Pierre Bastien et Pascal Comelade auront souffert longtemps d'un ostracisme de leurs pairs que je connais trop bien pour l'avoir subi moi-même. Comment voulez-vous attirer le respect en composant toutes vos œuvres pour des instruments-jouets ou des machines construites avec du Meccano ? C'est comme jouer du synthétiseur dans les années 70 parmi les jazzmen ou de la guimbarde chez les contemporains ! Mais avec le temps et le succès on finit par "respecter la démarche", les détracteurs se disant que si nous vivons de nos musiques de dingues depuis trente-cinq ans c'est qu'il doit bien y avoir quelque chose dedans qui le justifie. Je suis donc très heureux de partager les honneurs de l'exposition Musique en Jouets avec mes camarades, musiciens iconoclastes notoires et inventeurs de mondes enchanteurs qui nous replongent dans le monde de l'enfance et du jeu. Je n'ai eu de cesse de répéter que les musiciens ont ce privilège avec les comédiens de continuer toute leur vie à "jouer". On ne joue pas un tableau ni un roman.
Bastien et Comelade ont mené leurs barques sans se préoccuper des styles ou des chapelles. Voyageant en solitaires, ils ont tracé des chemins que les jeunes musiciens ont suivis quand les bidouillages d'instruments, le tuning, les minimalismes divers et variés ont montré leur museau. De mon côté, la reconnaissance est venue d'autres milieux que celui auquel je croyais appartenir. Les rapports image-son ou l'interactivité m'ont permis de continuer les expérimentations engagées avec Un Drame Musical Instantané. Mon polyinstrumentisme est devenu une qualité là où certains considéraient le qualificatif de touche-à-tout comme péjoratif. Mon blog est à l'image de cet encyclopédisme qui s'exerce jusque dans mes œuvres. J'aime penser que mes outils ne sont pas définitifs. J'en change en fonction des projets, acquérant de nouvelles techniques pour pouvoir les oublier pour créer librement. L'inspiration exige une nouvelle fraîcheur, un retour aux sources de la passion qui nous fit un jour choisir notre art. Nous échappons ainsi aux aigreurs et au cynisme, au calcul et au métier.


En 1994, un soir de gala au Palais des Congrès, tandis que j'attends sans illusion le verdict des Victoires de la Musique, je me retourne sur mon fauteuil d'orchestre et j'aperçois Pascal Comelade assis juste derrière moi. En me reconnaissant son visage renfrogné s'illumine : il n'est plus seul, perdu, déplacé, dans ce traquenard. Ni l'un ni l'autre, pourtant nominés, ne gagneront ce jour-là. Dans la catégorie où je concoure, Crasse-Tignasse et Henri Dès s'effaceront devant Walt Disney !
Quant à Pierre Bastien, c'est une plus longue histoire. À l'été 1976, nous jouons ensemble dans Opération Rhino avec Jac Berrocal pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde lorsque j'y rencontre Bernard Vitet avec qui je collaborerai jusqu'à aujourd'hui. Comme personne ne souhaite que je joue du synthétiseur assimilé alors exclusivement au rock allemand, Daunik Lazro a la gentillesse de me refiler quelques tuyaux pour améliorer mon jeu de saxophone alto. Bernard, que je connaissais évidemment pour son excellence à la trompette, explose systématiquement et rythmiquement des bouteilles de bière vides, agrandissant sans cesse le vide autour de lui. Lui à jardin, moi à cour, nous nous repérons instantanément. Quelque temps plus tard, au cours d'une mémorable Nuit des Solos au Théâtre Mouffetard, Pierre joue pour la première fois avec une de ses petites machines, celle qui est exposée dans la vitrine de Pascal puisqu'il lui en fit cadeau, et le Drame triche en incarnant un géant joueur d'un saxophone à rallonge qui impressionna beaucoup notre ami alors contrebassiste. Chaque fois que nous nous sommes croisés, à Morlaix ou au Triton, nous avons évoqué notre rencontre et les similitudes étonnantes de nos démarches si différentes. Il faut bien dire que le séjour à Laborde mériterait un billet à lui seul. Le plaisir est chaque fois le même, nous faisant oublier le temps qui passe et la lune qui se lève...