Il suffit de ne pas partager l'engouement pour un succès populaire pour être immédiatement taxé d'intello qui méprise l'ensemble de la population. Ce discours formaté exprime le refus d'une critique qui risquerait de faire bouder son plaisir devant une franche rigolade ou un mélo larmoyant. L'image du peine à jouir est collé au front des pisse-froid qui se permettent d'analyser les causes du succès jusqu'à en critiquer les ressorts souvent réactionnaires ou leur absence d'invention dans la forme.
Hier matin dans les pages Rebonds de Libération, Jean-Jacques Delfour expliquait clairement en quoi le film Intouchables était un remake de Cendrillon avec le pauvre noir miraculé par un riche handicapé dont l'argent ne fait pas le bonheur. Exit "la lutte des classes, la violence par laquelle les bourgeoisies ont accaparé les richesses, les moyens de production et le pouvoir politique, l'histoire des décisions et des actes qui ont conduit à ces zones de relégation et à y enterrer vivantes des générations d'exclus, d'oubliés, d'humiliés, des générations entières qui se délitent dans le chômage organisé." Delfour pointe le choix de "la mièvrerie plutôt que la complexité, les bons sentiments plutôt que l'analyse." Il fustige un film sadique et misogyne où surtout "l'instruction, la culture, le désir d'émancipation, la révolte sont inutiles ; la beauté cosmétique et le hasard ont seuls quelque puissance." La morale bien-pensante et anesthésiante empêche de voir que les deux crucifiés ne doivent leur salut qu'à l'argent, déifié par toutes les couches de la population ; l'humour qui atténue les excès d'affects réussit à camoufler la détresse sociale dominante. Il ne faudrait pourtant pas confondre succès populaire et populiste, quitte à se faire taxer d'aigri pour avoir osé douter du goût de la majorité, intouchable !
Il y a longtemps que les films qui confortent le public dans leurs croyances ne m'intéressent plus. Jean Renoir disait que l'on ne convainc personne qui ne veuille être convaincu. Lorsque j'étais enfant j'ai vu pour la première fois les spectateurs applaudir à la fin d'une séance de cinéma. Depuis cette projection de Z de Costa-Gavras dans une salle des Champs Élysées, je me suis méfié des films "évidents" qui ne laissent pas la place à la réflexion. Pour qu'un film me plaise, j'ai besoin qu'il me dérange et m'interroge, qu'il ne soit pas manichéen, et qu'il ait recours au langage cinématographique en faisant preuve d'invention. Le moindre effet de distanciation m'enchante, de Tex Avery à Jean-Luc Godard. Cela ne m'empêche pas de voir toutes sortes de films, blockbusters de l'industrie américaine, documentaires de création, fictions du monde entier, animations pour enfants, films expérimentaux non-narratifs ou spectacles de divertissement qui coupent du réel après une journée de travail de quinze heures. Mais, en tous cas, j'essaie de ne pas être dupe des effets démagogiques ou des idéologies réactionnaires (qui vont parfois se nicher dans des détails techniques comme l'utilisation honteuse de la musique dans la majorité des films) qui hantent ce médium de l'identification, phénomène que le cinématographe a poussé à son paroxysme. Le philosophe Slavoj Žižek s'appuie souvent sur l'analyse des films pour décrypter le monde contemporain. La violence, la misogynie, le racisme, le nationalisme, l'endoctrinement n'ont jamais été aussi bien servis qu'au cinéma (et à la télévision). Heureusement il existe nombreuses œuvres qui interrogent, résistent et révèlent sans pour autant être ennuyeuses, comme les abrutisseurs patentés le soufflent aux bons-spectateurs.
Rien n'est pourtant joué d'avance. Aucune inéluctabilité n'est inscrite dans l'Histoire tant que des hommes et des femmes continueront de penser par eux-mêmes. Nous devons rester sur le qui-vive et, après avoir pris le temps de la réflexion, comprendre qu'il est devenu celui d'agir. Mais ça est-ce une autre histoire...