70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 13 février 2008

Les parents terribles


Maman a remis ça. La totale. J'ai l'impression de vivre une scène de la pièce de Cocteau entre Yvonne et Michel. Nous espérions une soirée tendre, retrouvailles après plusieurs semaines d'absence, mais non, il a fallu qu'elle déverse sa bile une fois de plus sur le reste de l'humanité. Personne n'a grâce à ses yeux. Elle ne peut plus discuter de rien sans marquer de son mépris chaque mot qu'elle m'adresse, usant de la mauvaise foi comme un enfant pris en faute, se contredisant d'une minute sur l'autre, n'écoutant aucune phrase jusqu'au bout, accumulant les opprobres à la cadence d'une mitraillette. On s'y perd. Tous ceux qui ne sont pas de son avis sont "des connards" ; difficile d'adhérer... Je sais bien qu'elle m'aime, qu'elle est toujours restée fière de "son petit garçon", mais elle a l'insulte aux lèvres et n'accepte pas que j'ai grandi, que je me sois écarté du moule où elle m'avait glissé.
Aurait-il mieux valu se taire, silence de mort devant cette déferlante de haine ? Comment est-il possible de parler de quoi que ce soit dans ces conditions, doit-on faire semblant comme s'il s'agissait seulement d'une forme de sénilité, montrer patience et abnégation ? Je ne sais pas. Je ne sais rien. Maman revendique de dire à haute voix tout ce qu'elle pense, comme si elle possédait la science infuse, comme si la vérité sortait de sa bouche puisque rien n'est retraité, tout est livré brut. Quelle brutalité ! Elle refuse d'ailleurs aussi la retraite... En ma présence, elle exprime le contraire de ce qu'elle pense à mon égard. Rejet de toute réflexion psychanalytique qu'elle assimile à une croyance mystique ou à une faiblesse, refoulant le passé, réécrivant l'histoire, répétant inlassablement les mêmes idioties comme si aucun démenti n'y avait été apporté, cent fois déjà, depuis vingt ans. Comment doit réagir le fils que je suis lorsqu'elle affirme culpabiliser de ne nous avoir mis au monde, ma sœur et moi ? Elle ne m'a posé aucune question sur mon voyage ou mes activités. Elle ne souhaite pas connaître celui que je suis devenu. Elle se moque de ce que j'écris, parce qu'elle n'a "rien à faire de savoir que je me suis acheté une paire de nouvelles chaussures" ! Je lui ai échappé. Les vieux sont des cons. Les jeunes sont des cons. Il n'y a de sagesse nulle part dans sa bouche. Comment endiguer le flot de son amertume ?
Elle menace encore une fois de se jeter par la fenêtre. Je comprends mieux les scènes atroces que j'ai longtemps reproduites et fait subir à mon entourage. J'ai tant souffert des engueulades qu'elle avait avec mon père lorsque j'étais enfant. Rien ne peut l'arrêter. On finit par hurler pour la faire taire. À s'en casser la voix. La disparition de Papa l'a déséquilibrée. Son optimisme la modérait. Je regrette qu'il ne soit plus là pour répondre à nos questions. Tant de pièces manquent au puzzle. Je tente de comprendre ce qui se jouait entre eux, et comment cela nous a marqués, ma sœur et moi. Maman s'est retrouvée seule face à sa dépression. Pourquoi se déteste-t-elle autant ? Elle concède avoir souffert d'être "une binoclarde". Mais elle ne veut rien savoir de son passé, ne désire surtout pas chercher pourquoi elle et ses deux sœurs ont tant de problèmes pour se mouvoir, tant de souffrance... Cela nous rendrait pourtant service à tous, toutes générations confondues. On fera avec ce qu'on a. Pas le choix.
Je souffre à mon tour de ne pouvoir l'aider lorsque je la vois si triste, aigrie par une paresse qui la poursuit. Elle s'ennuie, forcément, jugeant, faute de faire l'effort d'écouter. Le rejet semble demander moins d'effort que l'acceptation. Elle ne sait pas que son inconscient travaille à sa place, qu'il bout à lui en faire péter les plombs. Elle crache sur tous ceux et toutes celles qui l'aiment et lui résistent. Les autres n'en ont rien à faire, ils la laissent dégoiser à longueur de journée. Je lui dis que c'est grâce à elle que je suis devenu ce que je suis et que j'ai pu m'épanouir, parce qu'elle m'a donné les armes pour réfléchir. Elle attaque aujourd'hui les plus belles choses qu'elle me confia. Je ne reconnais pas la maman qui m'a élevé. Elle répond que je pense trop, que je me masturbe le ciboulot au lieu de travailler. Elle veut croire que je suis coupé du réel, que je ne lis aucun journal, que j'ignore ce qui se passe dans le monde, que je critique ce dont je profite, que ce que je défends n'est qu'entreprise de destruction, là où je ne fais que construire, et peut-être, je le comprends aujourd'hui, de reconstruire.
Je n'ai d'autre choix que de mettre des distances. Je me protège et je ne veux surtout pas reproduire avec ma fille ce qui se joue devant elle. Espérons que l'exemple lui sera profitable, qu'elle saura l'analyser et en user productivement, pour améliorer sa vie, s'épanouir. Un jour après l'autre. Elle doit comprendre qu'elle n'est qu'elle-même, que l'héritage n'est pas à accepter ni à refuser en bloc. Il y a à prendre et à laisser. Mais nous avons besoin de comprendre ce qui, en nous, nous a fait souffrir, l'écho des histoires de famille, pour être capables de nous en débarrasser. Nous avons la nécessité d'interroger le passé pour ne pas en être de simples victimes. L'avenir nous appartient. Un peu moins, chaque minute qui s'approche de la mort. Justement. Ne pas laisser le temps nous jouer des tours, ne pas griller les étapes, ne pas se laisser endormir. Le modèle social est pervers. La manipulation des cerveaux est universelle. Il faut nous tourner vers les plus jeunes pour assimiler les mutations. Refuser de nous figer dans une analyse qui date même si elle a fait date. Je préfère vivre dans l'avenir plutôt que mourir dans le passé.

Mak Phèt (11)


Pour manger, nous avons appris à éviter les restaurants où la nourriture est quelque peu édulcorée pour plaire aux touristes. Nous ne déjeunons et dînons que sur des bancs de fortune, dans la rue, dans des échoppes essentiellement fréquentées par les locaux. Je me souviendrai toujours du petit déjeuner où nous avons élu cette soupe de tripes à la noix de coco relevée à souhait. Pour épicé, on dit mak phèt. J'en abuse avec légèreté. Le second jour à Luang Prabang, nous avons trouvé un hôtel dans un quartier charmant, semi-campagnard. Des petites venelles quadrillent des jardins fleuris. L'ambiance est gaie. Nous nous sommes écartés des endroits rupins, tout près du marché hmong où nous dégustons soupes de nouilles, petits rouleaux de toutes sortes, sucrés et salés, poissons et viandes grillés, herbes parfumées... Le café lao est absolument renversant. On verse dans le fond du verre du lait concentré sucré, puis le café noir, pâte épaisse succulente, l'eau bouillante, et le résultat ressemble à du chocolat épais, sauf que c'est du café, un des meilleurs au monde !
Nous buvons de l'eau minérale ou de l'eau filtrée mise en bouteilles, de la bière locale, la célèbre Beer Lao dont nous apercevrons les brasseries, ou des sodas américains. En Thaïlande comme au Laos, on mange avec une cuillère et une fourchette, sauf chez les Chinois où l'on se sert de baguettes. Jamais un couteau. Parfois les doigts.
La fréquentation des quartiers chinois de Paris nous permet de mieux appréhender la cuisine et les usages rencontrés en Thaïlande et au Laos. Nous retrouvons les phò vietnamiens, la cuisine du sud de la Chine, la noix de coco et les cacahuètes thaïs. Mais ici, ce sont des produits frais. Le lait de soja est pressé devant nous, les rouleaux confectionnés au fur et à mesure, les pâtes dénouées, les noix de coco cueillies et attaquées aussitôt à la machette pour en boire le jus et savourer la chair tendre. Souvent nous regardons ce que les Laotiens ajoutent à leur bol afin de les imiter. Au restaurant, les mets sont rarement chauds, car il est d'usage de les servir tous en même temps et d'attendre qu'ils soient tous sur la table avant d'attaquer le repas. Même chose avec le thé servi d'office, tiède la plupart du temps, ou les verres d'eau que nous ne touchons pas de peur d'attraper quelque maladie intestinale. Nous passerons au travers de la tourista, mais nous nous retrouverons chacun avec un mal de gorge carabiné qui se transformera en toux, un classique du pays, semble-t-il à l'écoute de la bande-son.