Nous avons peu d'argent pour voyager, sous la forme de travelers chèques censés nous protéger en cas de vol. Chaque fois que nous en avons besoin, nous devons les signer dans une banque pour les échanger contre de vrais billets. Les transports sont déjà payés, que ce soit l'avion aller et retour ou l'abonnement Greyhound qui nous permet de traverser l'Amérique de part en part sans débourser un cent de plus. En 1966 mon cousin Serge a effectué un voyage similaire, validant la faisabilité de l'aventure, mais il avait dix-sept ans, puisqu'il en a quatre de plus que moi. Il nous a aussi donné quelques tuyaux comme le coup des Greyhound. Nous nous débrouillons pour faire des économies en prévision du temps qu'il nous reste à gérer, privilégiant de quoi manger lorsque nous sommes sur la route et nous faisant inviter autant que possible par les adultes qui nous hébergent. Nous ne rencontrerons aucun autre enfant de notre âge se baladant comme nous librement. Notre histoire paraît incroyable à celles et ceux que nous croisons, et plus nous grandirons, plus le monde deviendra brutal, plus l'expérience paraîtra impossible.

Il faut imaginer que les temps ont changé. D'abord comme Bob Dylan l'avait chanté sur son album The Times They Are a-Changin', puis dans les années qui suivront, mais dans l'autre sens, quand la violence aura repris ses droits, à force de démission et de cynisme. Le Capital a plus d'un tour dans son sac de corde. Le Summer of Love de 67 accoucha d'un rêve. La révolution faisait le tour du monde, de Paris à Tokyo, de Berlin à Mexico. Les magazines annonçaient la civilisation des loisirs. Les jeunes pensaient refaire le monde. Dans l'amour ou la révolte, mais ensemble. En 1968, la vie est belle. Les acquis sociaux, les avancées morales, la fougue de la jeunesse marquent un pas vers un monde meilleur. Je peux laisser mon sac à dos avec mon portefeuille seul au milieu de la tente de n'importe quel festival de musique sans craindre de ne pas le retrouver en revenant. Il est impensable qu'un chevelu m'arnaque ou me vole. La confiance fait partie de notre quotidien. Nous nous méfions des vieux, mais il ne me viendrait pas à l'esprit d'appeler les miens ainsi. Ils ont confiance en nous parce que nous sommes deux enfants raisonnables qui avons toujours fait nos preuves. Imaginent-ils un seul instant qu'il puisse nous arriver des misères ? Un accident peut advenir n'importe où. La catastrophe ne surgit jamais d'où on l'attend. Avant de partir j'ai passé deux mois dans la rue, face aux forces de l'ordre, dans des commissions chargées d'élaborer un avenir plus juste, avec des plus grands que moi qui ne m'ont jamais tenu à l'écart. On me posera toujours la même question : comment nos parents ont-ils pu nous laisser partir seuls dans un pays immense que nous ne connaissions pas, livrés à nous mêmes ? Lorsque, quarante-quatre ans plus tard, j'écrirai mon histoire, je serai incapable d'y répondre.

Mon père est mort depuis longtemps et ma mère refuse de parler du passé. Elle a dû se ronger les sangs pendant des semaines ; il était aventurier pour deux. Combien de fois l'ai-je vue lui retirer des épines d'oursin des pieds ! Jeune homme, il s'était embarqué sur un pétrolier en route pour le Mexique, mais, faute de passeport, n'avait pas eu l'autorisation de débarquer. Espion, médecin, piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, pêcheur sur un chalutier à La Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste... Journaliste à France Soir il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il est correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans... Producteur, il fait faillite ; il a deux enfants à charge et plus un rond. Décidé à payer ses dettes, il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent un uniforme, il a fait de la boxe et de l'escrime, il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs, il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française, il est vendeur de bougies automobiles, il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens, il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur de l'annuaire Qui Représente Qui, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle. Il était fier de ses deux rejetons. À l'hôpital il me présente à un infirmier en précisant que je suis compositeur. Le malabar n'en ayant rien à cirer, il ajoute "d'opéra !" comme si c'était la panacée universelle. Pour lui peut-être ? Son attaque l'a saisi avec le casque sur les oreilles, Maria Callas dans La Traviata...

(placer ici la voix de mon père)

On ne nous permettrait certainement plus d'effectuer un tel voyage, comme aucun parent ne pourrait plus laisser ses gosses prendre l'autobus à cinq ans ou le métro à huit sans risquer les foudres de la DDASS, voire un procès, peut-être même le risque de se faire retirer la garde de ses mioches. Allez savoir ce qui trotte dans la tête des flippés que nous sommes devenus pour la plupart. Récemment un copain qui photographiait dans la rue un enfant poussant le caddy de sa mère s'est fait ceinturé par des flics en civil qui l'ont accusé de pédophilie ! À l'époque où nous voyageons il n'y a pas de clochard dans les rues, la misère existe évidemment et nous y serons brutalement confrontés pendant notre périple, mais elle n'a pas pris les proportions que nous lui connaîtrons au siècle suivant. Nous avançons confiants en l'avenir et en notre bonne étoile, celle du Birgé, s'entend !

Lorsqu'on nous demande où sont nos parents nous éclatons de rire et nous répondons, que les connaissant, ils peuvent être à Paris ou n'importe où d'autre sur la planète, mais la seule chose dont nous soyons certains, c'est qu'ils ne sont pas aux États Unis. On verra que nous ne pouvions vraiment pas prévoir ce qui allait leur arriver de leur côté pendant ces vacances d'été...