Je suis abasourdi. Il y a une heure, dans le taxi qui nous ramenait vers l'est, je discutais de la vie avec ma fille Elsa dont nous venions de fêter l'anniversaire de 24 ans. Beaucoup de tendresse, la responsabilité du passage d'un homme mûr à une jeune adulte, la part des choses... Le recul nécessaire pour comprendre qui l'on est en se retournant sur nos passés nous permet d'envisager l'avenir comme une suite d'aventures extraordinaires. Oui, beaucoup de tendresse pour celles et ceux qui nous ont formés, même si les maladresses constituent souvent collection. Ne sachant pas par quel bout le prendre, je ne réaliserai l'annonce qu'après avoir dormi un peu. Le message de Jean-Patrick Lebel et Christiane Lack anticipe l'orage qui s'annonce et me foudroie : "Cher Jean-Jacques, pardon pour la brutalité de cette très triste nouvelle. Jean-André Fieschi, qui était au Brésil avec Émile Breton, Michel Marie et d'autres, est mort brusquement hier au moment de son intervention dans un colloque sur Jean Rouch. Nous sommes dans l'affliction et t'embrassons fort."
J'aurais pu titrer tout aussi bien "La mort d'un maître" et il fut le mien. Jean-André était mon troisième père, après mon géniteur dont le regard posé sur moi ne me quitte pas et Frank Zappa qui initia mon récit. Il est terrible de penser que Bernard Vitet dont la santé m'inquiète depuis plusieurs mois est le dernier survivant de cette bande des quatre. J'ai rencontré Jean-André lorsque j'avais 18 ans, jeune étudiant en première année de l'Idhec. Responsable de l'analyse de films, il nous initia au cinématographe dans ce qu'il a de plus beau, de plus intelligent, de plus magique surtout. J'évoquai longuement les merveilleuses années passées en sa compagnie dans mon billet intitulé "Remember My Forgotten Man". Je le prenais pour un génie, un génie suicidaire encombré par tant de mémoire et d'intuition, par ses trésors cachés acquis souvent dans des circonstances mystérieuses, ses silences qui nous auraient fait perdre patience si notre dette n'était inextinguible. Le cinéaste et critique était un passeur. Tous ceux et celles qu'il forma en gardent un souvenir indescriptible. En exergue de ses Nouveaux Mystères de New York il avait inscrit cette phrase de Paracelse : "Je vous apporte la peste, moi je ne crains rien, je l'ai déjà." Sa reconnaissance publique n'a jamais été à la hauteur de son enseignement, car la plupart de ce qu'il nous transmettait passait par l'oral et par les documents qu'il sortait comme des lapins ou des colombes de son chapeau-claque. Il avait connu les plus grands et savait leur rendre hommage. J'eus la chance de partager plus d'une tranche du gâteau pendant mes années de formation. L'entendre au sens où Jean Renoir les préférait à toute tranche de vie.
Comme je ne sais pas où trouver une photo de lui dans mes archives, je fais une capture écran de son rôle en Professeur Heckell dans Alphaville, derrière, à droite d'Eddy Constantine, Jean-Louis Comolli et Laszlo Szabo. Et j'appelle Elsa parce que, s'il m'arrive de donner des leçons, des conférences ou des conseils, c'est pour que ne s'éteigne jamais sa lumière. Les pierres précieuses dont il me fit cadeau et qui me brûlent les doigts m'aident à vivre depuis, sans discontinuité. JAF avait 67 ans. Je pense à ses trois enfants en entendant la voix de la mienne et je trouve enfin mes larmes.
Tu as rejoint la cohorte des fantômes qui ont peuplé ta vie. Mourir au Brésil, c'est bien un tour à ta façon. Si tu pouvais partager cet ultime rebondissement tu en rigolerais bien.