Aller fouiller sa mémoire n'est pas chose aisée. Mon père est mort il y a vingt-cinq ans. Ma mère ne se souvient de rien, elle prétend que le passé est inintéressant. Comme tout le monde elle le réécrit comme ça l'arrange. Son révisionnisme systématique m'horripile. Elle est incapable de répondre à mes interrogations légitimes et m'envoie promener parce que je la dérange au milieu de Questions pour un champion. Je lui rétorque qu'elle est éliminée. Un point c'est tout. Elle aurait pourtant bien besoin de comprendre pourquoi elle et ses deux sœurs ont autant souffert de la vie, des handicapées du cœur, même si elles l'ont sur la main et que je les adore toutes les trois. Quel secret de famille est enfoui dans cette surdité entretenue ? À quelle génération remonter pour dénouer la corde qui les lie et les étrangle ? Je crains qu'elles emportent ce mystère dans la tombe, si même elles en soupçonnent l'existence. Ma soif d'écrire est-elle la parade à leur mutisme ? Ma fille ne me lit que rarement, mais elle pourra y revenir si elle le souhaite. Du côté de mon père les archives de la famille ont disparu il y a une dizaine d'années avec l'incendie de l'appartement de sa sœur auquel elle a succombé. J'ai tardé à l'appeler. Elle était trop bavarde !

Tout a donc commencé le 10 mai, comme une seconde naissance. Était-ce quelques jours plus tôt ? Je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". Je me creuse les méninges. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. Une foule adolescente était attroupée devant la petite porte du Lycée Claude Bernard en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents. Les premières avaient eu lieu dès décembre 67. Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."

(Musique 1)

Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, j'étais bon élève, mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place et qui avaient le mérite de soulever des questions morales. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à La Fontaine !". C'était le lycée de filles à côté du nôtre. La mixité sera l'un des fruits de notre combat. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattraient sur les crânes de tous côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.

Les deux mois qui suivirent éclairèrent ma vie d'un soleil éblouissant. Le beau temps est favorable aux révolutions. Pendant les manifestations je faisais partie du service d'ordre à mobylette, j'arrêtais les voitures, il y en avait de moins en moins à cause de la pénurie d'essence, et nous grillions les feux tricolores pour faire passer le rouge et le noir. Je livrais aussi les affiches des Beaux-Arts à l'ORTF. Habitant Boulogne-Billancourt, je faisais partie du Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, et le soir, Porte de Saint-Cloud, je criais "Action, demandez Action, le journal des comités d'action" avec un type plus vieux que moi, Rémy Kolpa dont je reconnaîtrai plus tard le nom en fréquentant le journal Actuel et Radio Nova.

Le 15 juin, l'enterrement de Gilles Tautin me marqua particulièrement. Ce lycéen de 17 ans s'était noyé dans la Seine, poursuivi par les forces de l'ordre près des usines Renault à Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me ramenait au réel. L'immense cortège avançait sans bruit, un silence de mort. Je ne suis fan ni des fleurs ni des couronnes, mais chacun déposa une rose rouge sur son cercueil. J'étais retourné. Le crime de la police gaullienne avait l'odeur de l'injustice. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivront portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Mais à quinze ans je n'étais pas à me demander qui de la vie ou la mort est la plus absurde. Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Brian Jones, Alan Wilson étaient encore vivants. Deux ans plus tard ils auront tous été emportés.

Mai 68 avait échoué avec les accords de Grenelle, mais nous ne le savions pas. Nous n'avions réussi qu'une révolution de mœurs. On lui impute souvent bien des tares, mais c'est confondre ses acquis et la réaction qui n'eut de cesse de les saper. Les jeunes d'aujourd'hui ne peuvent imaginer comment c'était avant, une France encravatée et en blouse grise. Sur toute la planète la révolte avait grondé. Même si j'en comprenais la nécessité, la violence révolutionnaire ne correspondait pas à mes idéaux. Peu formé politiquement, j'étais certainement plus "Peace and Love" qu'un enragé. Jamais pourtant je ne renierai l'élan extraordinaire que nous inspira ce printemps.

Précédemment :
-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants