Un, deux, trois pavés. Il m'aura fallu quinze jours pour venir à bout des 935 pages de l'exaltante Biographie de Jean-Luc Godard par Antoine de Baecque. Chaque fois que j'arrivais à voler un quart d'heure à ma suractivité démoniaque je m'allongeais avec sur la poitrine un marque-pages. Il serait étonnant que l'ouvrage plaise au cinéaste tant il recèle de témoignages accablants sur sa perversité et sa démence, de clefs intimes révélant sa fragilité sur son chemin de croix, sans ne jamais perdre de vue son génie et ce qu'il en a coûté, à lui et à ceux qui l'ont approché. De Baecque livre une enquête exceptionnelle qui replonge chaque film dans les eaux saumâtres du quotidien. On en ressort abasourdi par l'obscénité machiste du milieu cinématographique, par les pulsions qui l'engendrent, l'insolence de la création, les dommages terribles des effets secondaires. La Biographie de Godard est un polar impudique qui ne révèle pas seulement ce dont sont faits les rêves, mais jusqu'où les hommes sont prêts à aller pour leur donner corps, ou, à défaut, pour les projeter sur le mur de la caverne, faisant œuvre en sublimant leur vie. Par quelles souffrances et quels ravages le rebelle dut passer pour accoucher de ce Faucon maltais ! Il est d'autres chemins. Celui de Godard n'est pas des plus câlins ni des plus généreux, mais il a l'immense mérite de soulever plus de questions que n'existent de réponses.
Mon second est une autre enquête, dessinée, celle-là, par Joe Sacco. À moi qui dévore trop vite la moindre BD, Gaza 1956, en marge de l'histoire (ed. Futuropolis) résiste à ma boulimie de lecteur insatiable. La narration et le dessin me forcent à morceler l'ouvrage en feuilleton, prenant mon temps pour assimiler le drame qu'il révèle. Résistant d'abord au trait de Sacco, j'y ai finalement cherché le moindre détail pour comprendre l'horreur, vérifier par l'image les propos des témoins rencontrés. Si les aller et retour entre 1956 et nos jours rappellent Maus de Spiegelman, il n'en a pas l'humour grinçant pour dissiper la douleur. Au fur et à mesure des chapitres les vignettes dévoilent le travail rigoureux du journaliste. Les risques qu'il prend sont réels. Ses interlocuteurs ont un nom et un visage. Contrairement à Marjane Satrapi dans son Persepolis, il s'efface devant son propos, laissant la parole aux vieux Palestiniens qu'il interroge. En cherchant simplement à savoir ce que l'Histoire a sauvagement occulté, il nous révèle l'horreur de la colonisation.
Mon troisième est un autre bis déjà évoqué dans cette colonne. Je revois The Savage Eye pour la troisième fois en une semaine. Soixante sept minutes d'un pur chef d'œuvre. Derrière un texte quasiment surréaliste interprété comme un poème symphonique, sous les images brutales de la vulgarité humaine, se glisse un film noir sur la condition féminine. L'entretien avec Joe Strick qui l'accompagne conforte notre point de vue sur le documentaire : pas de caméra cachée, des images qui parlent d'elles-mêmes, le montage renforçant les effets de sens et l'émotion déjà présente, rejet de la dictature du commentaire au profit d'un contre-champ sonore laissant libre le spectateur de faire sa propre interprétation... Sorti en 1959, réalisé par une équipe de bénévoles pendant les quatre années précédentes, The Savage Eye est un véritable film expérimental qui n'en rabâche aucun des poncifs.
Et mon tout est une journée radieuse, car j'ai miraculeusement pu lever le pied de l'accélérateur pour prendre le temps de respirer.