Jusqu'à dix-huit ans j'ai cherché à faire plaisir à ma mère. Mais ma vie d'adulte a souvent été dictée par ce que mon père en aurait pensé, encore aujourd'hui, vingt-et-un an après sa mort.
Si ma mère avait été fière de mes efforts, je n'aurais pas eu besoin de me plier en quatre pour être un bon garçon (photo Rue Léon Morane le jour de la distribution des prix). Elle me faisait chaque fois téléphoner à ma grand-mère mes résultats scolaires. Devais-je valider ainsi les choix de ma mère dont la fierté n'était que de surface ? Comme mon père chouchoutait ma sœur, j'ai fait comme si j'étais celui de ma maman, mais c'est lui qui prodiguait tout de même les calins du dimanche matin lorsque nous les rejoignions dans leur grand lit. Si elle avait su exprimer sa tendresse, aurais-je été autant en demande avec les femmes dont j'ai partagé la vie ? Il y a dix ans, lorsque j'ai compris que sa misanthropie lui appartenait en propre et que je n'avais pas à la reproduire pour lui plaire, ma vie s'est allégée. J'ai recommencé à transmettre mon enseignement et regardé le monde avec des yeux attendris sans que ma vision critique en soit altérée pour autant. J'ai appris à laisser sa chance à chacun. Je ne me suis plus cassé la voix à hurler comme mes parents s'engueulant à tous bouts de champ lorsque nous étions petits. Le mépris de ma mère pour tout ce que je représente ne m'atteignait plus jusqu'à ce qu'elle s'attaque à ma fille. Sous son alibi "de gauche", ses aspirations bourgeoises condamnent nos vies de saltimbanques et nos sensibilités d'artistes lui sont aussi étrangères que nos interrogations psychanalytiques. Elle va jusqu'à vomir les intellos qui se posent des questions "qui n'ont pas lieu d'être", rejetant toute réflexion sur le passé auquel elle ne trouve aucun intérêt. Toute tentative d'évocation de mon père semble vouer à l'échec. Ainsi réécrit-elle l'histoire et reproduit éternellement les mêmes schémas névrotiques. Qu'y puis-je ? Pas grand chose si ce n'est assurer Elsa de mon entière solidarité. Ma mère m'avait pourtant appris à écrire et réfléchir. Je l'ai encore remerciée en lui répétant que je suis devenu ce que je suis grâce à elle, et à mon père évidemment, et qu'en crachant sur moi c'est sur elle qu'elle crache. Ils s'intitulaient eux-mêmes "intellectuels de gauche" !


Elle avait à peine plus que mon âge actuel lorsque mon père est mort. Il était son paratonnerre. Elle n'a pas su se réinventer, s'enferrant dans la névrose familiale sans plus aucun rempart, comme ses deux sœurs. Je comprends ce que je lui dois, à lui et à lui seul. Il nous envoya apprendre les langues étrangères et, par là-même, à voyager. Il me transmit son amour de la musique et les émotions intenses que l'art peut prodiguer. Lorsqu'il était touché il pleurait en écoutant au casque. J'ai récupéré vendredi celui qu'il portait sur les oreilles lorsque son cœur s'est arrêté. Ses engagements politiques et son courage me servent toujours de modèle. Je croyais que c'était le frimeur de leur couple, mais je me trompais. Il savait simplement de quoi il pouvait être fier, tandis que ma mère faisait semblant parce qu'elle ne s'aimait pas. Tout contact physique avec autrui la dégoûtait. J'ai souffert des liaisons adultères paternelles, mais c'était une autre époque. Mes parents (photo à La Baule) prétendaient être restés ensemble "à cause des enfants". Toute la responsabilité pesait sur nos épaules. Mon statut d'aîné responsable compléta le tableau de l'obsessionnel.
Nous ne pouvons rien pour nos géniteurs s'ils sont devenus sourds et n'expriment aucun intérêt pour ce que nous devenons. J'ai mis des distances avec ma mère pour me protéger de ses désirs mortifères et pour apprendre à vivre. Le souvenir que je garde de mon enfance reste le terreau fertile sur lequel j'ai pu me construire. Ma fille doit pouvoir en faire autant, à sa manière, soutenue par notre regard bienveillant. Lorsqu'elle se rebella et exprima ses sentiments avec la plus grande sincérité, j'étais fier à mon tour de ce que sa maman et moi avions participé à faire naître, de sa capacité à s'épanouir en s'en affranchissant.