Comme j'enlevais ma veste en arrivant chez Elisabeth qui nous avait invités à dîner avec d'autres amis, j'entends un certain Hervé parler avec émotion de son impossibilité de filmer les gens pendant le siège de Sarajevo. Il raconte qu'il a dû retourner là-bas plus tard et qu'il n'a pris alors que des gros plans de visages regardant la caméra. Les petits films passaient chaque soir sur Arte. Évidemment, son discours trouve illico une résonance en moi et nous sympathisons. Au fil de la discussion je lui demande tour de même son nom de famille. Nisic, répond-il. Je bondis aussitôt, car Pierre-Oscar m'a souvent parlé de son alter ego à Lussas et du projet que mène Hervé depuis quelques années. Nos vies est un film participatif composé de milliers de photos envoyées par des internautes. Tout le monde peut se joindre à ce projet artistique, quelle que soit la qualité des images. Le téléphone portable peut être caméra et même écran. Passant à toute vitesse, se superposant comme les feuilles que l'on empile sur son bureau, dyptiques, trytiques, hypnotiques, elles montrent le temps qui file, les saisons, les distances, l'espace et le temps qui se confondent. On cherchera en vain les occurrences. C'est une histoire de famille, un cas d'espèce, humaine. Je crois reconnaître sa fille, Natacha, pour qui j'avais composé la musique et les bruits des Bonnes Manières, une série d'animation pour ex-nihilo, il y a presque vingt ans, le film n'était pas encore commencé. Les visages se mélangent, les vues se confondent, ma mémoire est absorbée par le flux, j'y étais peut-être ce jour-là déjà... Le rythme est immuable comme celui d'une trotteuse dont chaque cran marque un instant qui ne reproduira jamais plus. Dans la vraie vie, personne n'a encore inventé le retour en arrière, l'accéléré ou la pause, mais je triche avec le curseur du fichier QuickTime et je recompose un autre temps, d'autres vies...