L'idée était charmante. Fêter son mariage en croisière sur la Seine à bord de la péniche Sans-Souci sous pavillon catalan revêtait quelque chose de surréaliste. On devient vite un touriste à redécouvrir Paris, d'abord dans les ambres du soleil couchant pour faire demi-tour à la nuit tombée entourés des étincelles de la ville lumière. Les amis avaient vieilli de trente ans, les enfants de certains ont l'âge de leurs parents à notre dernière rencontre, d'autres m'avaient connu barbu aux cheveux longs. Sur le pont il avait fini par faire frais. On descendit dîner et parler de ce que représente encore ou toujours l'institution du mariage, ses coutumes pour la plupart vidées de leur sens, les interrogations des jeunes adultes évoquant leurs diverses conceptions de l'amour, ce qu'ils en attendent tandis que les plus vieux savent que rien ne se passe jamais comme prévu, rêvé ou fantasmé, pour le pire et le meilleur s'entend. Hormis les mots et les regards, les gestes de la cérémonie à la Mairie ressemblent trop à ceux des enterrements pour que je ne puisse faire autrement que de m'en émouvoir. Cravates sur habits noirs, les filles sur leur 31, les vieux attendant leur tour, les jeunes ne sachant pas où ils mettent les pieds, embrassades à la queue leu-leu, décorum suranné des pompes et circonstances. La joie des jeunes mariés sauve la mascarade d'une société qui cherche à se rassurer quand les festivités évoquent un temps à jamais révolu et que le présent ne correspond plus à rien d'actuel. Il reste tout à inventer.


En voyant ce grand gaillard avec sa maman je repensais à la crevette d'il y a 32 ans et ne pouvais m'empêcher de regretter l'absence de son papa disparu il y a dix ans. Pince sans rire, cascadeur effarouché, révolutionnaire conservateur, Claude Thiébaut avait partagé quelques aventures d'Un Drame Musical Instantané, jouant du guide-chant sous un drap et diffusant des cassettes audio de reportages improbables pendant que notre trio dansait autour de lui. Je l'avais d'abord entendu avec Alpes accompagner Catherine Ribeiro au percuphone construit par Patrice Moullet, le frère du cinéaste. Plus tard il gèrerait les archives audiovisuelles du Parti Communiste à Uni/Ci/Té puis Zoobabel et me fit découvrir les films de Protazanov ou les fantaisies animées de Paul Terry. C'est grâce à lui que j'acquis les droits du photogramme de La vie est à nous qui orne la pochette de Trop d'adrénaline nuit.
Hier soir, je retrouvais donc le petit garçon qui à son tour figurera sur le recto du CD Sous les mers. Devenu pilote de ligne, Pierre-Étienne Dornès se plie d'hilarité chaque fois qu'il me revoit sauter au-dessus de la table d'Ordis tandis que j'imite un chimpanzé pour le faire rire et me fige en l'air, punaisé par un lumbago fulgurant. Ses copains sauront à leur tour épingler son indéfectible sourire. Brigitte, sa maman, a toujours été le comble de la gentillesse, capable de traverser la France pour venir au secours d'un camarade. Je lui dois mes plus belles partitions sonores pour le cinéma et mes premiers droits d'auteur conséquents lorsqu'elle était monteuse. Avec Pere Fagès, aristocrate catalan marxiste et un des meilleurs cuisiniers qu'il m'ait été offert de rencontrer, nous avons tous les trois accumulé les souvenirs merveilleux et des discussions sans fin où nous analysions la décadence d'un monde incapable de se renouveler, perdu dans ses morbides tours de passe-passe, empêtré dans des manipulations de ce que l'on a coutume d'appeler la démocratie et qui ressemble surtout à une soupape de sécurité pour que le Capital puisse continuer à faire suer le burnous, en d'autres termes exploiter les classes les moins favorisées jusqu'à leur ôter toute vie.
Les mariages nous permettent donc de revoir les amis chers qui vivent au loin, de faire des rencontres passionnantes que l'on aurait manquées à bouder dans son coin et de faire des entorses sévères à mon chrono-régime à peine commencé !