Les Bornstein ont fui l’Allemagne nazie en 1933. Nous les avons rencontrés l'an passé dans le sud de la Sicile lors d'un merveilleux voyage avec nos parents. Cette virée automobile en famille tenait peut-être lieu de répétition. Nous étions descendus de Paris jusqu'à Naples en passant par Florence, Sienne et Rome, puis nous avions fait le tour de la Sicile et traversé la Sardaigne avant d'arriver à Marseille. Les points culminants du voyage avaient été, mise à part la Galerie des Offices et les Fra Angelico du couvent San Marco, Pompéi, l'ascension de l'Etna, le Festival du Film de Taormina et l'accueil des bandits d'Orgosolo. J'ai pris des photos de Papa au bord du cratère qui crache avec les fumerolles de soufre tout autour de nous. À Nuoro j'ai gagné la confiance des mafieux sardes qui nous avaient invités à déjeuner en touchant la sirène de la mairie du premier coup avec un fusil. Notre hôte nous avait présenté sa collection d'armes en précisant que "celles-là sont pour la chasse". À quoi servaient les autres ? Nous avons partagé un autre repas avec, à notre table, les carabiniers et un homme dont la tête chèrement mise à prix était affichée sur tous les murs de la ville. Tout cela, parce que mon père s'était mis en tête de rapporter un jambon de sanglier, qu'il fallut ensuite passer en fraude à la douane, caché sous mes pieds. Lors du premier contact dans la montagne nous l'avions attendu des heures dans la voiture, devant un mur criblé de balles et tâché de sang, pour finalement le voir revenir complètement saoul d'avoir arrosé la rencontre avec un délicieux rouge à 18° de teneur en alcool ! Mon père buvait très rarement, sauf lorsqu'il avait mal aux dents. Un jour d'une rage particulièrement tenace, nous l'avons retrouvé assis par terre, coincé entre l'armoire et le radiateur, incapable de se relever, devant ma mère furieuse, tandis qu'il insistait : "Juste un baby, juste un baby whisky, un baby !" Sinon, il était expert en cocktails américains, vu qu'il avait même été barman au Ritz. J'ai noté ses recettes du blue oyster cocktail, du Philippon, et le plus meurtrier baptisé La chose de Papa, un tiers whisky, un tiers gin, un tiers vermouth Extra Dry, "avec grenadine au goût", pour certains spécialistes une hérésie ! Nous avons toujours eu le droit de tout goûter, du moins du bout des lèvres, c'était même un devoir. Comme tremper un sucre dans le café, dit le canard. Il n'aurait pas fallu dire "j'aime pas" sans avoir goûté... Mon grand-père maternel colorait systématiquement notre verre d'eau avec un trait de vin rouge, histoire de le corser un peu ! Nos parents n'ont pas attendu mai 68 pour interdire d'interdire, préférant moraliser et expliquer les raisons de ne pas faire ci ou ça. L'interdit ne suscite que l'envie de désobéir. Enfant, j'ai tout de même pris quelques fessées paternelles et des torgnoles de la part de ma mère. Leur largesse d'esprit nous permet aujourd'hui de nous retrouver au Texas après quelques milliers de kilomètres sur la route.

L'image du juif allemand donnée par le docteur Frederick Bornstein est très différente de celle de Daniel Cohn-Bendit lorsque nous criions que nous l'étions tous ! Il a conservé son accent à couper au couteau et ne voit aucun inconvénient à porter une culotte de peau comme au Tyrol. J'y suis allé l'année dernière, autre expérience de la solitude ! Ici, à El Paso, les gens prononcent Bornstine, mais comme j'apprends l'allemand en seconde langue je ne m'y habitue pas. Nous rions ensemble des mules puantes siciliennes pendant l'excellent dîner que Mrs Bornstein a concocté pour célébrer nos retrouvailles. Débarqués tôt ce matin, nous avons été soulagés de récupérer nos valises. Le lendemain matin Mr Bornstein nous emmène à son bureau à l'hôpital. Il est pathologiste. Nous ne comprenons pas exactement en quoi cela consiste, mais il travaille parfois avec la police comme médecin légiste. Derrière lui, au-dessus de la bibliothèque trônent des fœtus à tous les âges dans d'énormes éprouvettes. C'est assez éprouvant, on se croirait chez le Dr Frankenstein. Peut-être qu'ici on dit Frankenstine ?! Il donne une consultation pour un enfant né trop tôt, prématuré. Si nous étions très impressionnés au début, Mr Bornstein s'avère aimer la rigolade et sa femme est très prévenante. Nous discutons beaucoup avec eux.

(Musique 6 pour clarinette, violoncelle et orchestre)

Fallait-il avoir du nez pour quitter l'Allemagne en 1933 ! Beaucoup y sont restés. Papa y a passé toutes ses vacances de cette date jusqu'en 1939. Il nous a raconté la montée du nazisme. Son meilleur copain, anti-nazi, était le fils du commissaire de police de Bielefeld. Les deux jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader, avec la sirène, à fond la caisse. Dans un cinéma ils furent les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour, un vieil homme est abattu d’un coup de feu sur le trottoir par des chemises brunes. La foule s'attroupe : " Es ist ein Jude " (C'est un Juif) clame l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans un sous-marin. Pendant la guerre, mon père vivait à Paris, suffisamment politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile jaune. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de Papa, directeur de l'usine d'électricité d'Angers, fut dénoncé à la Gestapo par l'un de ses employés. Décidé à retrouver son père, le futur mien contacte Victor Chatenay qui était en liaison avec Londres et s'engage dans un service allemand. Arrêté le 12 juin 1942 à son bureau, 1 quai Félix Faure, Gaston Birgé avait été emmené à la Prison d'Angers pour quatre-vingt jours, puis au camp de Monts près de Tours, enfin transféré au Camp de Drancy où il restera un an. Matricule 30043 (ou 266 ?). C'est là que mon père réussit à lui rendre visite une seule fois, mais en vain, avant qu'il soit envoyé à Compiègne. Le 2 septembre 1943, le convoi 59 l'emportera à Auschwitz, puis Büchenwald où il sera gazé. L’évocation de la douche au Zyklon B me poursuivra longtemps, d'où mon inclination pour les bains ! De son côté, mon père est chargé d'envoyer des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement il tombe malade et la femme qui le remplace s'aperçoit qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port ; il est arrêté le 2 juin 1944 vers 10 heures du matin, lui aussi à son bureau, 104 avenue des Champs Élysées, par deux agents de la Gestapo. Dix sept jours sans manger, il pèse trente quatre kilos, la moitié de son poids d'alors, lorsqu'il est à son tour déporté le 15 août 1944. Sous les bandages qui entourent ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emporte il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les couverts effilés il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur. Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux par les balles des mitraillettes. Banlieue de Paris. Il sonne à la première maison. Un officier allemand, accompagné de son chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il a plus peur que les lapins, il le leur dit doucement. Des cheminots le sauveront mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il va boire tous les matins aux abattoirs, et à Suzon, sa cousine de Sermaize qui l’y amène dans une brouette. Il gardera le goût du bifteck bleu qu'il nous communiquera à tous les deux alors que Maman ne peut pas avaler une viande où il reste un filet de sang. À la Libération il est arrêté le temps que l'on vérifie auprès de son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge, mon père prétend avoir fait deux ans de médecine, il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Il y rencontrera Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter ses contraventions à la Préfecture.

Bien que nous n'ayons aucune religion et soyons totalement athées, je sens que d'être d'origine juive facilite l'accueil que nous recevons. J'ai entendu Mr Bornstein raconter au téléphone qu'il héberge deux petits enfants juifs qui traversent seuls les États Unis et qui cherchent des points de chute pour la suite de leur voyage.