Pour toute réponse, son ancien collègue leur tend trois casques à placer sur les oreilles. Max a reconnu l'un des ingénieurs de la Déesse sous son uniforme et son crâne rasé. Ils auraient mieux fait de s'assoir. S'allonger dans des coussins profonds. Comme le soir où Max avait traversé la rizière avec le flic du village comme guide, une séquence rythmique de coups de poing sur la porte, les moustiquaires abritant les Chinois tout en bleu triturant le dross et Stella à l'hôtel qui criait à sa mère : " regarde-le, tu vois bien qu'il n'est pas normal ! ". L'épais flux déversé dans leurs trompes d'Eustache leur produit l'effet d'un électrochoc. Ils ne savent pas s'ils doivent être révulsés ou se laisser aller à une douce torpeur. Chacun réagit à sa manière. Stella trouve sublime et lumineux le mix des voix du monde, les murmures de la ville et le frémissement de la campagne se mêlant au rythme des machines, les phrases qui éclatent comme des bulles brûlantes à la surface du magma, la circonférence du globe enveloppée par le vent, les ondes qui nous traversent comme des neutrinos... Elle revient toujours aux neutrinos, à leur indécelable saveur. Ilona ne l'entend pas de cette oreille. La métaphore lui lève la peau. Ses lobes sont rouges comme des tomates qui éclatent, rôties. " C'est atroce, j'ai la tête dans le micro-ondes ! ", sort-elle sans pouvoir arracher le casque qui la coiffe. Chacun exprime ses sensations sans que les autres ne les entendent. Le métal provoque des étincelles de cordon Bickford ou de gâteau d'anniversaire à l'heure du noir. Au bord du court-circuit, Ilona hurle des insanités dans une langue que personne ne comprend. Max ne se laisse pas impressionner. Ni par la prouesse technologique, ni par la chaleur qui joue au yoyo avec sa pensée, encore moins par la musique des sphères. Les fusibles des deux filles sautent aux deux extrémités du spectre. La folle solitude de Max l'a préparé à la rencontre. Il fallait faire le vide, remettre le compteur à zéro, tout oublier, faire de place dans le disque dur, et maintenant enregistrer. Le lavage de cerveau fait le ménage pour que l'encombrement ne soit qu'un passage. C'est donc ça, toute la mémoire du monde. Le secret tient dans les critères de tri. Laisser ses préjugés au vestiaire avec les habitudes, les conventions, les interdits, les tabous pour qu'un autre monde soit possible. Le projet est merveilleux. Du moins, il pourrait l'être si tous les grains du sablier étaient triés sur le volet. Avant le grand saut qui l'avait fait déguerpir, Max avait justement découvert que certaines informations pouvaient être facilement trafiquées, les algorithmes simplement falsifiés. Ce n'était pas grand-chose, mais suffisamment pour faire dérailler la machinerie. La manipulation était flagrante. Elle avait coûté la vie à Philippe. Stella avait épluché les papiers, mais le code était resté hermétique, en particulier le message plié sous la selle de Philippe. Un compte en banque ? Qui était Driss ? Le rendez-vous était manqué... Seul Max saurait en tirer parti. Le moment était mal choisi. Pour l'instant, le casting ressemble au Grand Générique de Schmitt et l'action en split-screen géant à un énorme délire paranoïaque où la mosaïque des contrastes ne prétend reconstituer aucune image ressemblante. Au milieu du vacarme la percée des solistes représente la véritable énigme. C'est là que les blouses justifient leur présence. D'une acuité perceptive hors du commun, encore que Max connaisse le nom de la substance ingérée, ils repèrent le terme suspect, pointent l'écran sur leur tablette pour mettre en avant la caméra fructueuse, le fruit défendu. La machine fait le reste, secondée par une équipe de chercheurs affinant sans cesse les fameux critères de tri surnommés critiques par les salariés de la Déesse. Le moindre mot dit, écrit, photographié est automatiquement indexé. Les murs ont des oreilles de lapin et les Webcams sont des yeux ouverts sur notre intérieur. À tous les échelons, le filtre ne laisse plus rien passer. Débrancher n'est même plus une solution, les objectifs sont trop clairs. Il faut voyager à couvert. Les GR sont pris d'assaut, mais il est déjà trop tard. L'énergie nécessaire à toute cette panoplie explique les réacteurs nucléaires abrités au sous-sol. La fumée transporte les rafraîchissements. Max agrippe une fille sous chaque bras et emboîte le pas au zombie de service qui commente ses prises sans qu'aucun des trois casqués n'en perçoivent un mot. Il aurait fallu savoir lire sur les lèvres lorsqu'il ne leur tourne pas le dos. Au bout de la passerelle de verre, une porte coulissante s'ouvre sur un nouvel ascenseur qui monte, qui monte, qui monte, pendant qu'on les débarrasse de leurs serre-tête. Redescendus, tous les trois comprennent le rôle potentiel de cette société de surveillance globale, mais une flopée de questions se pose sur le contrôle qu'offre l'erreur mathématique, un simple arrondissement à la décimale supérieure qui fait basculer la théorie dans l'absurde. Quel que soit le bout par lequel on l'attrape, l'histoire ne tient pas debout. Comme s'ils avaient bu. Ils n'ont pas le temps de dire ouf qu'ils se retrouvent dans une fourgonnette blindée qui roule vers on ne sait z-où.