Il y a peu je fustigeais les mauvaises manières des jeunes musiciens de jazz. C'était injuste à plus d'un titre. Ni les jeunes, ni les musiciens, ni les jazzmen n'en ont l'exclusivité. De plus, les conditions de tension et d'épuisement avaient fragilisé les membres de l'ONJ dont les consignes manquaient probablement de jugeote et de tact.
Lorsque l'on est artiste, "avoir la grosse tête" est somme toute assez courant, voire logique. Le plus important est de savoir séparer le privé du public, l'humain du monstre, fut-il sacré. Devenir professionnel, sortir du lot, exigent pour certains une résistance à l'adversité, une écoute sélective des critiques, entendre une surdité choisie qui permette de poursuivre sa course d'obstacles, incompatible avec une politesse civique et un échange équilibré. L'alternative à la grosse tête serait la dénégation, la dépression, allant souvent de paire avec une descente aux enfers que l'alcool ou la drogue n'arrangent guère, encore que cela revienne au même.
Dans une soirée, il est courant de s'intéresser aux autres sans que personne ne vous demande ce que vous-même devenez. Tandis que je retournais la phrase "et toi, comment vas-tu ?", le musicien pourtant bien en vue à qui je m'adressais me répondit : "Merci, voilà trois semaines que personne ne m'avait posé cette question !" Ce n'est pas que mon ego soit différent des autres, loin de là, mais j'essaie de faire attention à mes interlocuteurs, je me force à ne pas entretenir un rapport unilatéral. Ce n'est pas toujours facile tant la passion et l'enthousiasme nous animent. Il n'est pourtant de relation équilibrée que dans l'échange et le partage. De plus, ce petit exercice, qui peut paraître d'abord de simple politesse, est profitable à quiconque sur scène espère passer la rampe. Dans tous les cas, l'écoute des autres est instructive, même si l'on pense déjà connaître la réponse ou que l'on s'en fiche royalement. Cette politesse recèle plus d'une surprise, tant cette pratique est peu courante. La plupart des individus ont la fâcheuse tendance à développer des discours à sens unique sans s'intéresser à qui ils ont affaire. Le retour alimente pourtant notre perception du monde et nous nourrit.
Dès lors qu'il s'agit d'artistes qui font profession de se montrer devant des spectateurs, l'échange inégal se fait particulièrement sentir. La fascination qu'ils exercent sur leur public camoufle souvent ce rapport boiteux. Il n'est reste pas moins honteux et stupide, voire stérile et manqué. S'enquérir de son voisin avec la plus grande attention est une démarche salutaire qui, si elle ne fait pas dégonfler la tête, a le mérite de transformer les monstres en gentilles bêtes.