Si l'on a la chance de savoir véritablement qui l'on est, ce ne peut être qu'au moment de mourir. Comme je vous parle encore du côté des vivants je suis sans cesse tenté d’attendre mon dernier soupir ou, en désespoir de cause, de remonter toujours plus loin dans le temps pour découvrir quand tout a commencé.

L’histoire qui m’amène est un voyage initiatique entrepris avec ma petite sœur lorsque nous avions treize et quinze ans. À l’été 1968, envoyés par nos parents qui pensaient que les voyages forment la jeunesse, nous avons passé près de trois mois à faire seuls le tour des États Unis, livrés à nous-mêmes. Chaque fois que je racontai notre incroyable périple mes auditeurs me suggéraient de l’écrire, mais j’étais incapable de trouver l’angle sous lequel m’y attaquer. Tenté par la fiction je cherchai le moyen de raconter cette extraordinaire aventure qui me semblait perdre sa force si l’imagination s’en mêlait. L’idée a germé lorsque j’ai retrouvé dans le grenier les deux cent cinquante diapositives que j’avais prises avec un petit appareil offert pour mes huit ans. J’ai récemment acquis un scanner spécialisé et essayé de me souvenir, souvent avec difficulté, parfois sans succès ! Comme ma mémoire est volatile j’ai interrogé ma sœur Agnès en lui faisant commenter les images et elle m'a laissé le journal qu'elle avait tenu pendant notre périple.

Mon emploi du temps étant biologiquement limité, je craignais surtout qu’il me faille arrêter mon blog quotidien par incapacité à mener de front les deux rédactions. Jusqu’à ce que je comprenne que le sujet se prêtait à la fréquence du feuilleton. Chaque photographie ponctuera les épisodes comme je l’ai pratiqué dans mes articles depuis 2005. J’imaginai alors un journal, dont l’intimité s’est évanouie à l’avènement de cette colonne, rapporté au présent comme si nous étions en 1968, mais se jouant des strates du temps, mille-feuilles quantique où seraient projetées dans l’avenir les conséquences de notre voyage initiatique. Pour que l’expérience soit plus excitante, c'était décidé, l’impossible envahirait le réel. Pas question de noyer le poisson en jouant des faux-semblants, mais l’arborescence ne devrait jamais occulter les pistes abandonnées au profit de quelque objectivité prétendue, fantasme aussi absurde que le cinéma vérité. Fidèle à l’improvisation qui me préserve de toute routine, à ne pas confondre avec la méthode, j’ignore encore comment procéder, même si j’en ai un vague pressentiment au moment où je frappe à deux doigts les caractères de mon clavier. En outre, ce premier jet en ligne a l'avantage de me permettre de le corriger au fur et à mesure de sa publication, avant son édition définitive.

Mon premier diary remonte à un voyage entrepris seul à onze ans. Si l'unique langue étrangère pratiquée par ma mère est son sourire international, large bouche zygomatiquée découvrant sans ambiguïté les dents des deux mâchoires, mon père parlait couramment anglais et allemand, accent d’Oxford et écriture gothique à la clef. Je tiens de lui cette ambition fanfaronne de m’exprimer tant bien que mal dans la langue des pays traversés, et d'elle le goût de la rédaction lorsqu'elle corrigeait mes devoirs, la clope au bec. Ils m’expédièrent donc en simili vacances apprendre l’anglais à Greenways School, Codford, Warminster, Wiltshire, où chaque matin nous rédigions un compte-rendu de la journée précédente. Avant d'adopter ce pli qui m'amène aujourd'hui, je pris donc seul le car jusqu’à Beauvais, puis l’avion pour Douvres, un second car jusqu’à Londres et enfin le train pour rejoindre Salisbury, le tout en costume cravate car à cette époque je ne serais pas descendu acheter le pain dans une autre tenue !

Celle de 1968 était moins guindée. Je venais de participer activement, malgré mon jeune âge, aux évènements de mai. C’est donc à Paris, sur cette plage découverte, que le voyage a vraiment commencé.