La nouvelle installation de Nicolas Clauss inaugure une nouvelle direction du travail de l'artiste plasticien. Pour Terres arbitraires présenté au Théâtre de l'Agora d'Evry jusqu'au 16 octobre, il est allé à l'essentiel, laissant de côté les enluminures graphiques dont il a le secret pour livrer une œuvre brute, fondamentalement politique, axée sur la vidéo.
Pour ses œuvres numériques comme Cinq ailleurs, De l'art si je veux, Un palpitant ou Les musiciens, Nicolas a toujours filmé et travaillé avec les jeunes des quartiers. Pour Terres arbitraires qui tire son titre d'un vers d'Aimé Césaire dans Ô Guinée du recueil Cadastres, auteur adulé par nombre de ces jeunes, il a choisi de ne montrer que les garçons qui se regroupent en bas des tours pour passer le temps dans un endroit où rien n'est construit pour eux, le seul endroit qu'ils ont pour se retrouver et où la police passe le sien à les contrôler. Les sœurs et la famille ne sont pas pour autant absentes, quand les mots enregistrés évoquent la relégation sociale et le racisme, la frontière et l'expulsion à la périphérie, le délire sécuritaire et les poncifs des médias, la solidarité et la conscience aiguë de l'enjeu qu'ils représentent...
S'il évoque Terrain vague de Marcel Carné, il filme les visages, chacun des soixante portraits réfléchissant l'ambivalence des modèles. Lorsqu'il leur demande de jouer les petits durs toisant le spectateur, fidèles à leur stéréotype, ils les pousse à se lâcher dans un grand éclat de rire. Ils rayonnent, malgré le cadre dans lequel la société les enferme. On pense à Pasolini en regardant l'image qu'ils se construisent tandis que l'on entend comment les médias s'emploient à les travestir. Car les trois sources sonores, dont la diffusion est aussi aléatoire que les images qui se succèdent sur dix moniteurs et deux grands écrans, jouent la carte de la dialectique, matière composée de 120 fichiers où se mêlent les voix de Sarkozy, Le Pen, Amara, de Villiers, Emmanuel Valls, Bourdieu, les Indigènes de la République dont Houria Bouteldja et Saïd Bouamama, Mathieu Rigouste, Loïc Wacquant, Tariq Ramadan, Eric Besson, Eric Zemmour, Daniel Mermet, le groupe Ministère des Affaires Populaires, les présentateurs du JT et des habitants des cités... Les slams et raps enregistrés pendant six mois sur la dalle du quartier des Pyramides à Evry leur répondent sur les grands écrans, mais cela aurait pu aussi bien se passer dans n'importe laquelle des 751 ZUS (Zones Urbaines Sensibles) que le Ministère de la Ville a étiquetées. Sur le moniteur central défile le nom de plus d'un millier de quartiers. Deux jeunes habitants des Pyramides, Ruben Djagoue et Sami Moqtassid, ont aussi tenu le micro et la caméra. Nicolas a ensuite superposé les couches d'images dans Director, subtiles textures, ralentis, effets de rémanence en accord avec les cadres et les mouvements à la fois émouvants, drôles et interrogateurs.
Nicolas Clauss rêve que les spectateurs empruntent le RER jusqu'à Evry, croisant les "jeunes" comme ceux qu'il a filmés, en espérant que leur regard aura changé lorsqu'ils reviendront vers la capitale. Pas seulement celui que nous portons sur les autres, mais celui que nous retournons vers nous-mêmes.