Quel genre d'enfant étais-je ? Quel genre avions-nous été ? Agnès dira que rien n'eut été possible sans la responsabilité que j'endossai. Nos parents ne l'auraient jamais autorisée à vivre ces aventures si je n'avais joué le grand frère protecteur depuis notre plus jeune âge. J'avais seulement trois ans que je la gardais le soir tandis qu'ils sortaient au théâtre ou au cinéma. À cette époque mon père était critique, agent littéraire ou producteur de spectacle. Ma sœur n'avait que six mois. Dès mes trois semaines, j'étais resté seul, la concierge montant vérifier qu'il n'y avait pas de problème, une fois dans la soirée. Ils firent de moi un petit garçon sérieux, et inquiet. Mon angoisse s'exprimait dès qu'ils avaient fermé le verrou à double tour. J'écoutais le métal du pêne s'enfoncer dans la gâche, puis l'ascenseur, pour me relever après avoir fait semblant de dormir. Sans bruit je vérifiais que la porte palière de l'appartement était bien cadenassée et qu'ils avaient éteint le gaz ; je me recouchais et m'endormais. Ils pensaient que je les prenais pour des débiles inconscients. Nous habitions rue Vivienne dans un ancien hôtel de chasse de Richelieu, un meublé en duplex au dernier étage avec terrasse. Je n'avais pas cinq ans que je traversais seul la Place de la Bourse pour aller et revenir de l'école. Sur l'un des films en 16 mm tourné par mon père on peut constater avec quelle autorité je donne la main à ma petite sœur pour rejoindre l'autre côté de la route à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Je m'occuperai d'elle jusqu'à mes dix-huit ans. Bien qu'elle eut des relations sexuelles bien avant moi, avec mon meilleur copain, elle assimilera ma première relation amoureuse à une trahison. Nous n'aurons plus jamais l'incroyable complicité de notre enfance et de notre adolescence. Mon entrée à l'Idhec à dix-huit ans clôturera cette période ; je la laisserai tomber. L'année suivante, je partirai vivre en communauté.

(placer ici un extrait de film en 16 mm)

J'ai souvent raconté notre premier voyage lorsque j'avais cinq ans et Agnès trois. Nos parents nous avaient confiés aux passagers du compartiment pour que nous descendions bien à Grenoble où ils nous envoyaient dans un home d'enfants pour les vacances. Comme j'y avais été accidentellement mordu par un chien, Agnès en tirerait plus tard une peur panique des canidés, au point de se jeter sur la chaussée dès que nous risquions d'en croiser un, même minuscule.

Au retour de notre voyage aux USA je lui permettrai d'aller en boum, mon père et ma mère me faisant confiance pour la surveiller. Je rentrerai souvent furieux de son insouciance ; des garçons la faisaient boire et il fallait que je l'attrape pour lui éviter de gros ennuis. De mon côté, ce rôle protecteur et ma timidité maladive m'empêcheront de profiter des surprises-parties. J'ai toujours été trop sérieux.

Ma première remarque politique daterait de 1958. Je serais rentré de classe en demandant à mes parents "pourquoi on les embête, les bougnoules ?". Ils avaient été choqués de l'expression raciste, jamais employée à la maison, probablement entendue à l'école. Le phénomène important était le choc que m'avait procuré la présence menaçante des cars de police devant la Bourse. La nuit du 23 avril 1961, mon père s'était habillé pour empêcher les généraux rebelles d'atterrir à Paris et de commettre un putsch militaire ; cela s'avèrera une élucubration de Michel Debré et une énième manipulation de de Gaulle lui permettant de faire passer l'article 16 de la Constitution pour lui donner les pleins pouvoirs, mais j'avais été impressionné par l'urgence à minuit passé. C'était la guerre d'Algérie. Mes parents s'intitulaient "intellectuels de gauche". Ils le croyaient. Devenu adulte et en âge de penser par moi-même, j'aurai des doutes sur les deux termes. Ils ne m'emmenaient jamais au concert, ni au musée, et j'assimilerai leurs idées politiques à un réformisme social-démocrate petit bourgeois. Mais nous n'en étions pas là.

Le soir du 10 mai 1968, ils dirent qu'il était important qu'on se parle : "Sache que ta mère et moi, pendant les jours qui vont venir, nous allons être très inquiets, mais après tout ce que je t'ai raconté de ma jeunesse je me vois mal t'interdire d'aller manifester..." En 1934, mon père s'était battu à la canne contre les Camelots du Roi. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais n'était jamais parti à cause de ses rhumatismes articulaires aigus. La crise qui a précédé son départ lui a sauvé la vie, aucun de ses camarades n'est revenu d'Espagne. Il entrera ensuite dans la Résistance, dénoncé il sera fait prisonnier, s'évadera du train qui l'emmenait vers les camps, etc. Mon activité "révolutionnaire" fut beaucoup plus modeste, mais déterminante dans mon évolution.

Précédemment : -2. Introduction à mon second roman