70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 8 mars 2011

Fleischer tente vainement de vampiriser Godard


Dans Le rebelle (The Fountainhead) de King Vidor, après avoir déclaré "Je suis prêt à tout pour vous anéantir", le journaliste Elsworth Toohey interprété par Robert Douglas demande à l'architecte Howard Roark (sublime Gary Cooper) ce qu'il pense de lui et Roark de répondre "Mais je ne pense pas à vous."
Je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement avec Alain Fleischer dont les manifestations sont toutes plus odieuses les unes que les autres. Dernière en date, son nouveau livre, Réponse du muet au parlant (titre emprunté à Jean-Luc Godard lors de sa réaction à un célèbre entartrage), remet le couvert, fustigeant l'influence de Godard et son hypothétique antisémitisme, basé sur son seul témoignage. Godard, de son côté, n'a jamais cherché à se disculper, quitte à cultiver les ambiguïtés.
Quelle meilleure façon, pour un médiocre, de laisser une trace dans l'Histoire que de coller comme une sangsue à un artiste qui incarne à lui seul toutes les Histoires du cinéma et une figure clef de la seconde moitié du XXe siècle ? Déjà ses Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard étaient d'une telle vacuité que ce témoignage sans âme représente une des rares prestations godardiennes sans aucun enseignement ni aucun éclat. Des dispositions contractuelles auraient-elles forcé le cinéaste à laisser publier en DVD ce cursus de neuf heures indignes de lui ?
Quant à la polémique concernant l'antisémitisme des antisionistes ou de ceux qui condamnent la politique d'Israël, il me paraît chaque fois indispensable de rappeler qu'il existe de plus en plus de Juifs à savoir faire la différence. On peut être en désaccord total avec un état colonialiste depuis sa création sans être antisémite. On peut préférer la diaspora à la confusion d'un état avec une religion sans être antisémite. On peut être choqué de voir un peuple pratiquer le genre d'exactions dont il fut victime sans être antisémite. On peut être honteux de voir le peuple de ses origines sectionner ses racines par la violence du sabre et du goupillon sans risquer d'être traité d'antisémite. On peut être juif sans être sioniste.
Si jamais tous les Juifs étaient vraiment originaires de la Terre Promise (lire Schlomo Sand), alors les Palestiniens sont nos cousins sémites. On ne peut donc être sémite sans se battre pour que tous vivent pacifiquement sur leurs terres. Ensemble. Être antisioniste, c'est défendre la laïcité de l'État, ici et ailleurs. Être antisioniste, c'est rejeter le colonialisme. Être antisioniste pour un Juif, c'est défendre sa culture, car jusqu'à la création d'Israël les Juifs avaient su résister à toutes les persécutions sans ne jamais être du côté du manche. Ils n'avaient que leur intelligence. Artisans, philosophes, commerçants, banquiers, artistes, scientifiques, tous les chemins n'étaient certainement pas aussi louables, mais lorsque certains prirent les armes, dès le début de l'invasion nazie, avec leurs frères immigrés de toutes origines dans une France de lâches et d'idiots, ce fut pour commettre des actes de Résistance. Les temps ont changé, les rôles sont inversés. Aujourd'hui, sur les traces des pays arabes, le peuple d'Israël saura-t-il se soulever contre ses gouvernements iniques ou continuera-t-il à propager son délire paranoïaque en opprimant les Palestiniens, brandissant le génocide de la Seconde Guerre Mondiale comme bouclier contre toute critique de sa monstrueuse politique ?
On me répond qu'Israël a été fondé pour que les Juifs puissent enfin vivre en paix, mais c'est le dernier endroit où, Juif, je me sentirais en sécurité. On tente de museler Stéphane Essel comme on le fit de Daniel Mermet ou Edgar Morin. Fleischer voudrait faire condamner Godard pour se faire un nom quand l'autre interroge encore et toujours nos paradoxes et nos certitudes.

Laurie Anderson et PJ Harvey chantent leurs îles respectives sur fond de guerre


Revenu de Londres, Gary May me conseille deux CD qui pourraient me plaire. Deux chanteuses, l'une est anglaise, l'autre américaine, chacune dresse un portrait de son pays en guerre.
Il me faut plusieurs écoutes du disque de PJ Harvey avant que je ne détecte les détails qui détachent son travail de la production anglo-saxonne de base. Une orchestration plus riche qu'il n'y paraît au premier abord, des contre-champs fugaces en toile de fond, un regard noir sur sa relation d'amour et de haine avec sa terre, une approche originale de la pop-music... Let England Shake finit par s'installer en boucle sur la platine, île givrée sur des rythmes cinglants, peuple enfoncé dans la guerre et la misère... Les références à 14-18 ne sont-elles pas des paraboles elliptiques de l'implication du Royaume Uni en Irak et en Afghanistan ? PJ Harvey à la guitare, au sax et à la cythare est accompagnée par une petite bande de polyinstrumentistes qui varie astucieusement les timbres selon les chansons.
Laurie Anderson n'avait pas enregistré d'album studio depuis dix ans. Avec Homeland elle retrouve son esprit expérimental et s'éloigne avec bonheur des projets conceptuels qui l'avaient enfermée dans la sécheresse du contrôle. Son approche sensible dessine une Amérique autocritique qui n'est pas prête pour autant à abandonner ses prérogatives. Tendance à la confondre avec la planète en danger. Mais aussi la sensibilité de New York, une île virtuelle dans un océan d'absurdité. Les éléments politiques sont comme des téléviseurs dans un magasin de hi-fi, derrière la vitrine muette les images s'effacent sous le son du quotidien. Dans le DVD The Story of the Lark qui accompagne l'album l'artiste avoue avoir gommé les références directes à la guerre. Elle s'est entourée de musiciens qui accostent au fur et à mesure du voyage vers son pays natal : alto d'Eyvind Kang, voix tuva d'Igil Koshkendey et Mongoun-ool Ondar, claviers orchestraux de Peter Scherer et Rob Burger, sax free de John Zorn, basse de Skúli Sverrisson, batterie aérienne de Joey Baron, voix de Aidysmaa Koshkendey et Antony, etc. Elle-même tient le violon (qu'elle présente également dans le DVD), les claviers, des percussions (mais elle n'est pas la seule), et Lou Reed, son compagnon depuis près de vingt ans, n'est jamais loin.
PJ Harvey et Laurie Anderson se servent de la poésie comme d'un diluant coloré, un édulcorant musical qui évite les affrontements directs. Mais attend-on de chanteuses qu'elles nous servent des harangues galvanisatrices ou des démonstrations philosophiques ? La transposition onirique s'insinue probablement plus efficacement qu'un mot d'ordre ou un slogan. Seule la musique nous entraîne. Libres de créer, PJ et Laurie entonnent des hymnes pacifistes sans marquer le pas, préférant marcher sur des œufs qui finiront par éclore l'ampli éteint.