Le premier soir à Phnom Penh nous avons la chance de faire la connaissance d'Olivier de Fresnoye, coordinateur de Article 4 qui s'occupe des femmes victimes de violence, au premier rang desquelles les prostituées. Très critique envers le charity business de nombreuses ONG dont la plupart du budget s'envole en frais de fonctionnement (photo ci-dessus d'une route de 1 kilomètre de long menant à une ONG luxueuse au milieu de nulle part), Article 4 préfère former plutôt qu'apporter une aide volatile, poussant les Cambodgiens et les Cambodgiennes à se prendre en charge plutôt que les transformer en assistés. Elle tire son nom du quatrième article de la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : «Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes». Grâce aux contacts qu'Olivier a tissés dans toute la ville, nous rencontrons des jeunes filles de 20-25 ans dans des bars dont le racolage est la fonction première. Chacune a une histoire différente, toujours violente, qui pour la plupart se terminera tragiquement. Le Sida fait des ravages depuis le passage des contingents de l'ONU. Les programmes de dépistage produisent hélas l'effet inverse de ce qu'ils sont supposés générer. Apprenant qu'elles sont infectées, nombreuses prostituées décident de se venger à le transmettant à un maximum de clients. Lorsque l'on sait que la prostitution est culturellement acceptée dans ce pays, on peut en imaginer les dégâts considérables.


Nous rencontrons Pierre Legros, directeur d'Article 4, qui fonda l'AFESIP avec la célèbre Somaly Mam dont il est aujourd'hui divorcé. Sa nouvelle épouse est de la même trempe. Nous arrivons le jour même où son autobiographie est publiée. Kunthear Lot, donnée pour morte et enterrée vivante à la naissance, a été violée dès l'âge de 8 ans pendant cinq ans par son oncle dont elle tombe enceinte. Son premier mari l'épouse alors sur un pari et lui fait un second enfant. Un riche Malais la sort de là, mais il se retrouvera en prison, la laissant seule à 18 ans avec trois enfants ! Esclave domestique en Malaisie pendant deux ans elle réussit à s'échapper et à rejoindre le Cambodge avec deux de ses enfants. Etc. L'histoire semble incroyable, mais toutes les filles rencontrées ont une vie aussi terrible. Françoise étudie sérieusement la possibilité de réaliser un film autour de la prostitution au Cambodge et de la violence faite aux femmes et aux enfants.


Le lendemain nous partons en voiture jusqu'au village natal de Kunthear qui rend visite à ses quatre enfants gardés par sa mère. Celle-ci a perdu une jambe lorsqu'elle fut fauchée par un camion sur la route qui nous mène à elle. Aucune effusion familiale, pas un regard échangé de part et d'autre, juste une vague présence. Certaines de ces femmes ont été des Khmères rouges trop actives. Personne n'en parle. Personne ne parle. Écrire un livre sur sa vie (en traductions française et anglaise d'ici peu) est très courageux pour Kunthear, totalement en porte-à-faux par rapport aux pratiques cambodgiennes. Article 4 souhaite briser les non-dits qui empoisonnent la vie des habitants, névroses familiales catastrophiques dont les horreurs se perpétuent de génération en génération. Kunthear apprend qu'elle fut elle-même le fruit d'un viol. Du temps de l'Angkar qui avait aboli la famille, l'organisation choisissait les couples. Une femme qui ne tombait pas enceinte au bout de quelques mois était liquidée.


Partout règne la misère. Françoise filme Kunthear sur la route, au village, au local d'Article 4, à la télévision, tandis que Pierre Legros qui l'a épousée traduit ou donne les clefs de ce qui peut nous paraître invraisemblable en fonction de nos propres références. Kunthear, qui avait réussi à cacher ses émotions sur les plateaux des différentes chaînes de télévision où elle présente son livre, Le ruban jaune, ne peut retenir ses larmes.