À la troisième bouteille nous avions largement dépassé le stade des confidences pour entrer de plein pied dans les généralités sur le sens de la vie. Cette philosophie de bistro nous entraînera tard dans la nuit vers des horizons évidemment inaccessibles, puisque le propre de l'horizon est justement de repousser sans cesse ses limites au fur et à mesure que l'on s'en approche.
Il faut bien toute une vie pour comprendre qui l'on est, et encore ! Encore faut-il vivre suffisamment longtemps et avoir la chance et la force d'en recommencer perpétuellement l'analyse, jusqu'à ce que mort s'en suive, seule date butoir qui nous dispensera de la course d'obstacles et nous affranchira de la douleur. Car c'est bien à notre tolérance à la souffrance que l'on pourra jauger notre bonheur, concept d'ailleurs aussi volatile que l'horizon et l'instant présent. La souffrance que l'on inflige à nos proches n'est jamais que la projection de celle qui raisonne brutalement en notre chair, induite par les mécanismes de la psyché, séquelles d'une névrose familiale à laquelle personne n'échappe. Nous n'avons comme salut que notre détermination à l'identifier et à la circonscrire au passé, soit tout ce qui n'est pas soi, ce à quoi s'oppose l'être du cogito cartésien, moi, mes choix, mes désirs, désirs à ne pas confondre avec nos fantasmes, les uns relevant du rêve, les autres du cauchemar.
La médiocrité n'est pas l'apanage de l'autre. Notre colère ne s'exerce que dans ce qui nous meut. Renversant la citation rimbaldienne "je est un autre" sans la contredire, concédons que l'autre soit en soi. C'est celui-là qu'il s'agira d'accepter, d'apprivoiser délicatement, après en avoir subi les coups les plus rudes. Rien ne sert pour autant de se morfondre sur le passé, seul l'avenir offre des perspectives, le présent s'évaporant à l'instant-même où on le frôle. Ne pouvant revenir en arrière pour réparer nos erreurs, nous n'avons d'autre choix que de ne pas les perpétuer. La culpabilité ancestrale habillant les remords d'une morbide impuissance, la responsabilité ouvre grandes les portes de l'impossible, soit le réel. La seule question qui importe est celle du choix que nous exerçons, que nous nous devons de redéfinir sans cesse, et les méandres pour tendre vers ce but en deviennent accessoires. Jamais nous n'atteindrons quelque cible, car il ne s'agit pas d'une ligne, d'un segment, mais d'un vecteur. Notre propos est de tendre vers. De cette suite d'instants décisifs, répétables à loisir, naîtra l'homme nouveau, l'ève future, prêt à remettre inexorablement son titre en jeu. Le matin ne pas se raser les antennes répétait le poète. Entendre que la sagesse vient en marchant et qu'il est doux de vieillir, maturation des vieux fûts qui accoucheront des prochains (que sera,) sera.
La crise individuelle révèle celle d'une société incapable de se remettre en cause, d'imaginer qu'il puisse en être autrement. Résoudre l'une sans l'autre tient du pari stupide...
Parti me coucher, j'ai la surprise de me réveiller au milieu de la nuit avec l'étrange impression d'avoir continué mes élucubrations jusque dans le sommeil. Mon réveil vaseux ayant mis fin à mes réflexions je me laisse à nouveau glisser dans les bras de Morphée. Tandis que ses ailes féminines me caressent le crâne, ma migraine s'estompe comme par enchantement.