Je ne suis pas certain de l'ordre des évènements. Mon œuvre de workaholic m'aurait-elle donné des vapeurs au point de me faire sombrer dans une douce léthargie m'empêchant de discerner le vrai du faux ? Je mixais la partition sonore du tableau de Turner lorsque la pluie s'est mise à tomber, arrosant le jardin d'une lumière de mousson. J'ai redoublé de vitesse pour arracher le linge presque sec et fermer les fenêtres, mais c'était déjà trop tard. La tentation était grande de photographier les couronnes d'eau formées par les gouttes au contact du bois, mais Pierre Oscar était déjà passé par là avec son appareil le jour où nous mixions La tempête de Giorgione.
Il ne me restait plus qu'à repartir au début du fichier en soignant le point de bouclage. La brume de 1844 camoufle le départ de la Firefly Class qui s'ébroue avant que la pluie n'arrose copieusement le pont enjambant la Tamise à Maindenhead. L'averse redouble tandis que la locomotive accélère au delà du raisonnable. L'énergie cumulée de la nature et de la science pousse le son à son paroxysme, noyant le moteur emballé sous un déluge de bruit blanc. Je suis obligé de recommencer la fin, car les caprices des harmoniques me font bizarrement entendre un intolérable et répété "Sieg Heil" constitué de l'entrechoc des gouttes, des pistons et des rails. Je ne peux pas prendre le risque qu'un spectateur ait la même sensation. En réécoutant le mixage, je m'aperçois que je monte toujours selon des références cinématographiques plutôt que musicales, préférant les passages cut brutaux au camouflage des fondus. Ainsi, insérant par le son des effets de coupe dans un plan séquence, je recrée l'image mentale d'un film imaginaire où les angles varient alors que la caméra est fixe.