Et si la loi sur les droits d'auteur n'était que le début de l'enflicage ?
(suite du billet du 7 janvier)

Passé les arguments des partisans de la loi ou de ceux de la licence globale, il reste un phénomène dont on parle peu et qui réfléchit les transformations profondes dont notre société est la victime.

Notons d'abord la dépolitisation du débat. Les députés de droite votent avec la gauche, ceux de gauche avec la droite, c'est républicains contre démocrates. Un gouvernement de gauche fait une politique de droite, celui de droite fait une politique de gauche, enfin parfois, les communistes n'ont plus rien de marxistes, les trotskystes ont oublié l'internationalisme, et ne parlons pas des socialistes qui n'en ont plus que le nom, plus radis (caux) que jamais (rouge dehors, blanc dedans). Le débat actuel ressemble étonnamment à celui sur la Constitution. Plus personne ne comprend rien, et surtout pas les principaux intéressés, le public, le peuple à qui l'on demande de voter ou de signer des pétitions, sans qu'il en saisisse les enjeux réels. Drôle de démocratie que celle qu'on nous sert à l'heure du dîner, via le passe-plat télévisuel ! Car nous vivons en pleine désinformation, de toutes parts. Les manipulateurs les plus efficaces sont bien entendu les mieux pourvus, donc ceux qui ont le pouvoir, ceux qui peuvent, à savoir le capital, soutenu par les états dont ils font le siège, on appelle cela du lobbying. Tout cela se passe à un niveau que le citoyen lambda ne peut imaginer. Même les traditions familiales explosent, puisque plus personne n'y comprend rien, et adhère simplement aux arguments les plus sécurisants. On vote essentiellement pour la sécurité, quelle que soit son origine ou sa légitimité. Il n'y a plus, dans ces débats, l'once d'une quelconque idéologie, ou plutôt si, le tout répressif, chargé uniquement de préserver les intérêts des plus nantis, en faisant croire que c'est celui de chacun.

Si j'ai pris position contre la loi sur les droits d'auteur présentée par un ministre de la culture de droite dont il est logique qu'il soutienne une politique de droite et qui sert logiquement les intérêts des industriels devenus mondialistes, les majors du disque en cette occasion, avec l'appui des sociétés d'auteur, elles-mêmes dirigées par les mieux lotis de leurs auteurs (rappelons que les membres de leurs conseils d'administration sont choisis en fonction de leurs revenus), ce n'est pas seulement parce que cette loi est absurde (voir mon article Le drapeau noir flotte sur la création numérique, blog du 7 janvier) et qu'elle profite comme d'habitude essentiellement à ceux qui en croquent. Le plus grave, c'est la prise d'assault d'Internet par le commerce, et son bras armé, la police. Car cette loi n'est que le début de la confiscation d'un espace de liberté, ne nous y trompons pas. Si les mouchards du téléchargement sont les cousins des cookies, ils sont surtout l'avant-garde de ce qui nous pend au nez, la monopolisation, par l'industrie et l'état, d'un médium qui jusque là leur échappait. Internet ne sera bientôt plus que commerce et services.

Les partisans de la loi opposés à la licence globale craignent que l'état (l'Assemblée nationale) statue sur la somme forfaitaire à son gré. C'est que les sociétés d'auteurs sont des sociétés privées ! C'est l'état contre le privé qui s'exprime aussi ici. Loin de moi l'idée de remettre en question les droits d'auteur, je l'ai déjà exprimé, ils sont vitaux pour une des franges les plus créatives et les plus dynamiques d'une société. Un état sans culture est condamné. Je souhaite simplement souligner ici le flicage, et la reprise en mains du Net qui est en marche. Une loi permet de pénétrer chez vous, de fouiller votre coffre de voiture, une autre votre disque dur, à quand votre boîte cranienne ? Mais ça, c'est fait depuis longtemps ! La télévision en est un des agents les plus actuels et les plus patents. Chacun semble disposer de sa propre détermination, mais tout le monde partage la même source d'information. La complicité est universelle.

Une autre remarque s'impose. N'y a-t-il pas d'autre alternative que l'interdiction et la répression ? On colle des radars sur toutes les routes, mais on continue à fabriquer des automobiles capables d'enfreindre la vitesse autorisée. On criminalise les drogués au lieu de faire des recherches pour ne garder que les effets agréables ou instructifs, et proscrire l'état de dépendance, les effets néfastes et les plus-values honteuses. On incite à la fraude plutôt que de responsabiliser les citoyens et valoriser la solidarité. On pousse à l'incendie quand il aurait fallu offrir des perspectives. On instaure le chômage plutôt que créer des emplois. Tout cela est dangereux. On envoie du riz au tiers monde plutôt que de lui apprendre à cultiver ses terres. Le gâchis, partout, absurde, mortifère. J'entends parfois que tel pays ou telle catégorie sociale a une mentalité d'assistés : il n'y a pas d'assistés, seulement des manipulés. Car tout cela profite toujours aux mêmes, les possédants, peu nombreux, qui se servent des lois pour défendre leurs biens souvent acquis de façon frauduleuse. C'était souvent il y a longtemps, parfois très longtemps. L'héritage est le garant de la bonne marche des affaires, que tout reste comme avant...

La situation semble arranger tout le monde. Tout le monde ici, là, parce qu'on craint de perdre ce qu'on a douloureusement acquis, sa bagnole, son appartement, ses vacances, fut-ce à crédit, crédit qui menotte d'autant plus les nouveaux nantis, leur récent confort fut-il un leurre... Les syndicats sont coupés de leurs bases, incapables de proposer des solutions autres que défensives. Le flou artistique cache les incompétences et les responsabilités. À travers les siècles, les pouvoirs ont pu glisser de mains en mains, l'exploitation de l'homme par l'homme ne bouge pas d'un pouce. Ses services de communication ont un peu muté, la télévision s'est substituée à la religion, ce qui y est diffusé est parole d'évangile.

Pourquoi le marché des droits d'auteur, dont les éditeurs perçoivent probablement la moitié, échapperait-il à la règle ? À la loi ? On a peur de perdre ses droits, de plus en plus souvent attaqués, car ils coûtent cher à l'industrie culturelle ! Cette lutte, toujours d'actualité depuis Beaumarchais, occulte les dérives. Jusqu'ici, Internet échappait à cette loi, permettant un extraordinaire échange de flux d'informations, d'éléments de culture, une idéologie du partage, une trace de solidarité... Il est dommage et criminel de briser cet élan généreux, sous prétexte de perception des droits. Il y a d'autres moyens. La licence globale a le mérite de laisser libres ces échanges, en permettant aux auteurs de percevoir leurs dû.

Lorsque nous serons bien policés, que nous restera-t-il ? Pas grand chose, une course au progrès, au bonheur, égocentrisme, mégalanthropie, gâchis, perte d'identité, tout ce qui porte en germes les pires cataclysmes encore à venir...