Concours de circonstances, la pleine lune a laissé la place au plein soleil. On devine le bleu du ciel derrière les vitraux de l'Elite Hotel. Prague resplendit dans cette lumière méditerranéenne inattendue. Comme à Venise, on y souffle le verre et les églises pullulent telles des champignons, ici à la crème. Chaque rue rivalise d'immeubles magnifiques, gothiques, Renaissance, baroques, art nouveau, cubistes (!), contemporains... Nous ne nous attendions pas à un tel chatoiement pâtissier. La cuisine tchèque sait également être légère : soupe de carottes à l'orange et céleri, lapin de Bohême du sud au romarin, truite à la marjolaine, etc.


Les Tchèques sont plus aimables que ce que l'on nous avait raconté. On sent pourtant le stress sous les sourires. Nous avons parfois l'impression d'être dans un film de Věra Chytilová ou Miloš Forman. Les boutiques de marionnettes rappellent plutôt Jiří Trnka ou Jan Švankmajer et les statues de David Černý constituent l'extension contemporaine de l'humour de Franz Kafka.


À l'aéroport j'ai acheté Le cimetière de Prague, dernier pavé d'Umberto Eco, sur les conseils de Bernard Vitet à nouveau hospitalisé pour avoir ruiné ses poumons à grand renfort de deux paquets par jour depuis toujours. Je partage avec mon ami le goût de jouer les détectives. La synagogue espagnole n'a rien perdu de son charme ni le "jardin des morts" de son éclat, mais les flots de touristes ont obligé les autorités à canaliser les flux. On tourne autour dans le sens d'un stūpa sauf que je dois porter une kippa en papier bleu marine sur ma calvitie naissante. J'ai toujours adoré me promener dans les cimetières lorsqu'ils sont plus ou moins abandonnés. Séduit par l'île de San Michele à Venise ou le Père Lachaise, j'avais toujours rêvé visiter le vieux cimetière juif de Prague. Les tombes de travers ont quelque chose de vivant, comme si la pierre poussait de terre. Les morts nous enverraient-ils des signaux ? Si c'est de fumée, la décomposition des corps transforme les atomes, produisant entre autres des gaz à effet de serre, oxyde de carbone et surtout méthane. Mais leur brume verte s'est dissipée depuis une éternité, génies sortis de lampes d'Aladin qui brûlent sans cesse dans les temples. Depuis, tant d'autres ont été asphyxiés sous les douches des camps nazis. Je lis la dizaine de strates enfouies dans ce jardin comme une bibliothèque dont mes ancêtres ont perdu la langue. Je suis incapable d'en déchiffrer les signes, mais, malgré la confusion et les crimes honteux que le passé ne peut justifier, ils me parlent tout de même.