70 novembre 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 30 novembre 2010

Ils s'en frottent les oreilles


L'atrium où nous travaillons toute la journée n'est pas chauffé. Puisque les lapins agitent leurs oreilles comme des maracas nous les imitons en tapant des pieds, mais les dalles restent de glace. Le magnétophone qui enregistre l'opéra Nabaz'mob n'entend que les rongeurs, car pour la première fois nous sommes en prise directe. Les 7 baies de 16 voies répartissent la musique en se calquant sur la position des 100 lapins dans l'espace, le timbre granuleux des v2 est fidèlement restitué par les haut-parleurs dissimulés au-dessus et sous leur podium. C'était l'occasion ou jamais de réaliser un bon enregistrement ! Nous avons pu vérifier les différences d'avec les v1, jeu par blocs au lieu des réactions individuelles habituelles, son plus rond et plus fort... Cette seconde génération de lapins est aussi nettement plus susceptible, certains s'interrompant et redémarrant quand cela leur chante. Se la péteraient-ils depuis qu'ils ont joué dans l'enceinte du Louvre, alors qu'ils ne connaissaient que Paris jusqu'à aujourd'hui ? Le jeu sur le contrôle et le chaos comme l'impossible système démocratique qu'ils entendent incarner (on devrait plutôt dire emplastiquer, mais nous risquerions une descente d'encagoulés au petit matin dans notre épicerie) sont d'autant plus explicites.


À EuraTechnologies la multitude des petits stands montés autour de Nabaz'mob pour Les rencontres Net inquiètent les animaux ventriloques qui n'aiment pas forcer sur leurs voix. Jusqu'au 16 décembre ils interpréteront notre opéra du lundi au vendredi de 8h à 20h (entrée libre) à l'invitation de la Mairie de Lille, de la Direction de la recherche, de l'enseignement supérieur et des TIC du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais dans le cadre de « Lille, ville d’arts du futur » dédié aux expérimentations « arts et nouvelles technologies » et visant à impulser des projets mêlant arts et innovation.
Si la capitale des Flandres est une ville belle et accueillante, nous n'avons pas poussé le bouchon jusqu'à monter sur la grande roue qui illumine la Grand Place, mais nous avons goûté le welsch d'une belle couleur carotte, des tourtes au maroilles, aux endives, aux poireaux, des moules, des frites, arrosés de bière comme il se doit, ayant bien besoin de nous réchauffer avant de reprendre la route...

lundi 29 novembre 2010

Nabaz'mob à Lille


Antoine Schmitt et moi installons Nabaz'mob à Lille dans l'atrium d'EuraTechnologies au milieu des palmiers et des plantes grasses. L'immense hall de 1600 m², lui-même au centre du pôle de 150 000 m² dédié aux Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), nous oblige à inaugurer une nouvelle configuration. La cathédrale de verre ayant beaucoup de similitudes acoustiques avec un hall de gare, le système de 24 microphones que nous utilisons régulièrement risquait d'être un vrai désastre. Pour la première fois chaque lapin sera sonorisé grâce au mini-jack caché dans le bas de son dos. Les 100 bestioles qui n'ont jusqu'ici paru en public qu'au Musée des Arts Décoratifs à Paris reprennent du service, car seuls les v2 possèdent ce petit derrière. Pendant cinq mois ils avaient interprété l'œuvre en boucle plus de 2000 fois ! Ce deuxième ensemble va donc devoir occuper 100 voies pour être mixé dans le panoramique qui restituera l'opéra, créé en 2004 au Centre Pompidou, auquel les v1 prêtent d'habitude leurs voix pendant leur périple autour du monde. Le podium est couvert d'une tente ouverte sur ses faces avant et arrière, donnant au chapiteau une allure de baraque de foire. Espérons que les informaticiens ne prendront pas l'œuvre, installée là jusqu'au 17 décembre, pour un stand de tir. Nos petits amis n'ont aucun sens de l'humour.

dimanche 28 novembre 2010

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais à l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.

samedi 27 novembre 2010

Double vue


Il y a des professions où les escrocs sont légion comme nombre de réparateurs qui peuvent vous vendre n'importe quoi lorsque l'on n'a aucune compétence dans le métier. Heureusement certains ont une morale et vous réconcilieraient avec l'humanité. Par exemple, le Garage Best à Montreuil, 90 rue du Midi, redore d'un coup le blason de tous ses confrères. Comme ma voiture est toute neuve je n'irai pas le voir de sitôt, mais je regrette de ne pas l'avoir connu plus tôt.
Je n'ai compris que très récemment que la plupart des ophtalmologistes ne sont que des pourvoyeurs d'ordonnances. Ils n'expliquent rien, ne réfléchissent pas aux usages particuliers de chacun, appliquant leur analyse physique machinalement pour que le rendez-vous soit le plus bref possible. Derrière, les opticiens font tout le travail, corrigeant le bâclage et en assument souvent les frais. J'ai dû ainsi changer mes verres progressifs inadaptés à ma pratique quotidienne pour une paire de vue lointaine, parfaite pour conduire à deux roues comme en quatre, et une autre de vue intermédiaire qui me permet enfin de lire et de voir mes interlocuteurs et trices. Je conserve mes anciennes montures de presbyte pour bouquiner. Je vais enfin voir net ce qui se passe à un mètre, mais quelle collection !
Les spécialistes sont des handicapés à l'esprit étroit qui ne conçoivent le monde que sous un seul angle. Les seuls que je respecte sont des généralistes avec des spécialités, ce qui leur confère en plus d'une vue large un petit supplément d'âme bienvenu en ces temps inhumains.

vendredi 26 novembre 2010

Le condamné à mort


Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.
En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »
La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.

jeudi 25 novembre 2010

Bon son de bon sens


Hier matin, discutant au téléphone avec Sacha Gattino, je suggérai de monter une agence de conseil en design sonore, généraliste. Entendre par là qu'il existe un potentiel considérable en ce domaine, tant d'entreprises produisant du son sans s'interroger sur une amélioration possible des conditions de travail, de consommation ou de création. Il y aurait tellement de lieux d'intervention qu'une armée de designers aurait de quoi travailler jusqu'à ce que mort s'en suive. Il ne s'agirait pas forcément d'intervenir matériellement, mais dans un premier temps de se pencher sur la question, occultée, méconnue, inexistante, alors que toute production sonore mériterait de la poser. Si le bon sens du système D ne suffit pas, des frais supplémentaires pourraient donner de l'ouvrage à maints corps de métier en rendant la vie franchement plus supportable, voire agréable à tous les usagers.
Neuf productions artistiques sur dix pâtissent d'avoir escamoté la question. Je souffre au cinéma où les dialogues, les bruitages utiles et le sirop musical illustratif envahissent l'espace sonore, au théâtre dont les haut-parleurs diffusent parfois une ambiance artificielle où l'on entend plus le matériel que ce qui est diffusé, dans les lieux publics où le vacarme urbain n'a rien à envier aux ambiances musicales censées couvrir le bruit des voix et aux décibels des magasins pour jeunes, je souffre dans la ville où rien n'est pensé pour les oreilles à de très rares exceptions près, je souffre que tout le monde s'en fiche pour avoir culturellement assimilé le son comme la cinquième roue du carrosse, un truc genre post-prod dans le meilleur des cas... La fréquence, le rythme, la couleur, l'harmonie, le renforcement d'un caractère, la douceur d'une détente, l'appel, l'alarme, l'illusion sonore pourraient changer nos vies.
Rêvons d'avoir à jouer le rôle de sound doctor comme il existe de plus en plus de script doctors. Et comme le rappelait Sacha, commençons par le silence.

Illustration : Moiré, œuvre interactive de Frédéric Durieu mise en musique par Jean-Jacques Birgé (1997-2001)

mercredi 24 novembre 2010

Croire ou conduire


À celles et ceux qui, avec raison, se méfient des machines je répondrai que les êtres humains ne valent guère mieux, d'autant qu'ils sont les concepteurs du monde mécanique où nous évoluons. N'y a-t-il d'autre logique que celle de nos cerveaux exploités pour leur servilité plus que pour leur potentiel critique ?
Comment expliquer les spammeurs qui infestent, empestent et infectent les commentaires de mon blog par tombereaux alors qu'au-dessus du bouton d'envoi j'ai spécifié dans les langues qu'ils utilisent :
Aucune PUBLICITÉ ne sera publiée
ADVERTISING won't be published
SPAMMERS, STOP SENDING... ?
Mais rien n'y fait. Chaque matin je découvre une trentaine de messages idiots que je ne mettrai pas en ligne puisque la console d'administration permet de filtrer les indésirables, vendeurs de chaussures ou de montres. Il est possible que le code, appelé captcha, censé éviter les spams automatiques ne soit plus opérationnel. Jusqu'ici il était a priori impossible aux robots pollueurs de répondre à une question visuelle faisant appel à une logique même rudimentaire, mais les obstinés ont peut-être trouvé le moyen de contourner l'obstacle, à moins que la main d'œuvre exploitée du tiers monde soit si lobotomisée par les tâches automatiques que cela prendrait plus de temps d'assimiler l'absurdité de leur obstination que de remplir la case vide.
Ma perplexité n'a d'égal que mon énervement devant la déshumanisation des individus et la médiocrité des systèmes de rentabilité. À partir de là interrompez votre lecture si vous ne voulez pas être étranglé par le nœud coulant de la narration méticuleuse de la bêtise faite homme.
Je me suis déjà ouvert ici des mystères du transport de marchandises. Chaque expédition ou réception de lapins en plastique, soit trois flight-cases d'un total de 150 kilos, donne lieu à une nouvelle péripétie. Cette fois UPS est hors de cause, puisque lundi dernier notre contact allemand charge DHL de nous rapporter le clapier. Arrivé mercredi matin à Paris, j'apprends vendredi que les flights sont en rade, car le transporteur n'a pas mon téléphone et ne peut me prévenir de la livraison. Mon numéro est évidemment écrit partout sur leurs parois ! Dans l'impossibilité de joindre DHL à Paris (leur site est si mal conçu que je vous livre solidairement leur standard récupéré en Allemagne : export 01 64 62 32 10 et import 01 64 62 32 14), leur succursale münichoise fera le joint. Si je ne m'étais pas inquiété nos bestioles seraient toujours enfermées dans quelque entrepôt à se geler les oreilles. Promesse de livraison est faite pour lundi matin et, en effet, à midi moins dix le chauffeur me prévient qu'il sera là dans dix minutes. Et puis rien. Deux heures plus tard la pause déjeuner est terminée. Le téléphone de la responsable est toujours sur répondeur et sa boîte est pleine, gag récurrent depuis plusieurs jours. Après cinq coups de fil à Augsburg j'apprends finalement que le camion a été empêché d'emprunter ma rue par des automobiles mal garées. Croyez-vous qu'il aurait pu me rappeler ? Je fais un scandale et le livreur revient du Raincy pour me refaire le coup du goulet. Cette fois je lui dis de ne pas bouger pour qu'Antoine et moi le rejoignions avec la Pépite et y transvasions le contenu. Comme je ne comprends pas son incapacité puisque des semi-remorques déchargent régulièrement à vingt mètres de chez nous, le chauffeur m'explique que son GPS avait beau être très clair la rue est trop étroite. Il n'a pas eu l'idée d'emprunter la suivante ou de faire le tour par l'autre côté. On ne contredit pas un GPS pas plus que l'on insulte Dieu.

mardi 23 novembre 2010

Un homme-orchestre entre les tables


Mon goût pour l'orchestre plutôt que pour des musiciens isolés m'a très tôt orienté vers des instruments qui puissent remplir tout l'espace sonore et vers la composition. Passer de l'orgue électrique, un Farfisa Professional, au synthétiseur, l'ARP 2600, ne m'empêcha jamais de jouer simultanément d'instruments à vent, cordes ou percussion, avec la bouche, le nez ou les pieds ! Si j'adorais, enfant, regarder l'homme-orchestre arpenter les grands boulevards, j'en appréciais l'aspect mobile autant que la palette de timbres et son chaos organisé.
Mon instrumentation était hélas trop encombrante pour me mouvoir sur scène et, pis encore, m'en échapper. Sans compter un plan de vol très chargé, le fil électrique à la patte qui s'étalait sur mes tréteaux comme une toile d'araignée m'emprisonnait, me transformant en homme-tronc. Le trait d'union scénique de l'orchestre au tronc nourrit son homme, contrairement au disque obole, mais ne résout pas la question de la balade. Malgré mon horreur de la musique pendant les repas j'aurais aimé jouer de table en table comme un violoniste tzigane, dans l'intimité des unes, la confidence des autres, dédiant chaque morceau à telle ou tel convive, sans risquer de reconduction à la frontière. Malheureusement, l'ambiance snob des lieux de jazz aujourd'hui peu propices à des débordements d'humanité, probablement due à une hiérarchie pyramidale et à la concurrence privilégiant les egos à une générosité du partage, toute tentative de casser le rituel en faisant descendre les artistes dans l'arène semble vouée à l'échec. Mes velléités spontex, entendre ici spontanéistes, terme dont nous affublions les maoïstes en leur temps, ont forcément rarement porté leurs fruits ! Il n'est pas question de penser que c'est cuit, car l'enjeu d'être cru reste l'apanage des poètes.
Je m'équipai néanmoins d'un dispositif électro-acoustique simple et mobile m'offrant la joie de jouer du Tenori-on, instrument japonais sur piles produisant son et lumière en me promenant parmi la foule. Ayant glissé deux aimants sous ma chemise pour percher mes haut-parleurs sur chacune de mes épaules, j'entends la musique plein pot (l'ORL visité le mois dernier attestera pourtant que je ne suis pas sourd) pour y avoir simplement branché le synthétiseur-échantillonneur-séquenceur lumineux que je tiens des deux mains en l'actionnant avec les pouces et, si besoin, les autres doigts. Mes timbres comprennent les sons d'usine, mais également des voix d'Elsa et des percussions de ma fabrication. J'en suis si content que j'esquisse même quelques pas de danse. On aura tout vu, mais pas tout entendu.

lundi 22 novembre 2010

Comme Steve McQueen


Ayant regardé Undercurrent (Lame de fond), un superbe Minnelli de 1946 conseillé par Elisabeth, où les rapports psychologiques et les appartenances de classe sont remarquablement mis en scène, nous avions envie de terminer la soirée par un film facile qui nous transporterait jusqu'à notre lit une fois les volets rouverts sur la pleine lune. C'est l'heure des comédies ou des polars. Va pour Bullitt que nous n'avions vu ni l'un ni l'autre depuis belles lurettes, à sa sortie début 1968 en ce qui me concerne.
Quelques mois plus tard, Peter Rambo (rien à voir avec le type qui fait de la gonflette), qui allait prendre la route pour manifester contre la guerre du Vietnam à la Convention Démocrate de Chicago, m'emmena au Fillmore West écouter Kaleidoscope et Grateful Dead dans une longue voiture américaine comme on en construisait encore à cette époque. Mes hôtes californiens étaient un peu plus âgés que moi qui n'avais que quinze ans, ce qui leur octroyait le droit de conduire et d'être assez fous pour rejouer la scène mémorable de Bullitt sans la partition de Lalo Schifrin. La voiture décollait du sol à chaque croisement et retombait sur la chaussée en faisant tonner ses amortisseurs. Je n'en menais pas large d'autant que je venais de tester les produits locaux pour la première fois de ma vie. Les light-shows psychédéliques et les guitares électriques achevèrent de me faire passer dans le nouveau monde, celui qui signale aux adolescents qu'il en est un autre.
Comme je raconte cette histoire à Françoise, elle m'apprend qu'elle entreprit aussi un remake de Bullitt. Un jour (comme un autre) qu'elle entendit que son avion allait s'envoler alors qu'elle était partie se promener dans Kennedy Airport, elle tenta en vain de passer. Les hôtesses refusèrent jusqu'à ce qu'elle explique que sa valise avait été enregistrée et s'envolait seule pour le Festival du Film de Toronto. Boum et reboum ! Les consignes de sécurité sont draconiennes. Au nom de la loi, comme Steve Mc Queen, elle réussit ainsi à faire rebrousser chemin au Boing et à embarquer !

dimanche 21 novembre 2010

Bagnolet avec vue sur la mer


Depuis que nous avions coupé le conifère qui avait rendu l'âme, je ne savais plus quoi faire au fond du jardin. La prolifération du reste de la végétation et l'absence de soleil à cet endroit empêchent les plantes d'y pousser. Anny avait suggéré de poser un grand miroir à plat sur la terre comme une mare qui réfléchirait le ciel ou encore de commander un trompe-l'œil à un peintre. J'ai toujours adoré les illusions d'optique et les murs peints au kitsch ensorceleur. Grâce à Raymond dont le carnet d'adresses ressemble au générique d'une super-production, Francis Gimgembre est entré en scène pour créer un bout de plage derrière le mur écroulé que j'avais imaginé. C'est si réussi que l'on croirait le mur en crépis de chaque côté du trou réalisé également par ses soins. Assisté par Sylvie, Francis a donné du relief aux briques, fait pousser un palmier, préparé l'embarcation qui nous emportera vers d'autres rivages en nous offrant de nouvelles perspectives. Désormais à Bagnolet nous avons vue sur la mer.

samedi 20 novembre 2010

Les dangers d'Internet mis en jeu


Il aura fallu deux ans pour que le "serious game" 2025 exmachina voit le jour sous forme de quatre épisodes évoquant les dangers d'Internet pour les jeunes adolescents qui publient tout et n'importe quoi sans penser aux conséquences. Celles-ci pouvant être tardives, l'équipe de Tralalere a choisi un récit de science-fiction où les agissements d'aujourd'hui poursuivent leurs auteurs quinze après. Il fallait être drôlement gonflées (l'équipe de tête est presque exclusivement féminine) pour proposer à mon camarade Nicolas Clauss de créer l'univers graphique, démarche radicalement différente des illustrations lénifiantes auxquelles on a habituellement droit pour ce genre d'objet. C'était la première fois que le peintre multimédia acceptait une commande qui allait l'occuper pendant de longs mois. Le résultat est magistral. Ses ombres chinoises donnent à l'ensemble une tonalité qui nous transporte dans le temps sans que les aller et retours nous heurtent au delà du message pédagogique que le scénario imaginé par Sophie de Quatrebarbes et décliné par Anne Schiller impose. J'ai raconté ici les principes qui me guidèrent dans la partition musicale que j'imaginai pour accompagner les images de Nicolas, utilisant essentiellement les sons électroniques du V-Synth et des reportages enregistrés dans les lieux réels. Notre travail commun se reconnaît plus dans les séquences linéaires ou interactives que dans les parties jeu qui nous échappent un peu, n'étant gamer ni l'un ni l'autre. Notre impatience dans ces passages construit un fossé entre les jeunes qui s'y adonnent et nous qui recherchons plutôt à créer un univers artistique plus contemplatif que ludique.


En plus du site Internet déjà en accès totalement libre, 2025 exmachina doit être tiré à 80 000 exemplaires en CD-Rom. Le lancement qui aura lieu au Salon Européen de l'Éducation (Porte de Versailles, pavillon 7/2, stand CE40) du 25 au 28 novembre autour du thème "numérique et citoyenneté", s'accompagne, entre autres, de sympathiques cartes postales, badges, affiches, etc. avec les images de Nicolas ! Le site, très complet, comporte un espace pédagogique largement exploité dans les collèges. Le jeu sera très prochainement adapté pour téléphone mobile.
Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce projet je n'étais pas très convaincu de son opportunité civique, mais l'actualité récente montre à quel point Tralalere avait vu juste, après les différentes affaires qui ébranlent les réseaux sociaux, en particulier FaceBook, expulsion de lycéens s'étant ouverts de leur révolte, licenciement de salariés ayant dénoncé leur entreprise, etc. Si les usagers se sentent libres de s'exprimer sur ces espaces virtuels, ne sont-ils pas les dindons d'une farce qui les livre en pâture qui au marché, qui au patronat, qui à la police de plus en plus encline à surveiller les communications sans aucun respect de la vie privée et, pire, de la loi ?

vendredi 19 novembre 2010

L'accumulateur accumulé


Petite déception avec la rétrospective Arman au Centre Pompidou. J'apprécie pourtant son travail comme celui de nombre d'artistes abusivement regroupés sous le nom de "Nouveaux Réalistes".
Les étiquettes plaisent aux critiques plus qu'à celles et ceux qui en sont affublés. Le terme est toujours impropre, l'association réductrice. Chaque artiste a son monde et ses raisons. La communauté de style n'existe que dans la copie ou, soyons magnanime, l'inspiration, mais ce sont les conditions historiques, le plus souvent socio-économiques ou matérielles, qui dessinent les courants au delà des personnalités. Lorsque l'on évoque la mode ou l'air du temps une tendance superficielle est de les appliquer aux styles plutôt qu'aux méthodes. Si le tube en plomb permet aux peintres de sortir de leurs ateliers pour aller peindre sur nature, cela ne signifie pas forcément que tous les "Impressionnistes" se ressemblent. Les points communs existent certes, mais ce sont les différences, les indisciplines, qui font l'intérêt de chacun, individualistes forcenés en rupture de ban pour la plupart.
J'aime ainsi le côté enfant joueur que Tinguely hérita de Calder et son cirque, les déplacements tarabiscotés de Spoerri qui sentent la vieille terre, la mémoire lacérée de Raymond Hains et Jacques Villeglé, mais le monochrome Yves Klein me fait plutôt penser à certains Fluxus. Je risque de me faire taper sur les doigts par les gardiens du temple... De même, si Niki de Saint-Phalle me rappelle agréablement l'art brut d'Amérique Centrale, César m'a toujours barbé avant même que les honneurs ne le corrompent... Etcétéra. Revenons à notre mouton noir.
Au sixième étage du Centre, l'accrochage des œuvres d'Arman ne produit hélas aucune dialectique. Je n'y ai perçu aucune syntaxe qui éclaire son travail. Au contraire, l'accumulation d'accumulations devient redondante, atténuant le choc que l'on peut ressentir face à l'un de ses tableaux ou l'une de ses sculptures lorsqu'ils sont présentés in situ, comme Long Term Parking à Jouy-en-Josas ou Espoir de paix à Beyrouth, ou lors d'une exposition collective. C'est absurde, mais après avoir vu les œuvres originales mercredi dernier j'ai eu plus de plaisir à les retrouver dans l'épais catalogue où tourner les pages me permet des correspondances que le Musée interdit. J'étais tout de même heureux de découvrir des pièces que je ne connaissais pas comme ses colères incendiaires, intéressé de constater l'influence de Pollock et enchanté de revoir les instruments de musique explosés qui ne peuvent que réjouir ou bouleverser les musiciens dans la relation qu'ils entretiennent avec le leur(re). Malgré tout à force de plein, on fait le vide.

jeudi 18 novembre 2010

42. Fond de verre


Le vaisseau est si profond qu'on penserait la quille interminable. L'ascenseur qui porte la signature de la Déesse met Max mal à l'aise. Les deux filles accroupies n'ont rien remarqué, occupées à comprendre comment fonctionnent les fermetures magnétiques de leurs sandales sur coussin d'air, un truc ahurissant limitant les frottements et qui donne l'impression de planer au-dessus du sol. La trajectoire de la cabine est étrangement courbe. Ce que l'on perçoit du tunnel donne la sensation d'une coulisse de trombone contrebasse. C'est l'image qui s'est imposée toute seule à Max qui n'en a jamais vu et ne sait même pas si cela existe. Dans sa jeunesse il avait joué de ce biniou dans un orchestre d'improvisateurs que les profanes assimilaient à du free jazz. Mais il n'avait jamais swingué une cacahuète et préférait souffler dans son embouchure en imaginant des figures impossibles, des volutes de fumée et des gestes de cow-boy dont le lasso attrapait le rythme de la batterie pour lui serrer le kiki. Les syncopes n'en étaient que plus hirsutes et les mélodies plus improbables. D'avoir toujours fonctionné par images lui avait permis de se structurer pendant sa période muette où sa tignasse avait tenu la place d'une portée de mille lignes, ce qui s'y était accroché figurant autant de notes et d'altérations. On ne sait plus quoi inventer. Certains auraient pu croire à une partition de musique contemporaine, mais c'eut été franchement injouable à moins de prendre quelque liberté avec l'original. De toute manière il n'aurait pas eu le choix, tatouage indélébile des artistes véritables. Son pétage de plombs remontait parfois à la surface comme des bouffées délirantes, heureusement très brèves, mais d'une intensité pouvant devenir déstabilisante et dangereuse selon la place où il se trouvait quand ça le prenait. L'habitacle se stabilise et ses portes s'ouvrent sur un couloir de verre où sont projetées toutes sortes de données plus mathématiques que littéraires. Max aurait aimé se pencher sur ces équations surmontant cadrans, camemberts, jauges, compas, etcétéra, mais la petite dame qui leur sert de guide presse le pas et les invite à pénétrer dans une salle de réunion où trône un magnifique aquarium. Un de leurs accompagnateurs fait remarquer que, question d'échelle, c'est plutôt la Pia qui fait figure d'accessoire aquariophile. L'immersion est le plus beau spectacle dont un être humain puisse rêver. Une nuée fluorescente force l'admiration d'Ilona qui vient d'un pays encerclé de montagnes. L'écran s'anime, comme si l'invisible était révélé par quelque processus chimique. L'un et l'autre sont vrais et sont faux. Si la vision est sous-marine, nous sommes en présence d'une vision en réalité augmentée permettant d'admirer toute une panoplie d'événements recomposés à partir des instruments d'analyse dont le navire est truffé. Mais l'heure n'est pas à la contemplation.
Les explications sont toujours moins excitantes que les projections mentales. Le mystère n'en est plus un dès lors qu'il est révélé. Il faut néanmoins se mettre à table. Il n'y a que dix chaises pour onze convives. Stella s'assied la première en susurrant que le jeu des chaises musicales n'a jamais été son fort. Sont présents nos trois amis, le second du Capitaine, la petite dame qui ponctue toutes les interventions d'onomatopées très imagées et les deux grandes filles en blouse blanche que Stella baptisera Pinguy et Pongua suite à leur intervention chorale, un Asiatique très confus mais plutôt rigolo, les deux gars qui les avaient reçus à leur arrivée sur le bateau dont un restera donc debout et un vieux mieux effacé qui passe son temps à régler son sonotone. Comme la réunion va durer deux heures Stella prend des notes et tentera plus tard de résumer la situation.

mercredi 17 novembre 2010

Optimisation de l'axe au détriment du champ


Expérience ophtalmologique, mardi 17h, rentrer chez soi avec de nouvelles lunettes, les premières à verres progressifs. Aucune chute dans les escaliers du métro, pas d'accident en traversant la rue. Remarques positives : meilleur point de loin, vue rapprochée sans changer de monture, nouveau look. Effets secondaires : champ de vision atrophiée de près, de loin, intermédiaire, il n'y a qu'en fermant les yeux que je reconnais un bout de mon univers. Détail inhérent à la presbytie : pas de détail, impossible de lire plus de quatre mots sans devoir tourner la tête, même un livre de poche doit se parcourir en trois sections verticales, tout est morcelé et doit être recomposé, impraticable, quant à l'écran de l'ordinateur mieux vaut repasser à la plume d'oie ou au stylo bille, c'est le test le moins concluant, sur petit et grand écran. En ce qui concerne l'hypermétropie le champ passe de 160° à 80° d'ouverture, les bords sont largement flous. Astigmatie ? Quand je tourne la tête j'ai l'impression d'avoir un fish-eye vissé sur le nez, les bords se déforment et tanguent sauvagement. Avantage : appétit coupé, cure d'amaigrissement en perspective. Première conclusion : conduite facilitée à condition de ne pas faire de marche arrière pour se garer et cela permet de suivre un plan en même temps que l'on conduit, mais l'attention se relâche tout de même en cas de coup de téléphone simultané. Deuxième conclusion : impossible de travailler si l'on a besoin d'embrasser une grande surface du regard. Composer de la musique (graphes, partitions, ordinateur, etc.), écrire un texte (lecture diagonale, corrections, vision poétique, etc.), choisir une image parmi plusieurs, taper sur un clavier quand on regarde ses doigts ou exécuter quelque travail nécessitant un certain recul sont à proscrire. Les verres progressifs améliorent l'axe au détriment du champ. Dès que la latéralité entre en jeu c'est l'horreur. Le panoramique permanent devient obligatoire. Peut-être est-ce bénéfique à l'arthrose cervicale ? La déception est à la hauteur de la douloureuse. Il paraît qu'il faut une semaine pour s'habituer. Rendez-vous dans huit jours.

mardi 16 novembre 2010

41. Sur le billard


Il fait basculer sa tête comme la mappemonde de verre d'où l'on tire les gagnants du loto, une série de chiffres orphelins dont aucune équation ne saurait révéler le cruel mensonge. Il devra s'inventer une nouvelle famille de 0 et de 1. Au jeu de la vérité il n'y avait eu que des perdants. Sur son oreiller ses efforts panoramiques décrivent une succession de colonnes remplies d'un liquide trop bleu pour avoir été puisée en mer. Il se raccroche au bastingage du chapiteau. La noirceur du ciel l'aurait fait se prendre pour un aveugle. Le découpage rococo n'indique aucune présence humaine. De son point de vue, il peut seulement deviner le dessus, plus haut que les arbres, un jardin d'algues, d'anémones et d'oursins, la lave dorée traversant la croûte comme un onctueux camembert avant les lois du cru et du cuit. Sa nausée l'empêche de se rappeler les fondations de l'an pire, vomissant les fruits gorgés de soleil et des inventions qui ne servent plus à rien, un vague souvenir en attendant la prochaine marée. On meurt partout, tout le temps et par tous les temps.
Il n'est pas fou. Si ses pensées carambolent dans un fracas de tôle froissée, c'est que la vie coule toujours dans ses veines. Il y a comme un grand trou au milieu de nulle part. Une part de tarte qui n'aurait jamais connu la lame du couteau. Pourquoi lui ? Pourquoi moi ! La question se pose chaque fois que nous sommes freinés dans notre élan. Le vide s'oppose à la fluidité de notre éducation et des raisons qui nous font perpétuer les souffrances apprises par cœur. Il y a une seconde avant et une seconde après. On est tout petit ou très loin. C'est pareil ! On se voudrait maître de son destin quand tout contribue à vous prouver le contraire. La barre à gauche, crie le Capitaine, mais c'est un mirage, une voix intérieure, tout s'opère à distance, c'est très sophistiqué. L'extraction des implants est un passage obligé pour tous les passagers. Cette chirurgie étymologique a valeur d'adoption par l'équipage. Chacun, chacune porte une petite cicatrice en étoile. Minuscule, là aussi on dit qu'elle est à des années lumière du regard que nous portons sur la nouvelle société, ce monstre enveloppé d'une camisole à l'odeur de linceul. Le navire figurerait le paradis s'il n'était ce fantôme fauve qui attend son heure pour bondir hors de la nuit et du brouillard des ondes qui le rendent invisible aux sondes et satellites de l'ennemi.
Le jour, un faux soleil, très bas, le trompe, permettant à la flotte d'avancer en ne se préoccupant que des rencontres physiques. N'importe quel radar classique fait l'affaire. Au réveil il voit la mousse autour de l'étoile dans un petit tube comme si ç'avait été une appendicite, une cédille à l'objet du désir. Sur la couchette à sa droite Ilona est encore endormie, mais Stella, tournée sur le côté, regarde son père hilare et rassurée de l'entendre demander un verre de quelque chose de bon à boire. Elle lui raconte avoir d'abord été inquiète lorsqu'il délirait. Il disait que deux petits singes du temple d'en face avec des chapeaux rigolos étaient venus lui parler à la fenêtre, une large baie vitrée qui s'ouvre sur le jardin d'hiver. Comme s'il y avait encore des saisons ! Et puis s'énervant contre le présentateur de la télé qui voulait emmener Ilona en voyage de noces, il avait sorti une bouteille d'alcool à 90° de sous son drap pour s'en avaler une rasade. Heureusement le bouchon était trop serré et il s'était rendormi.
Tous trois sont attendus dès qu'ils seront sur pied pour un petit déjeuner debriefing dont ils ne peuvent avoir la moindre idée en l'état. Tous leurs états. Sont-ils à même de pressentir le plus improbable dénouement ? Des larmes chaudes coulent des yeux de Max, soulagé que le plomb puisse se transformer en or dès lors que l'on en comprend le sens. L'alchimie serait donc un acte de résistance, un mouvement critique, une démarche digne de cette humanité perdue et si longtemps convoitée par celles et ceux qui la croyaient à jamais perdue.

Rappel : le premier épisode a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction. L'ensemble sera constitué de 50 épisodes. Le précédent remontait au 28 août 2010.

lundi 15 novembre 2010

Le gros mégalo


Certains collègues ont cru déceler de la mégalomanie au vu des portraits de ma tronche dans la section biographique de mon site. Ils se trompent. Je n'apparais qu'une seule fois sur la pochette d'un de mes disques et mes portraits ne sont qu'un échantillon de photos libres de droits que je suggère de télécharger à quiconque me demande une photo pour m'éviter d'avoir à la choisir et à leur envoyer.
Un très bon ami m'avoue, un peu ennuyé, que certaines de ses relations me prennent donc pour un mégalo. Ce ne sont évidemment aucun de mes proches, qui me connaissent et savent faire la part des choses entre le petit gars au quotidien et l'homme public.
Il est hélas vrai que j'ai toujours besoin de me justifier (sic), défaut inhérent à mes origines musicalement autodidactes et à la nature anticonformiste de mes créations, artistiques ou culinaires. La fâcheuse tendance à l'auto-promotion fut entamée il y a fort longtemps quand il fallut bien que quelqu'un fasse le boulot, même si c'est maladroit et risque de jouer de mauvais tours. La mégalomanie est une pathologie consistant en un désir excessif de gloire, de puissance ou l'illusion qu'on les possède. Le désir de plaire est banal chez un artiste. C'est d'autant plus louche lorsque l'on choisit de créer ses propres formes, s'éloignant sciemment d'un succès facile. Affirmations ou illusions, il ne reste plus qu'à apporter les preuves de ce que l'on avance. Lorsque l'on pète plus haut que son cul il suffit de monter sur un tabouret pour rattraper l'effluve ou bien perdre la face. Vers vingt ans j'ai su que j'aurais du mal à imposer mes vues et qu'il fallait donc laisser des traces qui prouvent faits et dates. J'ai ainsi fondé le label de disques GRRR en 1975 et archivé sons, images, textes, presse, etc. en prévision des critiques et doutes qui ne manqueraient pas d'apparaître chemin faisant. Et pas qu'émanant des autres !
Que mes détracteurs ou les dubitatifs s'intéressent plus sérieusement à mon travail dont une partie est déjà accessible pour peu que l'on s'y penche. Bientôt sera gratuitement mis en ligne un nombre considérable de pièces musicales enregistrées pendant les quarante dernières années. J'en ai déjà numérisé 220 qui n'attendent que le feu vert du webmestre Jacques, soit plus de 35 heures ! Il n'y a pas que des chefs d'œuvre bien évidemment, mais toutes témoignent d'une intense activité et la profusion de mes idées. Je comprends que l'on n'y soit pas sensible et n'y vois aucun inconvénient. Heureusement plus je vieillis plus mon potentiel de crédibilité augmente. La route est encore longue. Lorsque j'essayai de convaincre ma propre fille en étalant la presse dithyrambique et la liste des prix qui me furent décernés, elle me répondit gentiment que j'avais dû les droguer ! Y voir d'autre part l'expression d'une revanche est tout à fait correct. J'en ai bavé des ronds de chapeau, particulièrement à mes débuts. Je ne peux m'empêcher de penser aux individus qui m'ont conseillé d'exercer un autre métier alors qu'eux l'ont quitté il y a belles lurettes ni aux succès que j'ai remportés à ma néanmoins très grande surprise.
Pour donner du grain à moudre aux médisants ou aux jaloux je conseille le billet Orgueil que j'eus la faiblesse d'écrire un jour de colère. Avoir la grosse tête en la gardant froide me paraît plus dynamique et encourageant que de flipper dans son coin comme un rat mort :


J'ai choisi. Si j'avance quelque vantardise qui vous paraît exagérée, n'hésitez pas à me la signaler. Je promets de répondre à toute allégation sérieuse en apportant des preuves ou en me confondant en excuses pour rétablir la vérité, s'il en est une seule et unique, ce dont je doute évidemment. Tenir un journal quotidien sans faillir malgré des variations d'humeur et un emploi du temps souvent délirant, y raconter sa vie, produire une œuvre multiforme, publier des réflexions sur toutes sortes de choses exposent forcément à la critique. C'est bien fait pour moi, je l'ai cherchée. Elle m'a toujours fait progresser, mais certains billets, comme celui-ci, me dépriment de les avoir écrits.

dimanche 14 novembre 2010

La femme est le prolétaire de l'homme


En 1975, assistant de Charles Bitsch pour un disque 33 tours 30cm édité par le Parti Communiste Français commémorant l'année de la femme, je fus confirmé dans mes convictions lorsque le Comité Central nous refusa la phrase d'Engels, "la femme est le prolétaire de l'homme". On nous répondit que c'était trop dur. Ont-ils imaginé que les hommes ne sauraient voir la vérité en face ? Un peu comme La mémoire meurtrie, le film sur les camps de Brian Blake et Lord Sidney Bernstein dont Alfred Hitchcock avait été le conseiller technique et qui fut censuré jusqu'en 1985 de peur que l'Allemagne ne s'en relève pas ? On ne pouvait pourtant être plus clair.
Pour avoir toujours vécu avec des féministes, je note pourtant que le machisme est partout inscrit dans nos us et coutumes, et dans nos réflexes. Que nous échangions les rôles dans nos activités quotidiennes, certains gestes restent ceux des femmes ou des hommes. Pouvons-nous prétendre qu'il n'existe pas d'attribution dévolue culturellement aux unes ou aux autres ? Passez simplement en revue les tâches ménagères dans votre propre maison. La parité qui veut forcer les usages par la loi est aussi absurde que tous les quotas. Peut-être est-ce un passage, mais en l'état elle pousse les femmes à emprunter les pires attributs de la masculinité. Seule la ségrégation et la condescendance sont condamnables. La galanterie en est le comble.
Nous ne fonctionnons pas de manière identique. L'orgasme mâle n'est déjà pas celui de la femelle. Nos désirs ne peuvent se confondre. Homme ou femme responsables, notre prise de conscience avance le volontarisme contre la culpabilité, mais comment vivre une utopie dans un carcan ? Si l'on ne peut nier les différences entre les hommes, entre les hommes et les femmes non plus, il s'agira de les valoriser, les honorer et prendre en exemple le meilleur de chacun et chacune (individuellement) plutôt que de jouer la rivalité.
Quant aux Gentils coquelicots, mesdames, joliment collés par Adelaide dans sa salle de bain, qui m'inspirent ce billet trop sommaire, ils sont plus rouges que les paroles de la chanson idiote qui clame "que les hommes ne valent rien, et les garçons encore bien moins ! Des dames, il ne me dit rien, mais des d'moiselles beaucoup de bien". Le machisme se cache dans tout ce qui fait la différence sans en interroger le sens.

samedi 13 novembre 2010

Devoir d'insolence


Retourné m'acheter Nique la France pour mon anniversaire, Nicolas demande au libraire de La réserve à Mantes combien il en a vendus. Quatre, répond-il fièrement. Sauf que c'est mon copain qui lui avait pris les quatre ! Douze euros pour un petit livre plein de photos le majeur en l'air, de textes où est revendiqué que décidément "exister, c'est exister politiquement" et un CD 12 titres où le rap engagé s'accompagne à l'accordéon, à la guitare et aux percussions, ce n'est plus la question de savoir si c'est donné, la nécessité de soutenir une initiative aussi salutaire que jubilatoire se dessine au fil des pages et des plages.
Z.E.P., pour Zone d'Expression Populaire, dénonce avec aplomb et intelligence l'image que le pouvoir donne des jeunes des quartiers. Les textes de Saïd Bouamama, sociologue et docteur en socio-économie, fustigent l'identité nationale et la fabrication d'un ennemi de l'intérieur, la nostalgie coloniale et la politique de la menace, l'islamophobie comme arme de destruction massive, les exemples de réussite et les fayots de la république, ils révèlent l'importance de la question palestinienne et revendiquent la légitimité de la révolte des quartiers et leur impatience. Les dizaines de doigts d'honneur photographiés par Pitinome et Pib sont marrants, mais leur systématisme n'a pas la force des paroles des chansons du disque.
L'album Devoir d'insolence est téléchargeable gratuitement sur le site de Z.E.P., mais il est indispensable de soutenir une si enthousiasmante initiative en achetant les 144 pages de papier et la galette en plastique (Darna Edition). Si la musique dresse un pont entre le rap et la chanson française, les paroles de Z.E.P. sont mieux aiguisées que tous les discours. C'est dense. Vous vous surprendrez à fredonner "T'as vu la gueule du patrimoine, on a foutu le bordel avec nos tronches de polygames, ça jase..." Le p'tit beur qui rape sur du musette raille le paternalisme et le racisme dominants. Les refrains entonnent "Nique la France et son passé colonialiste, ses odeurs, ses relents et ses réflexes paternalistes, nique la France et son histoire impérialiste, ses murs, ses remparts et ses délires capitalistes", mais ce sont les couplets qui font sens en contant les détails d'un quotidien révoltant. Pas de baratin !, ils résistent avec les moyens du bord. Les documents sonores et les citations arabes et kabyles sont remarquablement choisis. Leurs mots sont plus justes que les miens. Ça sautille comme une fête, parce que la résistance, contrairement au renoncement, est euphorique. Si vous désespérez devant l'inanité des paroles de la chanson contemporaine, écoutez le langage de la rue, les gars de Z.E.P. s'y entendent et ils nous redonnent l'espoir qu'aucun tribun n'est plus capable d'insuffler !

vendredi 12 novembre 2010

Déjà 35 heures inédites


Impossible de m'arrêter de numériser à tour de bras depuis que j'ai mis l'oreille dans les archives. Je retrouve quantité d'œuvres dont je n'avais plus aucun souvenir. Il faut parfois que je reconnaisse mes camarades et mes tourneries pour croire ce que j'entends. Les disques et les spectacles ont occulté tout ce que nous n'avions pas édité.
Il était moins une car une partie des bandes lisses se désagrège, déposant une couche collante sur les têtes du magnétophone. S'en suivent hoquets et ralentis. Cinq cotons-tiges imbibés d'alcool sont nécessaires pour décoller la bouillie marron. Certaines ont mieux résisté au temps que d'autres, mais j'arrive à sauver presque tout.
La mise en ligne prochaine de mon site rénové (sur la capture-écran encore à l'état d'ébauche) a généré cette immersion dans mon passé et celui d'Un Drame Musical Instantané. Sous la trentaine d'albums produits depuis 1975, l'iceberg a déjà fait remonté 35 heures d'inédits sans que je ne me sois encore attaqué aux concerts, ni aux musiques de film, aux expositions, encore moins à tout ce qui touche au multimédia. À côté des disques collectifs auxquels nous avons contribué un peu partout sur la planète et que je compile, j'ai exhumé 24 heures d'inédits du trio original avec Bernard Vitet et Francis Gorgé, quelquefois en quartet avec la chanteuse Tamia, datant de nos débuts en 1977 (série des Poisons). Le choc est d'autant énorme qu'aucun de nous n'a réécouté quoi que ce soit depuis lors. J'ai constitué des albums virtuels correspondant à des projets comme L'argent (d'après le film de 3h10 de Marcel L'Herbier), Let My Children Hear Music (musique de Charles Mingus), Machiavel Live (avec entre autres Philippe Deschepper et DJ Nem), les chansons dont celles écrites pour ma fille Elsa lorsqu'elle était enfant, les remix du Drame par Thurston Moore, Le Tone, Aki Onda, etc., des improvisations avec Colette Magny, Hélène Sage, Françoise Achard, Sacha Gattino, etc., des commandes institutionnelles, des clips, des enregistrements antérieurs à 1974... Les styles varient, mais la "patte" est homogène. Plus je creuse, plus j'en découvre de nouvelles strates. Le filon semble intarissable.
Il m'est apparu plus juste de livrer tout cela gracieusement plutôt que cela meurt sous la poussière au gré des variations climatiques. Ces dizaines d'heures de musique (je continuerai au fur et à mesure mon exploration lorsque ce sera en ligne) seront écoutables en direct sur Radio Drame en ordre aléatoire ou en sélectionnant un album ou un morceau (nombreux dépassent la demi-heure, mais il y a aussi plein de petits machins). Tous ces MP3 seront également téléchargeables. Je passe un temps fou à chercher et taper les dates, l'instrumentation et les notes afférentes.
Si les disques sont en vente, un bouton permettra aux donateurs de soutenir l'entreprise. Je ne me fais pas trop d'illusions au vu de l'essai avec l'œuvre interactive Machiavel. Les amateurs téléchargent le scratch vidéo interactif sans se rendre compte que cela représente un travail considérable qui n'est pas rétribué. Certains invités se pointent les mains vides. On les réinvitera quand même, mais un petit geste fait tellement plaisir !
Faisons circuler la musique plutôt que la protéger jalousement. Si j'approche, ici et ailleurs, des 2000 articles en cinq ans, j'ai composé plus d'un millier d'œuvres depuis mes débuts, des minuscules aux grands fleuves, la plupart du temps en collaboration avec mes meilleurs amis. C'est cette histoire que chante la musique et que je suis fier de partager grâce aux ressources du Net, en agrandissant le cercle. Je suis impatient.

jeudi 11 novembre 2010

L'orchestre de la Troisième Oreille


Du Macbeth de Roman Polanski il ne me reste en mémoire que la forêt qui s'avance et la musique de Third Ear Band, d'ailleurs pas en situation, mais seulement le disque qu'un copain m'avait prêté en 1972. La mélodie que ma mémoire associait à une voix d'enfant m'a probablement autant marqué que celle du Petit Chevalier dans Desertshore de Nico ou Quiet Dawn avec Waheeda Massey dans Attica Blues d'Archie Shepp. Mais Fleance (chanté par le jeune comédien Keith Chegwin ?) est certainement ce qui me trottait inconsciemment dans la tête lorsque j'écrivis avec Bernard Vitet le prélude de ¡ Vivan las utopias ! pour ma fille Elsa dans la compilation Buenaventura Durruti du label nato.
À la réécoute de la partition sonore rééditée en CD je m'aperçois que l'orchestre de la Troisième Oreille eut une influence considérable sur mon travail. Mélange de musique médiévale ou modale, de rock électrique, de free jazz et de bruitages, à la fois très composée et parfaitement improvisée, leur musique ne ressemble à rien, si ce n'est aux réminiscences que d'autres développeront dans les quarante années qui suivront. Les grincements d'archet de Simon House et les chocs distordus de la guitare électrique de Paul Buckmaster répondent aux ragas et aux drones d'influence indienne de Glen Sweeney, le hautbois et le flageolet de Paul Minns se mêlent aux sons électroniques du VCS3, pour construire une sorte de free folk extrêmement lyrique, emprunt de magie noire et de tragédie shakespearienne.
Pendant que j'y étais, autant commander en même temps les deux premiers albums, Alchemy (1969) et Elements (1970) qui précédèrent Macbeth. Moins "Dramatiques" au sens théâtral du terme, ils confirment que l'improvisation n'est pas un genre, mais qu'il s'agit essentiellement de réduire le temps entre la composition et l'interprétation. Je me laisse porter par les paysages sonores que Third Ear Band dresse, privilégiant les plans d'ensemble et les effets de groupe à la virtuosité bavarde des solistes, construisant des évocations sonores qui m'entraînent loin de nos côtes.

mercredi 10 novembre 2010

Saints hommes en double page


De temps en temps j'attrape un de ces journaux gratuits qui polluent le métro et les cerveaux de ses usagers, histoire de savoir ce qui se trame ailleurs que dans ma petite sphère protégée. J'avais déjà constaté le gigantesque décalage entre les quotidiens Libération et Le Monde et leurs suppléments gratuits financés par les annonceurs proposant des objets de luxe à des prix dont peu de lecteurs peuvent imaginer la véracité tant ils atteignent des sommets d'arrogance en ces périodes de crise. Mais cette fois le torchon DirectSoir de lundi dernier me tombe des mains à moins que ce soit moi qui parte à la renverse devant tant de médiocrité snobinarde (le snobisme consiste à adopter les attributs d'une classe qui n'est pas la sienne) et de m'as-tu vu tendance. Approchons-nous de la double page "En mode design" pour en découvrir le sommaire, soit par ordre d'apparitions, car il s'agit des icônes d'une nouvelle religion, Jeff Koons, Philippe Starck, Jean-Michel Basquiat (... l'art ait son âme), Ben, Takashi Murakami et Damien Hirst... L'opulence du clergé n'a jamais choqué les fidèles. Que cela ne nous empêche pas de dénoncer la supercherie qui consiste à faire rêver les pauvres en leur agitant sous le nez des appâts inaccessibles, en les plumant au passage, la consommation étant au même tarif que toutes les loteries cautionnées par l'État.
Attention, prévient le journaliste compilateur, il n'y en aura pas pour tout le monde !, des fois qu'on hésite à se payer la montre mythique G-Schock de Casio à 4000€ de Murakami. Rassurons-nous, les profits générés par la vente de la gamme "crème de corps" de Kiehl's, customisée par Koons avec son œuvre Tulips, seront versés à The Koons Family Institute qui lutte contre l'exploitation et l'enlèvement des enfants tandis que 10% du prix de vente des Chuck Taylor All Star de Converse personnalisées par Hirst seront reversés au Fonds mondial de la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Alors rien pour les pauvres ? Pas d'affolement, le T-shirt Rica Lewis à 25€ permet à Ben de proclamer que "L'art est partout" et Starck de délivrer "L'air du temps" avec son flacon Nina Ricci à 69€, une misère ! J'ignore comment Basquiat se retrouve pour la troisième saison consécutive avec les hommages de Reebok à 110€, mais j'espère qu'il se retourne dans sa tombe. Ah les saints hommes !

mardi 9 novembre 2010

Tel a prix qui croyait prendre


Je perds le fil de mes lectures si je les morcelle trop. Reprendre en amont me donne l'impression de faire du surplace. Je confonds les personnages, mélange les récits. Il n'y a qu'en vacances que je dévore un livre par jour. Comme pour un film, cette continuité m'est indispensable pour saisir la narration et surtout le style, le rythme des mots, la structure des phrases...
Événement exceptionnel en ce qui me concerne, j'ai lu le Goncourt et terminé hier soir le Prix Renaudot !
Ma collaboration avec Michel Houellebecq pour les CD Le sens du combat et surtout Établissement d'un ciel d'alternance que j'ai également produit me pousse forcément à la curiosité, d'autant que j'ai toujours eu une tendresse pour le poète malgré ses provocations absurdes que seule l'impatience devant l'inanité des questions des journalistes avait motivées. Son dernier roman renoue avec Extension du domaine de la lutte par son humour. Si j'ai eu un peu de mal au début, j'ai embrayé dès la seconde partie quand l'auteur en devient l'un des personnages. Les trois parties ressemblent aux mouvements d'une symphonie jusqu'à son ultime résolution. Sa critique du monde de l'art moderne est franchement aussi drôle que le rôle qu'il s'attribue, mais le texte est cette fois plus fort que la musique des mots. Je ne suis pas certain que La carte et le territoire mérite le Goncourt plutôt que toute son œuvre littéraire, pierre précieuse aux couleurs glauques qui réfléchit les facettes d'un auteur décrié, mais dont le style fait foi.
Celui de Virginie Despentes m'a nettement moins convaincu. Si nous le comparons à King Kong Théorie, il y a du relâchement dans ce nouveau roman. Comme une dissolution ou une perte de repères à l'image de ses héroïnes. Peut-être inverse-je les rapports de causalité ? Apocalypse bébé révèle une auteur dont la reconnaissance sociale et la maturité lui posent problème. Cette errance se retrouve dans son roman. Comment vieillissent les rebelles ? Comment leur récupération en valeur marchande leur lime les crocs et les griffes ? La confusion définit le ton, rendant l'adhésion ou le rejet plus complexes.
Quels que soient nos goûts ces deux romans ont le mérite d'interroger notre époque, et quitte à faire jouer la critique en remontant toujours plus aux sources, suggérons qu'ils ne sont que des avatars de notre société déliquescente. Notre vieux pays affuble de médailles ses enfants révoltés dans un ultime sursaut de survie, puisque seuls les révolutionnaires permettent aux systèmes de perdurer. Sans critique ils s'écrouleraient d'eux-mêmes. Les deux auteurs évoquent une société où les valeurs et les enjeux s'affolent comme une boussole au milieu d'un jeu d'aimants. Houellebecq se moque autant du monde de l'art que de celui qui lui offre son Prix tandis que Despentes cherche un nouveau sens à sa vie. La carte et le territoire pourrait être le dernier de son auteur, le laissant voguer vers d'autres horizons. Il est à espérer qu'Apocalypse bébé soit un passage obligé, un pont entre deux rives, avant la renaissance. Un prix flatte l'ego, mais on en connaît les effets secondaires. Quand la mort frappe à sa porte, l'artiste a le choix de la laisser entrer ou de lui opposer quelque résurrection phénixologique qui retardera l'échéance. Fasse que la redondance entre le texte et sa glorification les annule par excès d'abondance dans le creux de leurre vague !

lundi 8 novembre 2010

Nos années télé


En ouvrant le coffret de 3 DVD de Nos années télé publié par les éditions Montparnasse j'espérais que la madeleine de Proust ressusciterait des souvenirs intimes au delà des archives offertes à tous. La télévision ayant à peu près mon âge, ses 30 premières années correspondent à mon enfance (DVD1 : 1950-1960, Le temps des pionniers), à mon adolescence (DVD2 : 1960-1970, La télévision fait sa révolution) et à ma désertion du petit écran (DVD3 : 1970-1980, La couleur, les jeux, les feuilletons...). Le Nos du titre vise bien la nostalgie des uns ou simplement la mémoire des autres. Même si la première image est celle de Pierre Desgraupes, producteur avec qui j'ai travaillé comme compositeur de musique dans les années 70 avec mon amie la monteuse Brigitte Dornès, mes parents n'avaient pas la télévision à ses débuts, aussi je découvre certaines images mythiques d'une actualité que nous ne pouvions regarder qu'au cinéma avant le court métrage et le grand film. Mon père avait joué le rôle de candidat bidon pour les débuts du jeu L'homme du XXe siècle animé par Pierre Sabbagh ; l'émission n'y figure pas, mais on ne peut tout mettre dans 9 heures de programme qui tiennent plus du menu dégustation que de l'encyclopédie.
Cinq colonnes à la une, La piste aux étoiles, Discorama, La caméra explore le temps, Âge tendre et têtes de bois, Le palmarès des chansons, Le Petit Conservatoire de la chanson, Au théâtre ce soir, Dim Dam Dom, Les femmes aussi, Les dossiers de l'écran, Les coulisses de l'exploit, Intervilles, Monsieur Cinéma, La caméra invisible, Le mot le plus long et bien d'autres me rappellent les soirées en famille à une époque où l'unique chaîne permettait à tous de tout voir et de découvrir des mondes que nous nous serions interdits sans cela. La seconde chaîne n'y changera pas grand chose. Aujourd'hui les chaînes spécialisées cantonnent les téléspectateurs dans des ghettos communautaires. La France regardait aussi bien Les Shadoks que Lecture pour tous, Thierry le Fronde et le catch, les grandes dramatiques et les variétés, Les cinq dernières minutes et le Journal Télévisé... Je regrette que le nom des réalisateurs et le générique de chaque extrait ne soient pas reproduits sur le livret qui n'apporte pas grand chose (même grand format que le coffret Salut les copains, adapté aux cadeaux de fin d'année). Au delà de la sélection un peu trop people et des éternelles débilités (la plus belle télé du monde ne peut donner que ce qu'elle a), si l'éventail ne permet que de picorer, les génériques et les voix de toutes ces émissions raviveront les souvenirs enfouis de toutes les générations qui furent hypnotisées par la petite lucarne. Les plus jeunes pourront se plonger dans cet univers préhistorique avec le même intérêt que nous pouvons porter à l'Histoire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Dans une époque où nous fabriquons essentiellement des produits Kleenex, conçus pour se dégrader suivant un cynique plan marketing, où les œuvres disparaissent au gré du renouvellement des supports, les documents exhumés prennent une valeur inestimable. Les lettres autographes des grands personnages sont souvent des témoignages précieux sur leur œuvre, les tableaux originaux qui hantent les musées diffusent une émotion infalsifiable, les improvisations sur piano mécanique enregistrées par Saint-Saëns ou Mahler sont bouleversantes, nos bibliothèques recèlent des trésors qui ont traversé les siècles... Les archives du medium devenu le maître à penser ou la machine à décerveler de la seconde moitié du XXe siècle, détrôné(e) récemment par Internet, sont une mine d'or où nous irons piocher les pépites cathodiques qui raviveront nos émotions passées et rehausseront notre esprit critique.

dimanche 7 novembre 2010

L'aventure intérieure


Je marche dans la nuit. Les jeunes allemands ont presque tous une bière à la main. C'est samedi. Certains trottoirs sont hérissés de bouteilles, souvent vides, le cul par terre, jamais renversées. Le raccourci passe par une rue sombre, mais les lumières des porches la rendent interactive. Au fur et à mesure que j'avance elles s'allument et s'éteignent derrière moi. Comme une énième installation. Le monologue des deux machines a reçu le prix mérité du Lab et les lapins ont tenu leur promesse, sauf un qui est resté de marbre. La fatigue me rend ivre.
Je m'étais pourtant reposé au concert de Lynn Pook et Julien Clauss, allongé sur un matelas, équipé de 15 petits haut-parleurs qui me collent à la peau au travers de ma chemise et de la camisole dont ils nous ont affublés. Stimuline n'autorise que vingt-huit places, vingt-huit spectateurs, dont certains s'endormiront, rassérénés par cinquante minutes de musique enveloppante. Un haut-parleur derrière la tête, deux sous les omoplates, deux sur les hanches, deux sous les genoux, deux sur les coudes, deux sur les pieds, un sur la colonne, un sous le coccyx, le système audio-tactile imaginé par Lynn fait vibrer la musique à la surface du corps. Le squelette fait circuler le son. Nous entrons en résonance avec les graves. La piqûre des aigus vient nous asticoter. Le point d'écoute varie sans cesse. Nos oreilles sont obstruées par des bouchons pour que nous ne soyons plus sensibles qu'au contact. L'atmosphère rougeoyante s'éteint pour qu'aucune image ne vienne perturber notre écoute. L'expérience fait oublier le côté un peu décousu de la composition musicale que j'aurais suggérée plus structurée et par conséquent plus variée. La variété n'est pas très en vogue chez les jeunes musiciens si j'en crois tous les concerts minimalistes auxquels nous avons assisté depuis quelques mois.
Stimuline n'est pas un coup d'essai. Lynn Pook est passionnée par l'audio-tactile depuis plusieurs années et Julien Clauss aime interroger le son en le déplaçant de sa fonction vers des nouveaux espaces. Ils nous offrent une nouvelle façon d'entendre qui intéressera forcément aussi les sourds et les aveugles. Même si nous restons à fleur de peau et que la promiscuité fait ressembler ces trois quarts d'heure à une communion, nous entrons dans le monde de l'aventure intérieure.
Mais il est tard. À cette heure-ci la mienne sombre dans celui des rêves. Mes yeux se ferment. La musique ne consiste plus qu'en un battement de cœur, la circulation du sang dans mes veines, une vague respiration et les canalisations que la chambre d'hôtel ne réussit pas à filtrer dans la ville endormie.

samedi 6 novembre 2010

Nabaz'mob à Augsburg


Vol rapide jusqu'à Münich. Déjeuner à Augsburg. Spécialité bavaroise, saucisses blanches bien chaudes avec moutarde sucrée, bretzel et bière, cela coule de source. Le lapin n'est pas au menu. Il est en photo partout jusqu'au Süddeutsche Zeitung. Tout baigne, sauf le signal du troisième routeur, trop faible sans que nous en trouvions l'explication. Celui en secours résiste à Antoine qui se cache près de la meute tandis que je m'installe au balcon pour improviser les lumières. C'est la première fois que nous ne sommes pas placés côte à côte. Sans ce subterfuge, c'était la catastrophe. Salle comble. La représentation a énormément de succès. Nous sommes invités en Estonie l'année prochaine...


Je suis à ramasser à la petite cuillère, ce qui ne m'empêche pas d'écouter quelques concerts d'elektronische Klänge et d'apprécier les installations de mediale Künste. La plus excitante est sans conteste Monologue of two machines de Jasper Diekamp : les faisceaux de deux lampes de bureau articulées suivent les visiteurs qui entrent dans la pièce obscure comme si c'était deux gros yeux ; si le dispositif ne perçoit plus aucun mouvement de nos jambes, les deux lampes baissent d'intensité pour se faire des mamours. Rentrant tard à pied, j'entends un bal d'enfer qui monte du sous-sol d'une église dont le clocher ressemble à une tête d'ail.

vendredi 5 novembre 2010

58 ans


Si je tiens le coup, je lorgne donc sur la soixantaine, une hallucination ! Je ne serai pas là ce soir pour fêter mes 58 ans puisqu'Antoine et moi serons à Augsburg aujourd'hui et demain avec le clapier enfin libéré par les douanes allemandes après quinze jours de péripéties abracadabrantes depuis leur départ de Norvège. Pensez, plus de cent lapins farcis chacun d'un ordinateur dans trois malles de cinquante kilos chacune, il y a de quoi faire sauter tout l'aéroport, à la poêle s'entend, car les rythmes de notre opéra ne sont pas compatibles avec un dance floor ! À notre tour nous avons failli être bloqués, mais les pilotes et le personnel navigant ont eu gain de cause contre les mesures gouvernementales. Reste tout de même à croiser les oreilles pour arriver à temps. Que les grèves perdurent est une bonne nouvelle, moins marrante quand elles nous bloquent. C'est pourquoi j'ai suggéré que l'on imagine des modes de revendication qui fassent plier le patronat tout en entraînant une large adhésion populaire...
J'ai déjà évoqué le rituel familial de mes anniversaires et l'accumulation des ans comme une sorte de mille feuilles, aussi me pencherai-je seulement vers la caméra intégrée à mon appendice informatique. Encore deux mois avant de débrancher pour quatre semaines. C'est décidé. Les billets sont pris. Plus moyen de revenir en arrière. Nous nous envolerons pour la Thaïlande, cette fois au sud, et le Cambodge. J'ai l'impression que j'y croirai véritablement que lorsque j'aurai posé ma valise. Façon de parler. J'espère n'emporter que le strict minimum qui inclut tout de même un appareil-photo, un petit magnétophone, un carnet, un masque et un tuba. Mais d'ici là, la to-do list est longue.
Je ne sais pas très bien où j'en suis, car mes interlocuteurs font la sourde oreille. Ennuyeux pour traiter avec un musicien ! En attendant, je travaille à mon nouveau disque et j'écris beaucoup. Hier, en fouillant dans les archives, j'ai été pris d'angoisse devant la masse d'œuvres que j'ai oubliées et que j'ai décidé d'écouter en prévision de la station aléatoire Radio Drame sur mon site actualisé. À quoi sert d'avoir accumulé tout cela si je n'en fais rien ? Nombreux titres ne m'évoquent aucun souvenir. Si en cinq ans j'ai rédigé près de 2000 articles ici et ailleurs, si mon catalogue musical depuis mes débuts en compte environ la moitié, la partie immergée de l'iceberg a de quoi me glacer les sangs. Plutôt que de conserver tout ce travail à l'abri de la lumière, il est plus cohérent de le mettre en circulation. Partitions de films, créations en public, improvisations, musique de scène, commandes pour orchestres, émissions de radio, contributions discographiques à des compilations, sonorisation d'expositions, chansons, indicatifs, jeux d'écoute... Cette somme n'est pas sans rapport avec l'argument de mon prochain album !
Et puis, Nabaz'mob sera exposé à Lille la première quinzaine de décembre. 2025 ex machina sera lancé incessamment sous peu. Je dois bientôt faire une conférence sur le design sonore à Créapole. Les finitions du nouveau DVD de Françoise m'accaparent considérablement... Brigitte dirait que je révise. À 58 ans on a commencé à numéroter ses abattis depuis belles lurettes.

jeudi 4 novembre 2010

Closed Vision, un diamant noir comme un drapeau


Tant de trésors méconnus refont surface au fur et à mesure que se développent de nouvelles technologies qu'il est tragique d'imaginer tous ceux qui se sont à jamais perdus dans la nuit des temps. La multiplication des reproductions laisse espérer que ces joyaux résisteront au trou de mémoire que l'évolution des supports creuse paradoxalement.
Un vulgaire DVD ressuscite ici un de ces bijoux ensevelis que l'Histoire du cinéma nous avait cachés. En 1954, Jean Cocteau et Luis Buñuel présentent Closed Vision du jeune Marc'O au Festival de Cannes comme un film révolutionnaire. Ces deux-là s'y entendent, Le Sang d'un poète et L'âge d'or leur confèrent une autorité dont ils se moquent comme deux sales mioches. Cocteau n'aura de cesse de découvrir de nouveaux talents (dont Radiguet et Genet, lançant le Groupe des Six, soutenant Truffaut et ses 400 coups, etc.) et d'énerver les gardiens de la modernité. Buñuel utilisera son analyse de Freud, Marx et la Bible pour ses délires critiques et s'amusera à provoquer jusqu'à son dernier film.
Les Périphériques vous parlent éditent le DVD de Closed Vision en versions française et anglaise. Dans les deux langues les voix off scandent, chantent, ponctuent, interprétant avec excellence le "scénario paroles" tandis que le "scénario images" produit un montage surréaliste composé de collages graphiques (tableaux de Marc'O et son assistante Yolande du Luart, lettres picturales de Poucette), reportages, compositions avec acteurs, etc. Le cut-up avant-gardiste des dialogues généra le montage des images qui lui-même orientera l'interprétation des voix. La musique de Roger Calmel, élève de Darius Milhaud, suivant ces péripéties libres comme l'air, leur passe de fausses menottes de fil rouge.


En complément de programme à ces "soixante minutes de la vie intérieure d'un homme", André Labarthe et Marc'O, une nuit, étendus sur deux transats dans un petit bois, évoquent Guy Debord dont le second édita les premiers textes, François Dufrêne, Gil Wolman, le Traité de bave et d'éternité de Isidore Isou qu'il a produit en 1951, deux ans avant son film néo-symboliste qui ne ressemble à rien d'autre. Le cinéaste est connu pour son film-culte Les idoles, théâtre musical avant la lettre, satire yéyé du show-biz qui révéla les acteurs Bulle Ogier, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Valérie Lagrange, Jacques Higelin, Elisabeth Wiener, etc.


Inspiré explicitement par James Joyce et Jean Vigo, rappelant furieusement Antonin Artaud, Closed Vision anticipe aussi bien les recherches de Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma) que les vociférations anarchistes de Léo Ferré. La révolte à l'œuvre, caustique et drôle, lyrique et mordante, annonce aussi mai 68 qui explosera quinze ans plus tard ! Sa poésie cinématographique laisse entrevoir un "haut les masques !" digne de Cocteau et des paradoxes buñuéliens que les contradictions n'ont jamais effrayé.
Si vous souhaitez assister à un spectacle cinématographique expérimental qui fait sens, n'hésitez pas, ce point de vue documenté sur la Croisette, introspection ouverte sur le monde, est aussi jubilatoire que passionnant (dist. Choses Vues / Coopaname).

mercredi 3 novembre 2010

Magnifiques clichés


Sur la chaîne Euronews l'émission emblématique No Comment montre, depuis 1993, les images sans le commentaire envahissant du Journal télévisé. La manipulation n'est pas forcément absente, mais il y a au moins quelque chose à voir et à entendre. De son côté, le photo-reportage a toujours été à cheval entre le rapport et l'évocation. Sur Boston.com (Boston Globe), The Big Picture propose une sélection de photographies, toujours exceptionnelles, ayant trait à l'actualité et rassemblées thématiquement. Allez vous y promener et vous y trouverez certainement un sujet qui cadrera avec vos aspirations. Que cela les amuse, les irrite ou les questionne, la France en grève passionne les étrangers car nos révoltes figurent toujours un baromètre pour le reste du monde. La sélection proposée pointe néanmoins la distance entre la réalité et sa représentation. Si la France y semble à feu et à sang, il est facile d'imaginer que cette transposition spectaculaire peut s'appliquer à chacun des thèmes abordés. Je me souviens qu'en mai 1968, des amis américains, ultra-réactionnaires au demeurant, avaient téléphoné à mes parents pour leur dire que nos chambres étaient prêtes puisqu'au vu de leurs actualités nous avions sombré en pleine guerre civile. Ou encore, au plus fort de la guerre du Liban, les bijoutiers de Beyrouth continuaient leur petit business dans certains quartiers sans que cela semble les affecter. Pour avoir couvert certains moments chauds de notre histoire en Algérie, en Afrique du Sud ou pendant le siège de Sarajevo, j'ai pu constater que nous ne vivions jamais les événements comme ils étaient relatés par la presse, et ce dans les deux sens. Car si certains faits sont magnifiés, d'autres sont sciemment tus. La véritable horreur est souvent immontrable parce que, trop étendue géographiquement, elle ne rentre pas dans le cadre de l'appareil. L'objectif captera donc ce qui est cernable et les meilleurs résultats feront soit apparaître un sous-texte révélateur, soit permettra au lecteur de s'évader et de se faire son propre cinéma. Aucune image ne peut jamais montrer la vérité, car elle servira toujours un discours ou un fantasme, le cadre ne permettant que de voir sous un seul angle. L'appareil à filmer le hors-champ reste à inventer, et la vérité ne sera jamais qu'une illusion.

mardi 2 novembre 2010

Il était une fois la fête foraine


Sans le courrier de Vincent Dujardin, forain de l'eau, qui cherchait désespérément le CD épuisé de Il était une fois la fête foraine (Auvidis Tempo A 6217 passé au pilon lors du rachat par Naïve), je n'aurais pas exhumé l'album que j'avais réalisé en complément du catalogue de l'exposition présentée en 1995-96 à la Grande Halle de La Villette et dont Raymond Sarti avait imaginé la scénographie. Cet énorme chantier nous occupa des mois avec une équipe dévouée, redoutablement efficace. Reconstituer une fête foraine dans la Grande Halle avec des objets patrimoniaux fut un pari réussi.
J'y participai comme concepteur de tout l'environnement sonore, soixante-dix sources différentes tournant en boucles sur plusieurs centaines de haut-parleurs, et en cosignai avec Bernard Vitet la composition musicale. Je fabriquai les ambiances et les effets ponctuels, commandai les dialogues cinglants à l'écrivain Alain Monvoisin, dirigeai les comédiens, rassemblai les chansons avec l'aide de Serge Hureau et Martin Pénet, élargissai la fête en créant des hors-champs chevalins au delà des palissades qui nous entouraient, etc. Comme aucune boucle n'avait la même durée la reconstitution sonore évoluait tout le temps, faisant vivre le lieu livré aux visiteurs qui oubliaient le côté compassé de l'espace muséographique à tel point que les enfants osaient hurler comme à la foire. Désacralisation qui ne manquerait pas d'en choquer certains, mais qui montrait que les musées pourraient peut-être se penser autrement. Le sujet s'y prêtait. Un badaud vomissait dans un coin sombre à la sortie du pousse-pousse, des gamins nous appelaient depuis le sommet de la plus petite grande roue du monde, plus loin à trente mètres de haut l'avancée dans le vide était accompagnée de remarques idiotes qui semaient l'effroi, et les manèges tournaient, ils tournaient, et les orgues se déclenchaient automatiquement, et les bonimenteurs nous étourdissaient... J'aurais été déçu si le public n'était pas ressorti de là avec une tête grosse comme ça !


Représenter l'expérience de la visite est impossible. En plus du labyrinthe imaginé par Raymond Sarti (son site est plein de croquis et de photos), il manque déjà les lumières de Marie-Christine Soma. Rien ne remplacera jamais l'aventure vécue, même Je l'ai perdue, sublime texte de Jean Cocteau dit par Jean Marais qui clôt le CD. J'ai filmé les préparatifs et j'ai filmé le dernier jour au terme des quatre mois de représentations, mais je n'ai encore jamais rien monté. De nombreuses émissions télévisées ont eu lieu depuis l'expo dont un Apostrophes. Pour le disque, j'ai mixé nos ambiances, textes et musiques en les alternant avec quelques sublimes documents d'archives. Sur la cinquantaine de chansons diffusées dehors, à l'entrée et tout autour de la Halle, j'avais d'abord choisi Encore un tour de chevaux de bois par Nane Cholet en 1935, nimbé d'ivresse et de fumée, où ce lieu de transgression renvoie l'image de notre monde à l'envers. La fille au manège par Renée Lebas en 1944 nous emporte sur des licornes et des Pégase, toujours plus vertigineux. Pour remplacer les monuments de l'exposition qui jouaient leur musique sur carton perforé, nous avions sélectionné trois orgues, un Gasparini, un Limonaire et un Ruth que nous étions allés enregistrer à Lyon et en Suisse avec Silvio Soave. Bernard et moi avions composé de faux ragtimes que faisait sonner le piano mécanique du cinéma forain, l'année de son centenaire !
Les musiques du pousse-pousse, sorte de boîte à musique géante, celles des manèges de petites voitures et de chevaux, se mêlaient aux crémaillères des attractions mécaniques, aux feulements des fauves et aux boniments des comédiens. J'avais réuni une sacrée distribution : Michael Lonsdale au Pavillon des Curiosités, dernière présentation intégrale des cires anatomiques du Cabinet Spitzner avant leur dispersion, Luis Rego pour la Parade des lutteurs, l'équilibriste verbal Jean-Marie Maddedu et l'authentique foraine Menica Brunet-Fabulet aux jeux de massacre, le gourmand Laurent Jouin jouant le confiseur Dédé, le duo chamailleur de Michel Berto et Daniel Laloux, l'incisive Dominique Fonfrède, et toute l'équipe avait prêté sa voix. Benoît Weber était le zélé régisseur de cet incroyable échafaudage sonore. J'avais illustré le livret avec les esquisses de Raymond Sarti qui a toujours su nous faire rêver avant que les maquettes ne se déploient magiquement sous leur taille réelle.

Ce projet était tombé à point nommé comme je rentrai du siège de Sarajevo. J'avais besoin de me changer les idées avec un train fantôme qui ne soit que d'illusion. L'enthousiasme du commissaire Zeev Gourarier nous entraîna pendant l'année que je passai à construire cet incroyable univers "Cagien" à partir d'éléments populaires. Suite au succès remporté, Pierre Lavoie me commanda la musique du CD-Rom Au cirque avec Seurat (notez l'association d'idées forain-cirque, elle est parfois bénéfique !) qui allait inaugurer une séquence de ma vie qui durera dix ans au service du multimédia. Plus tard, toute l'équipe de Il était une fois la fête foraine partit au Japon réitérer ses facéties pour The Extraordinary Museum à Kumamoto et Euro Fantasia au Nagoya Dome. La dernière collaboration qui rassembla Zeev, Raymond et moi fut l'exposition Jours de cirque en 2003 au Grimaldi Forum à Monaco, mais ça c'est une autre histoire.

lundi 1 novembre 2010

Hugo, Ella & Pitr


Petite promenade dominicale, histoire de prendre l'air dans le Marais piétonnarisé, direction l'Espace des Blancs-Manteaux où Ella et Pitr participent à l'exposition collective des 3 ans du M.U.R., ce pignon du Café Charbon, rue Oberkampf près de la rue Saint-Maur, qui accueille un artiste différent tous les quinze jours. Chaque panneau de 8 mètres sur 3 recouvre le précédent. Je suis peu sensible à l'art mural lorsqu'il obéit à une esthétique convenue, que ce soit graffes ou pochoirs, mais Miss'Tic échappe à la banalité en agrémentant les siens de phrases spirituelles et je me souviens d'Ernest Pignon-Ernest, au nom prédestiné, qui dès les années 70 recouvrait les murs d'affiches comme aujourd'hui Ella et Pitr qui me ravissent. Pour ces artistes de contrebande exposant généralement dans la rue, il ne suffit pas d'avoir une bonne patte, il faut savoir parfois prendre ses jambes à son cou. L'un colle pendant que l'autre fait le guet. La photographie immortalisera l'éphémère.
Sur le chemin du retour nous nous arrêtons à la Maison de Victor Hugo, place des Vosges, dont l'entrée est devenue gratuite en 2002. Heureux zazar que cette visite non programmée, car en évoquant notre prochaine station avec Ella je lui trouve des affinités avec le génial visionnaire aux multiples talents. Le graphisme de la jeune stéphanoise, faussement brut et narrativement ouvert, me rappelle paradoxalement les encres de celui qui, après avoir fixé son encrier avec du fil de fer, grava au couteau cette phrase qui me laisse toujours songeur : "Sur cette table j'ai écrit La légende des siècles".


Ayant produit un effet de fausse perspective avec la première photo du petit pavé d'Ella et Pitr devant un grand format, j'en publie une seconde qui rend plus fidèlement leurs échelles respectives, même si je n'arrive pas à cadrer, au-dessus de nous, hors-champ, leur grand mur surplombant la verrière. Sur le pavé on peut reconnaître les deux colleurs à l'œuvre, joyeux papierspeintres.