Nous sommes le 3 juillet 1968, j'ai quinze ans et huit mois, Agnès vient d'en avoir treize. Un jour je serai obligé de compter sur mes doigts pour ne pas me tromper. Nous nous sommes levés à 6h30 ce matin pour prendre l'avion. Je vais essayer de mieux raconter notre voyage que je ne le faisais lorsque j'écrivais à Papa et Maman. Enfant, mes cartes postales disaient à peu près toujours "Je vais bien, je mange bien, je dors bien, je m'amuse bien", histoire de ne pas les inquiéter et de retourner jouer le plus vite possible. C'était probablement vrai, mais j'aimerais me souvenir des autres moments de la journée. Du vague à l'âme parfois, un nouveau monde certainement, des souvenirs choisis. Il était dommage que tous les messages se ressemblent quelle que soit leur provenance. En retournant la carte postale on découvrait l'illustration qui laissait enfin place à l'imagination. J'espère avoir grandi. C'est le grand jour, le D-Day, puisque nous nous envolons à 11h pour New York. Aucun de mes copains n'a jamais franchi l'Atlantique.

(Musique 2, drone avec sons de l'avion se transformant progressivement en jazz avec voix de Donald et rappel des "Oignons" pour se terminer en radiophonie intégrant des musiques de l'époque, comme un énorme hamburger)

Le voyage se passe à merveille. Nous comptons les heures. J'ignore pourquoi, adulte, Agnès sera prise de panique au point de se saouler avant chaque embarquement. Le Boing fait escale à Gander sur l'île de Terre-Neuve au Canada et nous atterrissons enfin sur l'aéroport JFK. L'assassinat de John Fitzgerald Kennedy est le premier évènement politique dont ma sœur se souviendra. Nous foulons le sol du tarmac.


Agnès porte de superbes chaussures très mode avec une plaque de métal. Passé la douane et son questionnaire aussi absurde qu'attendu, Messieurs Gargam et Brun nous accueillent. Gargam est une connexion franc-maçonne de mon père. Nous ne savons pas très bien ce que c'est, sauf qu'en voiture, à Paris, des conducteurs klaxonnent trois fois en repérant un écusson collé au-dessus du pare-choc arrière, à côté de l'ovale EU d'Europe. Cette utopie fraternelle sera lamentablement dévoyée par des traités successifs concoctés par le monde de la finance. Même chose avec la franc-maçonnerie de mon père qui prétend que jamais un "frère" ne le trahira ; il se fera tout de même arnaquer par quelques "frangins". Ses réunions du jeudi soir sont aussi prétexte à des escapades extraconjugales, sujettes à engueulades sévères avec ma mère qui ne supporte pas non plus le refus de la mixité au Grand Orient, et pour cause ! Si je me sens le digne héritier de ses engagements politiques, je ne serai jamais tenté par la franc-maçonnerie et mon père n'en fera jamais aucun prosélytisme. Ma mère me confia qu'il y entra il y a dix ans lorsque tous ses amis lui tournèrent le dos à sa faillite après la production de Nouvelle Orléans au Théâtre de l'Étoile avec Sidney Bechet et Mattye Peters. Il a décidé de rembourser ses dettes, est retourné à l'école, a changé de métier, remonte doucement la pente grâce à un optimisme contrastant avec le "c'est foutu" de ma mère. Aussi loin que je me le rappelle, l'opérette est mon plus ancien souvenir américain. Je suis sur les genoux de Sidney qui me laisse gagner à la boxe et souffler dans son saxophone soprano. À la première, le cortège traverse l'orchestre en lançant au public de vrais oignons ; "c'est pas cher, mais c'est bon" chanterai-je longtemps après. Les représentations suivantes, les oignons sont remplacés par des cotillons qui en ont l'aspect avec un truc épineux qui s'agrippe aux vêtements. Papa nous a raconté qu'il était au Hot-Club de France et qu'ayant la plus grande chambre de l'hôtel où il logeait, Louis Armstrong est venu y faire le bœuf. Pendant longtemps c'était l'image que nous avons eue des États-Unis, avec Mickey et les westerns.

Mais le jazz n'est plus de mon âge. Mon premier trente-trois tours est celui de Claude François à l'Olympia. Que mon père a aidé à ouvrir avec Bruno Coquatrix en faisant de la cavalerie, un système de chèques que l'on se refile les uns aux autres en tournant et en jouant sur le délai d'encaissement des banques, si j'ai bien compris. C'est aussi à l'Olympia que le public a cassé des fauteuils quand Sidney y est passé. Il y a deux ans, le 29 mars 1966, j'y ai vu les Rolling Stones grâce au concours des Copains Menier ! Il fallait cinquante emballages de chocolat, mais leur taille n'était pas spécifiée, alors ma mère a eu l'idée d'acheter une boîte de cent petites barrettes individuelles me permettant d'être dans les premiers à répondre... Cinquième rang, mon premier concert, grâce à l'émission Salut les copains que j'écoutais chaque jour en rentrant du lycée. Maintenant je préfère le Pop-Club de José Artur. J'écoute aussi les Beatles, Jacques Dutronc, Adamo, Nino Ferrer, Donovan, les Four Tops, Nights in White Satin des Moody Blues, No Milk Today de Herman's Hermits, Happy Together des Turtles, A Whiter Shade of Pale de Procol Harum... J'enregistre tout sur le magnétophone Radiola que mes parents m'ont offert à la fin de la sixième lorsque j'ai eu le Prix d'Excellence, contre toute attente de leur part. Ils racontent encore que ce fut une catastrophe parce qu'ils n'en avaient pas les moyens, mais ils ont tenu leur promesse. C'était une manière de m'encourager. Que ce soit une fessée ou un cadeau, ils ont toujours fait ce qu'ils avaient promis ! J'ai San Francisco de Scott McKenzie dans les oreilles, be sure to wear some flowers in your hair, les hippies nous font rêver.

La révolution est excitante, mais je suis non-violent depuis que j'ai pris ma carte de citoyen du monde quand j'avais treize ans. Einstein, Gide, Camus, Sartre, Breton ont adhéré au mouvement fondé par Garry Davis, préfigurant le Peace and Love du Flower Power et les manifestations contre la guerre du Vietnam. "Face aux préparatifs de destruction qui s'organisent sous nos yeux et devant l'impuissance avouée des États, des Blocs, de l'O.N.U. à défendre la vie menacée, nous déclarons en danger chaque homme, chaque village, chaque ville et l'espèce humaine, nous déclarons l'humanité entière en état de légitime défense contre les États souverains, les idéologies et les propagandes qui prétendraient justifier le recours à la guerre, nous déclarons ouverte la crise de régime du monde... (...) Nous appelons les hommes à de nouveaux héroïsmes pour poser les actes de refus, de courage et d'espoir dont l'avenir dépend. (...) Le citoyen du monde réclame des lois mondiales qui donnent aux individus et aux peuples des garanties minima, notamment pour leur subsistance, leur sécurité et leur liberté ; des institutions mondiales, ayant pouvoir d'élaborer ces lois, de les appliquer, de les faire respecter..." Etcétéra. Fin 1948, Garry Davis réclame un pouvoir fédéral mondial et une assemblée constituante des peuples. C'est le genre de truc auquel je pense avant que nous atterrissions. Ensuite je me tords le cou pour voir l'Amérique au hublot.

À la sortie de l'aéroport nous sommes impressionnés par la taille de l'embouteillage et les nœuds des échangeurs autoroutiers pour rejoindre New York City. Mr Gargam nous emmène dans un petit appartement qui ressemble à un logement ouvrier. Les gratte-ciel qui projettent leurs ombres empêchent la lumière d'y pénétrer, lui donnant un aspect un peu crasseux. Nous n'y restons pas. Demain est le Jour de l'Indépendance, fête nationale aux USA. C'est la ruée vers Niagara, tous les bus sont complets. Après avoir envoyé un télégramme à Maman et Papa nous prenons la route pour Rocky Point sur Long Island où Mr Gargam nous a invités.

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-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution