Il y a tant de professionnels zélés et compétents et suffisamment de commentateurs pour que j'évite de gloser sur les sujets qui font la une. Ce n'est pas que je vive dans un autre monde ou que l'actualité ne m'intéresse pas, encore que je préfère le recul de l'histoire et de la philosophie, mais ma voix n'ajouterait rien à ce qui se clame déjà. Je préfère donc chroniquer films, musiques, livres, expositions, spectacles dont la presse parle peu, privilégiant les compte-rendus bienveillants aux règlements de comptes. Mes billets d'humeur prennent parfois le contrepied lorsque l'unanimité s'exprime sur un point qui me hérisse. Par exemple les manifestations anti-Guerlain me semblent disproportionnées quand le racisme suinte de partout. Le vieux gâteux s'est excusé de son dérapage verbal alors qu'en France les descendants de ses anciennes colonies, noirs et nord-africains, souffrent toujours d'une ségrégation qui les pénalise à chaque pas. De même il est difficile d'attaquer telle ou telle enseigne délocalisatrice quand toutes ont recours à une main d'œuvre bon marché, mieux exploitable ailleurs qu'ici. Plus-value quand tu nous tiens ! Comment remplir son caddy ou son panier sans en être complice ? Les seuls qui y échappent crèvent la dalle.
Dimanche je discutais avec une enseignante non-gréviste, une jaune comme il est coutume de les nommer. Cette jeune amie, dévouée à ses élèves dans une banlieue tendue, aurait l'impression de les abandonner si elle se joignait au mouvement de protestation. Elle a beau être contre le gouvernement et en colère contre les conditions de travail qui lui sont imposées, les grèves ne la convainquent pas quant à leur efficacité. Elle se sent elle-même fétu de paille et ne saisit pas que l'union fait la force, la somme des unités faisant nombre. Je lui rappelle évidemment que sans les grèves de 1936 elle ne pourrait partir en vacances ce matin et que sans 1968 son mode de vie serait moins coloré. Son origine de classe ne favorise pas sa prise de conscience, mais tant d'individus agissent contre leurs intérêts, votant même pour leurs bourreaux quand l'illusion démocratique les pousse à mettre un bulletin dans l'urne funéraire.
Au fur et à mesure de la discussion, nous abordons les modes de résistance qui s'offrent à nous pour constater que les grèves ne sont peut-être pas le meilleur moyen de faire aboutir nos revendications, surtout lorsqu'elles sont impopulaires. Si l'imagination doit reprendre le pouvoir, n'est-il pas nécessaire de faire preuve d'invention aussi dans ce domaine ? Puisqu'on ne convainc personne qui ne veuille être convaincu, ne faut-il pas trouver des astuces pour rallier à nos côtés les sceptiques, les démobilisés, les frileux, les amers, enfin celles et ceux qui vibrent en sympathie avec le mouvement sans y participer, et même celles et ceux qui ne peuvent y adhérer parce que le vacarme et le chaos dérangent leurs habitudes et leur petit confort pourtant souvent modeste ? Il ne suffit pas de communier en allant se promener sur les grandes artères balisées avec quelques banderoles. L'enjeu est vital, la manifestation doit devenir virale.
Lorsque l'on envisage de faire fonctionner les transports publics gratuitement plutôt que de les bloquer on nous répond que la loi s'y oppose. Depuis quand devons-nous obéir à la loi si elle est inique et absurde ? Au lieu de tarir les pompes à essence, prenons-les d'assaut et servons-nous librement au self ! Si l'on veut attaquer le Capital au porte-feuilles puisque c'est sa seule "morale", refusons de nous faire plumer comme des poulets. Si je ne vois pas débarquer des cagoulés un de ces quatre à l'aube j'aurais de la chance ! Que les enseignants ouvrent les portes des collèges et accueillent les professionnels de leur discipline pour raconter l'Histoire de France au quotidien. La grève du zèle peut être joyeuse si ces nouveaux grévistes prennent le temps de faire correctement leur travail au lieu d'obéir aux cadences infernales. Qu'ils fabriquent du lien humain, de la convivialité, de la cordialité, de la solidarité, des notions que le Capital tente de broyer pour produire un rendement toujours plus juteux. Que les employés de banque et les comptables dévoilent les chiffres, que les guichetiers de la Préfecture de Bobigny accélèrent les cadences pour délivrer les autorisations de séjour et régulariser les sans-papiers, que les consignes iniques et destructives ne soient plus honorées ! Alors la grève deviendra un processus insurrectionnel permanent. On ne saura plus vivre autrement ni jouir de son travail qu'avec le sourire. Que voulez-vous ? On peut toujours rêver. Fut une époque où prendre ses rêves pour des réalités étaient les seuls mots d'ordre que tous et toutes pouvaient entendre.

English translation, thanks to Jonathan Buchsbaum.