Je perds le fil de mes lectures si je les morcelle trop. Reprendre en amont me donne l'impression de faire du surplace. Je confonds les personnages, mélange les récits. Il n'y a qu'en vacances que je dévore un livre par jour. Comme pour un film, cette continuité m'est indispensable pour saisir la narration et surtout le style, le rythme des mots, la structure des phrases...
Événement exceptionnel en ce qui me concerne, j'ai lu le Goncourt et terminé hier soir le Prix Renaudot !
Ma collaboration avec Michel Houellebecq pour les CD Le sens du combat et surtout Établissement d'un ciel d'alternance que j'ai également produit me pousse forcément à la curiosité, d'autant que j'ai toujours eu une tendresse pour le poète malgré ses provocations absurdes que seule l'impatience devant l'inanité des questions des journalistes avait motivées. Son dernier roman renoue avec Extension du domaine de la lutte par son humour. Si j'ai eu un peu de mal au début, j'ai embrayé dès la seconde partie quand l'auteur en devient l'un des personnages. Les trois parties ressemblent aux mouvements d'une symphonie jusqu'à son ultime résolution. Sa critique du monde de l'art moderne est franchement aussi drôle que le rôle qu'il s'attribue, mais le texte est cette fois plus fort que la musique des mots. Je ne suis pas certain que La carte et le territoire mérite le Goncourt plutôt que toute son œuvre littéraire, pierre précieuse aux couleurs glauques qui réfléchit les facettes d'un auteur décrié, mais dont le style fait foi.
Celui de Virginie Despentes m'a nettement moins convaincu. Si nous le comparons à King Kong Théorie, il y a du relâchement dans ce nouveau roman. Comme une dissolution ou une perte de repères à l'image de ses héroïnes. Peut-être inverse-je les rapports de causalité ? Apocalypse bébé révèle une auteur dont la reconnaissance sociale et la maturité lui posent problème. Cette errance se retrouve dans son roman. Comment vieillissent les rebelles ? Comment leur récupération en valeur marchande leur lime les crocs et les griffes ? La confusion définit le ton, rendant l'adhésion ou le rejet plus complexes.
Quels que soient nos goûts ces deux romans ont le mérite d'interroger notre époque, et quitte à faire jouer la critique en remontant toujours plus aux sources, suggérons qu'ils ne sont que des avatars de notre société déliquescente. Notre vieux pays affuble de médailles ses enfants révoltés dans un ultime sursaut de survie, puisque seuls les révolutionnaires permettent aux systèmes de perdurer. Sans critique ils s'écrouleraient d'eux-mêmes. Les deux auteurs évoquent une société où les valeurs et les enjeux s'affolent comme une boussole au milieu d'un jeu d'aimants. Houellebecq se moque autant du monde de l'art que de celui qui lui offre son Prix tandis que Despentes cherche un nouveau sens à sa vie. La carte et le territoire pourrait être le dernier de son auteur, le laissant voguer vers d'autres horizons. Il est à espérer qu'Apocalypse bébé soit un passage obligé, un pont entre deux rives, avant la renaissance. Un prix flatte l'ego, mais on en connaît les effets secondaires. Quand la mort frappe à sa porte, l'artiste a le choix de la laisser entrer ou de lui opposer quelque résurrection phénixologique qui retardera l'échéance. Fasse que la redondance entre le texte et sa glorification les annule par excès d'abondance dans le creux de leurre vague !