En lisant de droite à gauche le récit en bande dessinée de Shigeru Mizuki, je me suis souvenu de mon Josef von Sternberg préféré. Ce n'est évidemment pas d'avoir retourné de tortueuses racines pour reconstituer en studio la végétation de cette autre île du Pacifique qui les rapprochent ! L'auteur de manga, né en 1928, a perdu un bras pendant cette guerre. Il en raconte l'absurdité comme le réalisateur américain né à Vienne en 1894 narrait dans son dernier film l'histoire de cette bande de soldats livrés à eux-mêmes, ignorant que la guerre est finie. Pour Anathan, aussi appelé Saga d'Anathan ou plus bêtement La dernière femme sur la Terre, von Sternberg ira jusqu'à fabriquer sa caméra, ses décors, faire lui-même sa lumière, prêter sa voix au narrateur en anglais alors que tous les acteurs parlent japonais sans sous-titres, le commentaire jouant du décalage comme un recul nécessaire sur la folie des hommes et renforçant le mystère de cette histoire invraisemblable qui s'est pourtant reproduite pendant des années après la défaite jamais avouée explicitement par l'Empire du Soleil Levant. Sur l'île d'Anathan, les tabous éclateront, les conventions sociales voleront en éclat, surtout lorsqu'apparaîtra Keiko, la reine des abeilles. On s'y entretuera comme sur la Nouvelle Bretagne, une île de Nouvelle Guinée où sont cantonnés les soldats d'Opération mort, Prix patrimoine au festival d'Angoulême 2009, 365 pages éditées par Cornélius, le chef d'œuvre de Shigeru Mizuki, opposant caricatures simplistes des hommes à des planches d'éternité proches de la gravure. Ayant vécu son histoire, il parle pour les morts comme von Sternberg terminait son film en faisant descendre du bateau les fantômes parmi les survivants plusieurs années plus tard.
Anathan est un des rares films dont je surveille encore la sortie en dvd, un de mes dix films préférés, pour la tragédie qu'il évoque et son étonnante étude de mœurs si proche de la banale sauvagerie de notre absurde humanité, pour la musicalité de sa bande-son et l'exigence d'un cinéaste remarquable dont je suggère en outre la lecture de son autobiographie, Fun in a Chinese Laundry, bizarrement traduite Mémoires d'un montreur d'ombres.