Les paupières de Stella s'ouvrent sur une scène ahurissante. Elle ne sait pas ce qu'il faut croire du décor ou des êtres qui le peuplent. Des millions d'écrans retransmettent les images du monde telles que toutes les polices en ont rêvé. Les empilements forment des rues arpentées par des petits bonshommes en blouse vert fluo. Tournant la tête, elle voit son père allongé sur le sol, à côté d'une femme dont le visage est barbouillé de suie. Elle cherche un miroir, une surface capable de réfléchir sa propre existence. Si tout est réel, l'est-elle elle-même ? Elle s'approche du corps de Max, effleure son front du bout des doigts, appuie sur la chair comme pour savoir si c'est de la vraie. Elle pense qu'elle va se réveiller. Comment en être certaine ? Elle se frotte les yeux. Elle baille. Se pince la joue. Une saine panique monte depuis le bas du dos jusqu'à la pointe de ses longs cheveux blonds. Encore des vagues. Papa, crie-t-elle, au milieu du vacarme que la vitre laisse filtrer. Les bruits, soupe immonde d'ambiances de foule, de moteurs et de musiques d'ascenseur, rebondissent les uns sur les autres en un mouvement brownien qui ne peuvent lui faire oublier sa migraine. Les types en blouse verte avec des casques sur les oreilles sont, eux, extrêmement calmes. Focalisés sur les notes qu'ils prennent avec un stylet sur une tablette électronique, ils marmonnent dans leurs barbes d'imberbes. Tous se ressemblent sous leur crâne chauve, un micro minuscule au coin des lèvres. Négligeant cette incroyable Metropolis, Stella n'a d'yeux que pour son père. Elle se précipite dans ses bras tandis qu'il émerge de son coma. C'est comme renaître à la vie. Son cœur sursaute, mais son emballement ne l'empêche pas de rester sur le qui-vive. Max effectue d'abord un mouvement de recul afin de s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une manipulation. La dernière fois qu'ils se sont parlés, Stella était de l'autre côté de l'océan. Certains regards ne trompent pas. Il respire son parfum de petit beurre à croquer pour commencer à y croire. Reprenant ses esprits, il est assommé par le gigantisme de l'arsenal. Max voudrait encore embrasser Stella, mais Ilona est toujours inconsciente. Il la secoue à son tour. Elle ne bouge pas. Stella tâte son pouls. Il bat. Max la caresse. Toujours rien. Une bonne claque dans la figure est plus efficace, suggère la fille. Le rose perce sous la poussière. Les lourdes paupières qui ont fait craqué l'ours hirsute commencent à battre. Les cils se décollent. Un sourire. Nous ne sommes au bout ni de nos peines ni de nos surprises. Les deux femmes se regardent comme si elles s'étaient toujours connues, aimées. C'est une nouvelle famille. De celles que l'on se choisit. Stella en fait la collection. Certains sèment des enfants partout, Stella fait éclore des papas et des mamans comme s'il en pleuvait. Elle prétend qu'elle est une fille adoptrice. Ses géniteurs s'en étaient bien accommodés, ayant toujours une baby-sitter sous la main lorsqu'il leur prenait l'envie de sortir en amoureux. Fascinée par l'usine à images qui s'étend derrière le carreau, Stella ne sait plus par où commencer. Max rayonne. Ilona inspecte la cabine surélevée, cherchant une issue, pendant que le père et la fille bafouillent des explications sans queue ni tête pour qui n'a pas suivi le fil des épisodes. Les nouvelles sont accablantes, mais la rage est intacte. Il faudrait reprendre l'histoire depuis le début. Les ellipses sont aussi nombreuses que les coups de théâtre. Un nouvel acte vient de débuter sans qu'ils en assimilent encore les conséquences. Qu'ils soient encore en vie est plutôt bon signe, fait Ilona, narquoise, moins à l'euphorie que ses deux compagnons. Derrière eux, dans un vacarme de cordes frottées, s'ouvre le lourd mur de LED qui s'enfonce comme dans un puits sans fond.