser une partie à la création, aux secteurs difficiles, musiques contemporaines, jazz et assimilées, aux projets artistiquement ambitieux, aux débutants ? La licence globale permettrait de décriminaliser toute une partie de la copie privée. On se garde bien d’attaquer les vrais contrefacteurs, des états puissants, accords commerciaux obligent. Si nous voulons enrayer la piraterie, fabriquons du désir pour des objets à nouveau convoités, investissons dans de nouveaux artistes, dans de nouvelles formes, rendons accessibles ces œuvres à tous les budgets, faisons-les librement circuler, privilégions l’invention à la répression !

Retour en arrière sur des pratiques qui ont toujours existé. Dès 1964, j’enregistrais la radio où je découvris nombreux artistes qui sortaient des sentiers battus. Début des années 70, je recopiais sur bandes l’intégralité des discothèques de camarades plus fortunés ou plus gonflés que moi dans le vol à l’étalage. Plus tard, je n’enregistrais plus que les émissions de France Musique et France Culture où je dégottais des incunables, des objets rares, encore introuvables à ce jour dans le commerce. Devenu adulte, les cassettes n’alimentèrent plus que mon autoradio. L’offre commerciale était mince en ce domaine. Je commençai à acheter des 33 tours par désir de posséder les originaux avec leurs belles couvertures de 30 centimètres sur 30. Je replongeai avec l’arrivée de la VHS, un rêve formulé plus tôt, lorsque, élève de l’IDHEC, j’enregistrai le son des films pendant les projections. Je remplissais les fins de bandes avec des petits machins amusants ou édifiants qui réfléchissent aujourd’hui mieux leur époque que tous les tubes alors à la mode. Les alternate takes et les bonus des DVD participent de cette logique obsessionnelle. J’ai fini par acheter les disques, les CD, les DVD, les livres, par centaines, par milliers, et me constituer une culture audiovisuelle qu’aucun budget domestique n’aurait pu m’offrir à mes débuts. Aujourd’hui, seules les médiathèques peuvent offrir ce choix considérable.

La taxe sur les supports vierges légalisa enfin les pratiques pirates de mon adolescence en constituant un fonds de soutien à la création. Cette histoire est celle des quelques générations qui ont grandi avec l’essor de l’industrie musicale et audiovisuelle, qui se sont forgé une culture générale, poussant nombre d’entre nous à devenir des créateurs. Nous sommes de plus en plus nombreux, même si les nouveaux instruments donnent trop souvent l’illusion du professionnalisme aux pratiques amateurs.

Dans les années 90, je suis devenu auteur multimédia. Le CD-Rom d’auteur a absurdement sombré avec l’éclatement de la bulle Internet. Créer des œuvres sur Internet n’apporte hélas aucune rétribution malgré les millions de visiteurs des sites de création. Il est pourtant vital de rétribuer les œuvres de l’esprit, de nourrir les auteurs, faute de quoi ils disparaîtront. Cette régression a déjà commencé, et ce n'est pas le fait des jeunes pirates ! Les écoles forment des étudiants de meileurs en meilleurs, mais les sites sont de plus en plus moches, de plus en plus formatés. Les créateurs les plus réistants les désertent au profit des galeries d’art, les autres sont absorbés par la publicité et la communication.

Le Peer to Peer, qui m’a permis de réaliser un travail d’archéologue dont l’industrie n’a cure (préoccupée essentiellement par l'immédiate rentabilité) est un mode d’échange, un laboratoire de recherche, que la licence globale permettrait de légaliser. La Loi Lang de 1985 sur la copie privée octroyait jusqu’ici des sommes considérables à la création artistique (environ 40 millions d’euros en 2004 correspondant à 25% des sommes collectées). L’amendement qui est passé en décembre à l’Assemblée permettrait de préserver ce réajustement nécessaire face à l’inertie de l’industrie culturelle. Il n’est pas seulement question de la politique frileuse des majors, du cynisme de la grande distribution dite culturelle, mais aussi de la répartition des droits par les sociétés d’auteurs. La SACEM, par exemple, affecte bien heureusement une partie des perceptions « irrépartissables » à l’action culturelle, manière de rétablir un peu de justice dans une gestion qui favorise toujours les gros au détriment des petits (la majeure partie est reversée au prorata des sommes déjà perçues !), idem avec la loi de 1985 qui permet aux interprètes, via la SPEDIDAM et l’ADAMI (sociétés qui soutiennent toutes deux la licence légale), de percevoir des droits lorsque les œuvres sont rediffusées. Toutes ces sociétés d’auteurs et d’interprètes, comme le FCM, soutiennent la création grâce aux fonds récoltés sur la copie privée, que le consommateur finance chaque fois qu’il achète un support vierge. Pourquoi ne pas l’étendre au Web ? La SACEM ne contracte-t-elle pas nombre d'accords forfaitaires ?

Le capitalisme, devenu marxiste, a compris que la révolution serait internationale ou ne serait pas. Le mouvement est mondial. Par ses combats incessants, la France est restée le pays des exceptions, ne fussent-elles plus que culturelles. Son rayonnement à l’étranger doit beaucoup à ses aberrations républicaines. En défendant encore la création, elle doit résister aux tentations de contrôle, promouvoir l’échange, protéger ses auteurs, revaloriser la solidarité. Car dans tous les cas, il s’agira de savoir si, selon les lois du marché, ce sont seulement ceux qui vendent le plus qui doivent en profiter, ou si d'autres lois peuvent permettre aux défricheurs, dont les rêves sont souvent cannibalisés par l’industrie, de continuer à ouvrir des brèches dans un marché de plus en plus frileux et conservateur, lui permettant ainsi de perdurer, éternel paradoxe du révolutionnaire.