Il était moins une que je ne vois rien des Appalaches. Dimanche après-midi, Suzanne me propose de me montrer la Petite Suisse avec son char. Certains disent que ce nom vient du paysage, d'autres parce que de nombreux Suisses ont acheté des entreprises dans cette région où semble régner la prospérité. Nous n'avons jamais vu de notre vie autant de voitures de sport décapotables, des rouges, des jaunes, des oranges, des roses, des blanches, des grises, des noires, des vertes et des pas mûres, toutes lustrées comme si elles sortaient neuves du garage, pareil avec les Harley customisées à mort, le tuning étant une coutume locale quel que soit le véhicule ! Chaque fois qu'on nous emmène, le conducteur ou la conductrice s'excuse que son automobile est sale sous prétexte qu'il y a trois brins d'herbe sur le tapis de sol ou un peu de poussière sur le tableau de bord. La richesse apparente provient aussi des industries agricoles qui polluent les sols et des bourgeois de Montréal venus s'installer à la campagne, seulement une heure trente de route. Dans ce qu'on appelle aussi le Petit Montréal les fils et filles à papa montent et descendent le boulevard Notre Dame Est pour faire admirer leur bolide ronronnant. Pendant les six mois d'hiver, l'auto cède la place à l'écran géant vidéo. Pourtant la misère existe, un tiers de la population est en difficulté, sans évoquer les Amérindiens dans une situation catastrophique. L'itinérance se réfère aux SDF, mais elle est camouflée. L'errance est plus sporadique. Ce sont les termes que Suzanne emploie pour parler du travail qu'elle quitte pour aller vivre dans une des îles de La Madeleine, vers St-Pierre-et-Miquelon. Dans la formidable coopérative bio dont elle est présidente, certaines herbes sont notées "non irradiée" et son jardin rassemble 70 espèces de plantes médicinales. L'ambiance aseptisée de la petite ville contraste avec certaines aberrations comme l'égout à ciel ouvert de petites communes proches dans la montagne. Pendant tout notre séjour nous n'avons vu absolument aucun téléphone portable. J'ai raté deux concerts pour descendre à la rivière que surplombe la maison de Guylaine Walsh. Elle coud à la main de ravissants chapeaux-cloches avec des matières recyclées, essentiellement des cravates d'hommes. La récupération préoccupe les écolos du coin, berceau du mouvement. Le soir, nous rentrons pour le concert de Catherine Jauniaux, Malcolm Goldstein et Barre Phillips suivi de celui de l'octogénaire Bill Dixon avec, entre autres, quatre trompettistes. La voix de Jauniaux se fond aux cordes frottées et Tapestries for Small Orchestra m'emporte délicatement dans les bras de Morphée. Nous devons rejoindre Montréal pour nous envoler en fin de journée, mais avec le décalage horaire nous ne serons à Paris que lundi matin.