Par où commencer ?

Première option, par la fin :
je viens de recevoir le nouveau cd intitulé Songs for Swans, produit par Jean Rochard (Hope Street, dist. Nocturne). Pari formidable que d'interpréter des chansons de Can, Neil Young, Jimi Hendrix, l'Art Ensemble of Chicago, Nina Simone, Curtis Mayfield, Albert Ayler avec un trio formé d'un clarinettiste basse, d'un violoncelle et d'un zarb, accompagnant une grande voix noire, puissante et sensuelle, celle de Gwen Matthews. On l'avait découverte sur le précédent album, sublime donc contreversé, du Denis Colin Trio, Something in Common. Gwen s'y risquait sur l'intouchable Blasé qu'Archie Shepp avait créé avec Jeanne Lee, et redoublait notre plaisir, puisque dorénavant il existera deux versions de référence de ce joyau érotique et provoquant ! Elle chantait aussi l'African Drum Suite de Beaver Harris, affirmant la direction afro-américaine empruntée par Colin (avec alors des morceaux signés Wyclef, Sonny Rollins, Stevie Wonder, Coltrane ou déjà Hendrix, interprétés avec une ribambelle de chanteurs et rappeurs blacks exceptionnels).
Drôlement gonflé de se cantonner à la clarinette basse pour un souffleur... Mais Denis Colin a développé tant de techniques de jeu, tant de variations de timbres que l'on croit parfois entendre un sax ténor, la petite clarinette ou un colinophone, qui n'est donc plus à inventer. S'il est un clarinettiste basse, le voici. Le premier à s'affranchir de Dolphy sans plonger dans les tics portaliens. Denis ne swingue pas, il bounce, il rebondit, il a le feeling black sans cirage, son interprétation passe du velours à la déchirure, du moelleux au papier de verre. Il brosse, il peint, il tisse, il caresse. Il est là, totalement présent sans jamais occulter le texte, car ce sont des chansons, rien que des chansons. On se plaît à imaginer ce que le trio ferait sur un répertoire de chansons françaises, s'appropriant nos propres standards. Il nous en faut alors, de l'imagination, comme il leur en a fallu pour prendre leurs marques dans ces musiques si imposantes et balisées...
Drôlement gonflé de remplacer la basse par un violoncelle... Probablement l'instrument le plus proche de la voix humaine, et dont Didier Petit joue ici en maître, alors que dans ses œuvres il place l'improvisation loin au-dessus de toute composition. Il pince, il frotte, il gratte, il tape, il chante.
Drôlement gonflé de remplacer la batterie par l'unique peau du zarb... Mais Pablo Cueco transforme son tambour en une multitude de fûts, de rimshots, de bois, doigts qui claquent, puits sans fond. Il donne son rythme au trio, l'emportant sur des vagues en clapotis, ressac ou domptant la tempête.
Les trois voix font orchestre, elles ont trouvé leur son énergique au fil des années et parlent comme un seul homme qui a trouvé sa voix pour accompagner celle d'une femme, déterminée, aussi ancrée dans le quotidien qu'héroïque, la figure d'un mythe.
Song for Swans est plus homogène que Something in Common, c'est un récital. Même si mon goût me porte plutôt vers la dispersion, ce deuxième volume entraînera les amateurs de blues canto, preuve par (du) neuf de l'opportunité d'une démarche exemplaire.

Ou bien commencer par le début ?
Seconde option : retour vers le passé, Texture, et clin d'œil perso. Modèle de rigueur, Denis suit le chemin qu'il a dessiné il y a trente ans sur un plan. Il prend sans cesse ses mesures, pour être certain de ne pas se perdre. Ce n'est pas un hasard s'il dirige le groupe des Arpenteurs. Longtemps engoncé dans un costume trop grand, il a choisi une veste plus courte qui le libère de ses mouvements (remarque réellement vestimentaire). On sent plus que jamais le besoin de convaincre ses pairs, cartes sur table, preuves en main, mieux, en bouche. Car le bec aux lèvres, le loquace cède la place à l'orateur.
J'ai eu plusieurs fois le plaisir de jouer avec lui. Qu'il m'invite comme lors de ce mémorable spectacle de deux mille patrons d'entreprises sous la pyramide du Louvre où, avec Didier, nous assurions, à trois, d'étonnants intermèdes free style mais parfaitement mesurés, ou lors d'enregistrements que je dirigeais en studio pour un jeu vidéo ou une exposition sur l'avenir des transports en commun, cela a toujours été simple, facile, parce que nos intentions étaient claires. L'expression veut que l'on s'entende bien. Pas seulement une question d'écoute, mais la perception de sa place. Denis est trop inquiet pour laisser quoi que ce soit au hasard, il le connaît mais préfère l'apprivoiser, le dompter. Avant tout, il veut aimer autant qu'il serait aimé. Sa démarche consiste à s'en donner les moyens, avec patience et opiniâtreté. En scène, c'est un bon camarade, il se met au service du projet avec l'humilité et le respect que sa lucidité lui dicte. Majesté du cygne, l'allusion au col de l'instrument n'est que pure diversion, on parle de la voix de son maître. (Je vais rechercher la reproduction du Cygne enragé d'Asselyn pour clore ce billet) S'il fut l'un de nos 33 invités pour Urgent Meeting, j'espère un jour publier sa participation au grand orchestre du Drame lors de la mise en musique de La Glace à trois faces de Jean Epstein, et je n'oublie pas le travail de fildefériste qu'il fit l'été dernier en Arles, dans un Théâtre Antique bondé, avec Philippe Deschepper à la guitare, tandis que j'orchestrais l'ensemble depuis mon clavier et qu'Élise Caron provoquait l'ire ou la joie d'un public divisé par son toupet de MC.
Denis Colin est un des plus grands espoirs de la scène européenne, et probablement le clarinettiste basse le plus intéressant de la planète. Il dirige son nonette, où jazz et musique classique française se complètent avec la plus grande délicatesse, avec la même franchise qu'il assume ses goûts éclectiques pour toutes les musiques populaires. Si je n'étais pas transformé en bonzaï géant par un douloureux lumbago, son nouvel album me donnerait cette fois l'envie de danser, et pourquoi pas, de chanter avec Gwen à gorge déployée : "Music is the Healing Force of the Universe"...