(Alterner avec la même prise de vue, mais de nuit ; en roll ?)

La jolie maison de bois des Rambo est au croisement de la 36e Avenue et de Geary. Derrière, depuis leur terrasse nous avons une vue dégagée sur San Francisco. Ils possèdent aussi un jardin où pousse de la marijuana. Joint et terrasse forment une bonne association. Non seulement Peter me fait fumer, mais il me donne des graines à planter sur mon balcon lorsque je serai rentré à Paris. Rue des Peupliers à Boulogne-Billancourt, il y a une loggia orientée plein sud tout le long de ma chambre. Lorsque les plants auront germé, je les entretiendrai amoureusement, cueillant régulièrement les feuilles. Au début, évidemment, cela ne nous fera aucun effet. Un jour, nous n'aurons plus de doute, ce ne pourra pas être psychologique, mes graines auront fait leur office. Je cultiverai ainsi plusieurs générations de cette herbe magique. Tous les copains du lycée en profiteront. Il faut imaginer quel héros je représenterai, d'être allé aux USA, de faire pousser du pot et d'avoir rapporté des disques hallucinants. Personne d'autre au lycée n'aura vécu cette expérience, personne n'aura encore goûté au haschich. Un an plus tard, Marie-Reine m'emmènera chez le groupe Dagon acheter de l'afghan, du libanais rouge, du jaune, de l'Acapulco Gold. Les frères Lentin vivront évidemment toujours chez leurs parents dans le XVème où nous passerons régulièrement les voir. Leur père, Albert-Paul Lentin, connu pour son engagement anti-colonialiste et anti-impérialiste dont ses positions sur la guerre du Viêt Nam et sur le conflit israélo-palestinien, fondera le journal Politique-Hebdo. Je me souviendrai toujours d'une descente de police où la perquisition semblera fructueuse aux enquêteurs qui fouilleront de fond en comble l'appartement. Soudain l'un d'eux lancera un cri de joie : "Ça y est. On les tient... Y en a au moins un kilo !". Il aura les deux mains dans le plat du chat. Dominique continuera la batterie tandis que Jean-Pierre, l'intello de la bande qui joue de la basse, deviendra journaliste à Actuel. Nous essaierons ensuite tout ce que l'on peut imaginer comme produits qui font rire, rêver ou flipper...

La musique est partout. Je suis aux anges. Peter joue de la guitare électrique. J'ai un petit faible pour sa sœur Bretta qui est plus âgée que moi et tient la flûte dans leur groupe. Ce sont nos San Francisco Nights chantées par Eric Burdon and The Animals. Je m'achète les albums Crown of Creation de Jefferson Airplane, Have a Marijuana de David Peel and The Lower East Side et The Beat Goes On des Vanilla Fudge. Les collages de documents historiques et les démarquages de ce dernier, album considéré comme raté par le groupe, m'influenceront considérablement dans mes choix musicaux. Tous ces disques ont des pochettes cartonnées beaucoup plus épaisses que les pressages anglais ou français. Dans la journée, nous allons visiter le campus de l'Université de Berkeley, avec Dave, Tita et Bretta. C'est le haut-lieu de la contestation étudiante californienne. En matière de manifestation, la spécialité locale consiste à s'asseoir par terre et à ne plus bouger, ce sont les sit-in, mais Peter s'apprête à partir à Chicago pour manifester contre la guerre du Viêt Nam pendant la Convention Démocrate où, la semaine prochaine, auront lieu des évènements d'une rare violence. Les hippies céderont la place aux yippies, plus politisés. Pour l'instant, c'est calme, il n'y a que des banderoles et une atmosphère bon enfant typique de la côte ouest. Le soir nous continuons nos agapes japonaises et Agnès trouve en Masa, la plus jeune de la fratrie Rambo, une compagne de jeu, tandis que je roule vers le Fillmore...


(glisser le film à la place de la photo
ou cliquer sur l’image fixe pour le lancer ?)

Au passage du siècle, le voyage avec Elsa sera très différent. Nous louerons un coupé à l'aéroport, nous égarant dans le seul quartier déconseillé près des docks. L'atmosphère ne sera plus la même, comme partout sur la planète. Les Black Panthers auront été incarcérés ou auront fui le pays, les Noirs auront été neutralisés grâce à l'introduction de l'héroïne par la CIA, les hippies auront les cheveux gris et du ventre, leur quartier de Haight Ashbury n'abritera plus que des magasins de souvenirs de cette époque révolue, les lieux publics seront devenus non-fumeurs, les phoques auront colonisé le Quai 39, il fera toujours aussi mauvais temps, mais San Francisco n'aura rien perdu de son charme ni le Golden Gate de son éclat.

En détournant la citation du Mystère de la chambre jaune, je me remémore les facéties de Roland Toutain qui jouait le rôle de Rouletabille dans la version de 1930 tournée par L'Herbier. Cet ami de mes parents ne rêvait que plaies et bosses. Il faisait de la voltige, se promenant sur l'aile de son avion à hélices et se balançant dessous au trapèze. Ses quatre-vingt-dix-sept fractures plus une jambe amputée ne l'empêchaient pas, après un déjeuner bien arrosé, de grimper au premier étage d'un immeuble par la gouttière pour aller faire la bise à une petite secrétaire, la pantalon sur le bras. Son rêve était de passer sous l'Arc de Triomphe avec son avion, descendre les Champs-Elysées, faire le tour de la Place de la Concorde, remonter la rue Royale jusqu'à la Madeleine, y pénétrer brutalement, les colonnes lui coupant les ailes, et descendre enfin de la carlingue devant l'autel, nu avec une grande cape. Un jour que mon père est coincé par un chauffard dans un embouteillage et que le ton s'envenime, Roland Toutain qui est assis à côté de lui sort la tête par le toit ouvrant et crie à l'agressif médusé "Hé va donc, espèce de raclure de pelle à merde !". L'insulte fait son petit effet et laisse sans voix ses victimes. Mon père a toujours fait découper un toit ouvrant à toutes ses voitures. Quant à Marcel L'Herbier, auteur des sublimes L'inhumaine et L'argent, dans trois ans je croiserai ce vieux monsieur au regard sévère derrière ses grosses lunettes dans les bureaux de l'Idhec, avenue des Champs-Elysées, au début de mes études de cinéma.