Guy Darol m'apprend la triste nouvelle. Il résume sa carrière : critique musical (Actuel, Le Monde de la Musique, Muziq), journaliste scientifique (Sciences & Avenir, Libération), producteur à France Musique puis France Culture, directeur de Radio Nova, Jean-Pierre Lentin fut l'un des membres fondateurs d'Actuel...
J'avais rencontré Jean-Pierre fin 1969 grâce à Marie-Reine, ma première petite amie. Marrante et radicalement différente des autres filles du lycée (celui d'à côté, la mixité n'étant pas de mise à cette époque), elle avait senti arriver le vent psychédélique qui allait souffler sur notre continent. La première visite chez Dagon, l'orchestre des frères Lentin, était intéressée. Ils possédaient une denrée rare que nous venions de découvrir et qu'il était difficile de se procurer. Dominique, aujourd'hui toujours batteur de la scène alternative, planait tandis que Jean-Pierre, le bassiste, incarnait déjà le patriarche de la bande, sérieux et amusé à la fois. Ils vivaient évidemment encore chez leurs parents dans le XVème où nous passions régulièrement les voir. Le père, Albert-Paul Lentin, qui m'impressionnait par son engagement anti-colonialiste et anti-impérialiste dont ses positions sur la guerre du Vietnam et sur le conflit israélo-palestinien, était alors en train de fonder le journal Politique-Hebdo. Je me souviendrai toujours d'une descente de police où la perquisition avait fini par s'avérer fructueuse aux enquêteurs qui fouillaient l'appartement. L'un d'eux avait lancé un cri de joie : "Ça y est. On les tient... Y en a au moins un kilo !". Il avait les deux mains dans le plat du chat.
Avec mon light-show H Lights, j'accompagnai ensuite Dagon, qui outre Jean-Pierre et Dominique Lentin comprenait le guitariste Daniel Hoffman et le flûtiste Fabien Poutignat (dit Loupignat, fondateur des broches lumineuses Loupi !). J'organisai même les premiers concerts de rock du Lycée Claude Bernard où je suivais mes études avec, le 4 février 1971, ces types hirsutes venus du Lycée Buffon. À la Fac Dauphine, je me joins à eux sur scène, diffusant de vieilles publicités radiophoniques remontées et jouant d'un drôle d'instrument électronique que j'avais inventé à partir d'un amplificateur de téléphone. Les Lentin m'avaient trouvé un déguisement de danseuse des Folies Bergère avec des plumes multicolores qui m'empêchaient de m'assoir ! Je réitérai l'expérience au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, l'ARC, pour l'inauguration de l'exposition Andy Warhol. Au milieu de leur répertoire à la fois carré et déglingué, Dagon interprétait un étonnant Chinese fox-trot de 1931, chanson qui leur servait d'emblème et dont il possédait le 78 tours, Opium (fumée de rêve), qui figure sur le double cd Chansons Toxiques dans l'enregistrement original du ténor Marcel's.
En mai 70, lorsque Actuel est repris par Jean-François Bizot, je passe de temps en temps au journal récupérer le nouveau numéro tout chaud. Mes deux années de différence faisaient tout de même le grand écart avec ce grand frère. Nous aurons l'occasion de nous revoir chaque fois dans des conditions toujours inattendues, comme la dernière chez mon voisin Olivier Koechlin qui avait organisé une soirée à Bagnolet avec des musiciens Gnaouas. J'aimais beaucoup échanger nos découvertes musicales et j'essaie de rédiger ces souvenirs pour que toutes ces disparitions prématurées ne restent pas lettre morte.