Même lorsque nous avancions dans le plus simple appareil, nous étions suivis. Jour et nuit. Nous n'aurions pu faire un pas sans compromettre nos rencontres. Comme la plupart des groupes de résistance téléguidés par des infiltrations, nous avions joué le rôle de poissons-pilotes, heureusement sans apprendre quoi que ce soit à nos marionnettistes qu'ils ne sachent déjà. Force d'avoir analysé les résultats réels, la plomberie avait fini par suinter. La Pia et l'Uto brouillent tous les signaux qui passent à leur portée. Sur de grands écrans 3D nous avions visionné les trajectoires glissant autour des navires comme s'ils en épousaient les formes. Nos implants avaient fini par se teinter d'une charge érotique, ne serait-ce que graphique, au moment-même où l'on nous en débarrassait !
Enfant, je possédais une petite voiture reliée à un tube aboutissant à une manette pour la conduire. Le câble beige, rond et épais, était trop court. Il fallait courir plié en deux derrière la 203 gris vert en plastique, cette raideur ôtant tout intérêt à mon cadeau de Noël. Je préférais mes Dinky Toys en métal capables de résister aux chutes de plusieurs étages. La peinture écaillée les rendait plus vraies encore dès que l'on s'allongeait à plat ventre sur le parquet ciré ou sur le zinc de la terrasse. Je produisais des accidents, enflammais les jeeps en plastique récupérées dans les paquets de lessive pour les laisser sur le côté de la route, en épis, faussement mal rangées.
Il n'y a de terrorisme que d'État. Nous ne sommes que des résistants à la petite semaine. Les grandes ont plus de sept jours à leur calendrier. Notre inorganisation nous avait longtemps épargnés. La Déesse a toujours dicté ses désidératas au gouvernement, son bras armé. Nous contentant de peu, nous avons échappé à son contrôle jusqu'à notre arrestation déguisée en élégante invitation occulte. C'est que, haut placé, on met les formes. L'illusion est toujours remarquablement entretenue. La télévision ressasse les préceptes de la démocratie comme le Christianisme avait prêché de hautes valeurs morales. Sauf que le peuple ne décide jamais de rien si ce n'est de sa vitrine de grand magasin et l'Église perpétue plus de crimes que tous les assassins de la planète réunis depuis la nuit des temps. Le système lugubre conçu par ses créateurs est au point. Si ce n'est l'arrogance de ceux qui en ont hérité il aurait pu se perpétuer des siècles encore jusqu'à épuisement. Les nantis vendent la liberté en promotion. La famine pousse les autres à se réveiller. Les programmes qui ont longtemps fait rêver provoquent maintenant rage et dégoût. Les vitrines de Noël sont remplies d'appâts qu'aucun des spectateurs ne peut plus s'offrir. La glace est pourvue d'un traitement anti-effraction les empêchant d'accéder aux présentoirs. Le système s'épuise de lui-même, incapable de résoudre ses contradictions. S'il ne saccageait toutes les ressources de la Terre on s'en amuserait tant les hommes jouissent plus de détruire que de construire. Mais les yeux des bestioles que nous choyons pour leur câlins ou leur viande expriment une détresse que l'on ne leur connaissait pas.
Max ressasse ces sombres pensées, tâtant le sable de ses pieds nus. Il pourrait s'inquiéter des traces qu'il laisse derrière lui, mais l'écume les engloutit aussitôt et les effrite. Max réfléchit au temps qu'il a fallu pour façonner chaque grain de sable. Il en suffit souvent d'un seul pour gripper la machine. En recroquevillant et détendant ses orteils comme s'il labourait la plage, Max s'identifie à l'un de ces grains dans l'histoire de l'humanité. Un peu plus il tournerait bouddhiste, s'il n'avait toujours fui les icônes. Et la moindre fédération lui donne des haut-le-cœur. Comment ménager sa quête intérieure et la nécessité de se regrouper pour vaincre le monstre ? Son individualisme lui semble aussi voué à l'échec que le collectivisme. Il fait face à la question sans réponse, la difficulté d'être, la marche à la mort qu'il est commun d'appeler la vie pour n'affoler personne. S'il était seul encore, mais il y a Ilona maintenant et Stella dont il se sait biologiquement responsable. Le suicide écarté, il lui reste le sable. Max s'accroupit. La nuit est tombée sans qu'ils y prêtent attention. On ne voit plus à deux pas. La chaleur que dégagent leurs corps leur permettait d'avancer ensemble, comme un seul homme. Ou une femme. Ça le reprend. Les grains de sable grattent ses genoux. Tout est envisageable. Le pire comme le meilleur. Ils auront tout vu. Si bien qu'aucun ne bronche lorsqu'un gigantesque engin lumineux traverse le ciel en direction de la Lune.