Je ne dis rien de Concertos, le dernier CD de Michael Mantler paru chez ECM, avec Bjarne Roupé, Bob Rockwell, Pedro Carneiro, Roswell Rudd, Majella Stockhausen, Nick Mason, le Kammerensemble Neue Musik Berlin dirigé par Roland Kluttig, et le compositeur à la trompette, parce que j'en parle dans le prochain numéro de Muziq. Pas un mot non plus de Songs for Robert Wyatt, cinquième tome de la série MW cosignée par le chanteur-compositeur et le peintre Jean-Michel Marchetti aux éditions Æncrages & Co (qui annoncent déjà pour le 7 mars un CD de 8 pistes dont une interview de Robert Wyatt, 80 chansons en version bilingue, 240 pages rassemblant les 5 volumes sur un papier évidemment moins luxe que les originaux dont le stock a disparu dans un terrible incendie !). Aujourd'hui l'ouvrage en linotypie à tirage limité tourne cette fois autour des paroles écrites par Alfreda Benge pour son compagnon. Donc pas un mot, puisque le rédacteur en chef de la revue bimestrielle n'apprécie pas que je déflore les articles dont je me fends dans ses colonnes. Cela se comprend, bien que ce ne sont pas forcément les mêmes lecteurs. Allez savoir !? Muziq est un magazine grand public qui traite d'artistes qui sortent aussi des sentiers battus.


Je me pose la question de la place échue à ce genre d'exercice. Avec 3000 signes, on peut conserver le style, avec 1500 on devient plus informatif et tous les articles finissent par se ressembler. Ce n'est pas tant la longueur que le formatage qui me préoccupe. Cela me plaît de continuer à rédiger des petites chroniques dans des publications papier, mais Internet me donne une liberté que je n'aurais nulle part, parce que rien n'est ici mesuré, si ce n'est la sacro-sainte trinité titre-image-texte à laquelle je me plie et la régularité de la gymnastique quotidienne. J'écris souvent d'un jet pour effectuer ensuite des corrections à l'instant de la mise en ligne. Entre les deux, il y a tout un travail d'écoute, de recherche de sources qui prend un temps fou. Il serait dommage de se priver des liens en hypertexte puisque l'édition électronique a des qualités que le papier ne possède pas encore. L'occasion fait le larron et rester cantonner à mon clavier m'inspire moins que d'aller me promener. Il faut que je bouge.


Je vous aurais bien parlé du dernier album publié par la famille Zappa, un triple CD intitulé Lumpy Money autour des albums remasterisés dans les années 80 de Lumpy Gravy et We're Only In It For The Money, mes disques fondateurs, mais c'est la même histoire. Frédéric Goaty aimerait bien que je fasse quelque chose dessus, alors motus et bouche cousue. Je soulève seulement un voile pour celles ou ceux qui seraient trop impatients de savoir ce que recèle ce triple disque, entendu que les héritiers de Frank Zappa n'en soufflent mot sur leur site où l'objet est vendu, exclusivement, pour la maudite somme de 50$ (69,51$ avec le port, soit environ 54 €). Le Disc One nous offre la version originale des Studios Capitol de Lumpy Gravy et un mix mono inédit de We're Only In It... réalisé par le maître. Pas de surprise avec le Disc Two puisque c'est presque la même chose que la réédition CD que les amateurs possèdent déjà, du moins je l'espère pour eux. Enfin, le Disc Three est une compilation de petits machins sous la houlette de la veuve Gail et de Joe Travers. En 29 index, l'Abnuceals Emuukha Electric Symphony Orchestra, des instrumentaux des Mothers of Invention, des petits bouts de texte, des blocs épars ayant servis ou pas à Zappa pour les deux disques originaux constituent cet "objet/projet audio-documentaire" accompagné de reproductions trop petites des pochettes originales (les textes des chansons et la distribution sont illisibles), mais doté d'un intéressant témoignage de David Fricke et de photos inédites. Pourtant rien ne vaudra jamais l'exemplaire 30 cm que je rapportai avec moi des USA en 1968 et qui, un après-midi de juillet à Cincinnati, décida de toute ma vie...

P.S. : Muzik ne paraissant plus, j'imagine qu'il y a prescription, voici donc l'article paru dans le numéro 22.

Frank Zappa
Lumpy Money (3 CD)
Zappa Records, dist. exclusive www.zappa.com

Il est des objets comme des rencontres qui changent le cours de notre vie. Le temps d’un claquement de doigts, doo wop, il y avait un avant et tout bascule à jamais. J’avais 15 ans à l’été 68 ; après avoir battu le pavé, seul avec ma petite sœur nous faisions le tour des États-Unis. À Cincinnati, Ohio, au lendemain d’une psychédélique Battle of the Bands, l’écoute fortuite de l’album des Mothers of Invention, We’re Only In It For The Money, transforma la chenille en papillon. Jamais aucune musique ne me sembla aussi hirsute, jamais paroles ne sonnèrent aussi critiques, jamais révolution ne me parut aussi certaine. La pochette pastichait le Sergent Pepper’s des Beatles à en faire grincer des dents, tout y était provocation, de l’humour le plus virulent à la sagesse la moins complaisante. Je n’appris pas seulement les chansons par cœur, mais aussi chaque accord symphonique, le moindre bruit électronique, jusqu’à la rayure stéréo du sillon si crédible que j’en arrachai le disque de la platine pour n’en écouter la fin que deux mois plus tard à Paris !
Mes cheveux n’avaient pas encore poussé que déjà Frank Zappa caricaturait les hippies de San Francisco et attaquait le gouvernement américain. La satire y est portée par des mélodies merveilleuses, le montage avec inserts de voix parlées et bruits bizarres constituant l’un des meilleurs documentaires jamais réalisés sur l’époque. J’aimerais extraire quelque citation, mais chaque ligne fait sens, chaque note est renversante.
À mon retour j’acquiers Lumpy Gravy, "phase 2 du précédent", un mélange de pop électrique, orchestre contemporain, dialogue déjanté, bande-son d’un film impossible.
À l’automne 69, j’enjamberai les barrières des coulisses du Festival d’Amougies pour abreuver de questions le compositeur, chroniqueur pince-sans-rire s’engageant contre l’hypocrisie des ligues de vertu, exhortant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, témoignant au Sénat et rêvant sérieusement de se présenter au poste suprême à la Maison Blanche ! Lumpy Money rassemble tout ce dont peut rêver un fan de Frank Zappa, les séances Capitol originales de Lumpy Gravy, le remix de 1984 avec introduction chorale tout aussi inédite, celui de We’re Only In It où Zappa remplace la section rythmique initiale par Scott Thunes et Chad Wackerman plus une version mono de 68, auxquels s’ajoutent un troisième CD de 29 surprises à déguster comme un assortiment de chocolats, de surprenantes photos (j’avais toujours cru que Jimi Hendrix était un personnage découpé du collage alors qu’il était venu faire un tour au studio ce jour-là), des notes de pochette passionnantes de David Fricke et Gail, la veuve qui veille sur l’œuvre depuis la mort de son auteur fin 1993… Les autres, si vous avez manqué ces deux albums absolument incontournables, tentez la grande mutation en les acquérant dans leur version originale, fidèle au mixage de 1968, quand le génial compositeur ne pouvait trouver nom de groupe plus exact que celui des Mothers of Invention.