Face à l'église s'élève une fabrique de ressorts abandonnée. Qui fait sonner les cloches à une époque où personne ne remonte plus sa montre ? Voilà vingt siècles que l'on nous raconte des histoires. Il y a eu trop d'accidents. On enregistre de vieux tic tac pour faire vrai. Le silence est dangereux. Il faut savoir interpréter. Prendre le temps. Le jeu remonte à des semaines en arrière. Max qui avait fini par s'y laisser prendre souhaite maintenant remettre les pendules à l'heure. Il sait bien que seule sa version fait loi. Comme ils n'ont pas de cartes, Ilona lui propose de tirer le Yi-king. Sans tiges d'achillée non plus, elle trouvera bien trois pièces de monnaie. C'est une idée qui plaît davantage à Max, par pensée émue pour John Cage dont l'enseignement a guidé ses recherches à la fac lorsqu'il se passionnait pour les principes d'indétermination. Le livre des transformations avait tant chamboulé ses recherches qu'il avait failli se faire virer. Les soixante-quatre hexagrammes ressemblent aux soixante-quatre codons de l'ADN... Il avait été marqué par la loterie de l'hérédité au Palais de la Découverte. Un de ses plus vieux souvenirs d'enfance avec les anneaux de Ça tourne, un truc terrible qui lui démettait l'épaule si par malheur il réussissait à enfoncer la baguette dans le cercle. Le manège des Tuileries lui avait ainsi laissé entrevoir ce qu'était la rançon du succès. Le secret de l'identité génétique le renvoyait à ses plus intimes interrogations. Dans toutes les familles dorment des cadavres dans les placards. Quelle que soit la profondeur du trou, ils empoisonnent la vie des générations futures. Plus on avance, plus les racines de la névrose sont difficiles à décrypter. Max fait comme tout un chacun. Il chasse les mauvaises pensées par l'action. Certains font la vaisselle, d'autres hantent les supermarchés, les accros au travail rivalisent avec les joueurs, on s'étourdit comme on peut.

Il parlait rarement de son père. Pilote de ligne, il avait terminé sa vie dans les flammes d'un accident jamais élucidé. Certains prétendaient qu'il était ivre lorsque l'avion s'était crashé dans la forêt. D'autres qu'on lui avait fait porter le chapeau lors des essais du prototype qui ne verrait jamais le jour. Du moins pas sous cette forme. On continue à voler avec ce qu'il est devenu. Les lettres de son nom ont été interverties, voilà tout. Max n’est pas idiot, il sait parfaitement que son père réalisait des essais pour une compagnie qu'il connaît trop bien. C'est peut-être la raison de ses emmerdements. Max avait traité avec le diable en espérant apprendre la vérité. L'estime et l'amour qu'il portait à son père étaient un fardeau dont il aurait aimé se défaire un jour. Depuis tout petit, il avait pris l'habitude de regarder le ciel. Comme si on atteignait les nuages avec la grande échelle. Les pompiers n'auraient rien pu faire. Une boule de feu avait traversé le firmament. Un coucher de soleil aussi rapide que la lumière. Tant de questions étaient restées sans réponse. Pourquoi les poser toujours trop tard ? Peut-être ne se présentent-elles justement que parce qu'il n'y a plus personne pour y répondre ? Il aurait aimé que Stella le connaisse. Elle avait deux ans lorsque la catastrophe s'est produite. Une étoile est née et l'autre s'est éteinte sans qu'elles aient le temps de se croiser. Max s'était accroché à sa fille parce que ce ne pouvait être que la bonne. Il l'a regardée grandir comme si elle représentait le mouvement inverse de la chute. L'étincelle de toute vie. Le renversement des perspectives. Le voilà l'horizon. On y grimpe en rêvant d'atteindre l'autre versant, mais on s'épuise devant la cime inaccessible, fût-elle aussi plate qu'une mer d'huile.

La sienne était d'un calme olympien. Sa maman ne disait jamais rien, mais elle savait agir en cas de coup dur. Elle rattrapait les balles comme personne. Sans en faire une montagne. Il l'avait crue longtemps. Se taire ne fait pas de vagues. Moins on en dit, mieux on se porte. Aux suivants de ramasser les morceaux ! Elle avait toujours soigneusement évité les sujets qui fâchent. À la balle au prisonnier, les vainqueurs sont les évadés. Comment aurait-elle pu faire autrement, elle qui n'avait jamais rien su d'elle-même ? Pourquoi s'intéresser au passé ? Elle s'en passait très bien. Elle le croyait. Elle ne savait rien. Elle n'avait jamais voulu savoir. Max dut faire avec, c'est-à-dire sans. Sans savoir d'où il venait, si ce n'est d'elle. Il avait dû inventer, il avait dû s'inventer, pour commencer. Changer de nom, changer de crèmerie, changer de look, changer de tout. Tout changer, voilà tout. Max rimait avec trop, Paris avec pari. Un matin, il avait pris ses cliques et ses claques pour attraper le premier train. Depuis, il recherchait sa mère et son père. Le regard de son père et les mains de sa mère. Une présence perpétuelle contre une absence impalliable. Morale et tendresse dont il n'est toujours pas sevré.

Ilona l'écoute sans broncher. Leurs épaules se touchent. La nuit a jeté son voile pudique sur la voix qui ne cesse de s'éteindre. Elle croyait avoir trouvé l'âme sœur et c'est encore un bambin qui rapplique. Ce que les hommes peuvent-être prévisibles !

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.