(il faudra probablement cliquer sur une image fixe
pour lancer le film qui portera en légende :
Si vous préférez rester sur le petit nuage,
passez directement à l'épisode suivant.)

Je tournerai Le sniper le 17 décembre 1993 pendant le siège de Sarajevo. Il représentera la suite logique de mon aventure, des événements historiques ou intimes qui m'auront touché, avant et après. Sans ce voyage, sans le mois de mai qui l’a précédé, je n’aurais probablement jamais osé partir pour la capitale bosniaque assiégée. Le fantôme de mon père, décédé six ans plus tôt, ne m’en laissera pas le choix. Toute ma vie je sentirai sa présence bienfaisante me guider. Voici la version française du texte de mon film que Ademir Kenović écrira en bosniaque et que je traduirai de l’anglais :

Je décide toujours avec soin comment, quand et où passer :
près des bâtiments ou au milieu de la rue...?
Je zigzague...? Je traverse vite...? Ou lentement...?
Je fais en sorte qu'on me voit le moins possible des collines qui sont beaucoup trop proches de nous et que personne n'aime plus regarder...
Parfois en marchant j'essaie d'imaginer ce que c'est que d'être touché par un sniper...
Est-ce qu'on peut sentir la balle vous transpercer le corps...?
Est-ce que ça fait mal... Ou chaud...?
Je me demande si je tomberai...
Si j'entendrai le sifflement de la balle... Avant qu'elle me touche... Ou après...?
Quel bruit font les os en craquant...?
Le cycliste qui s'est fait décapité par une mitrailleuse antiaérienne,
a-t-il été conscient de quoi que ce soit...?
Je continue de croire que je serai "juste" blessé...
Je ne pense jamais que je serai tué.
Je me demande si j'aurai le temps de voir voler une partie de mon corps devant moi après avoir été touché...?
Est-ce que ça produit une odeur... Un goût...?
À quoi pense l'homme qui se cache la tête derrière son journal en traversant là où tirent les snipers...?
Je pense : ai-je peur ou suis-je seulement curieux
parce que je déteste ignorer les choses qui me concernent...?
Et puis je me demande pourquoi certains marchent sans rien comprendre, l'air hagard...
Pourquoi certains en protègent d'autres...
Et pourquoi d'autres encore courent machinalement...?
D'autres enfin essaient de vaincre leur peur en marmonnant des explications stupides...
Parfois je pense à ceux qui tirent : comment choisissent-ils leurs victimes,
homme ou chien, femme ou enfant, quelqu'un de jeune ou de célèbre,
ou peut-être que c'est par la couleur de leurs vêtements...?
Est-ce que le tireur est heureux quand il fait mouche ?
Je pense souvent au mépris profond des habitants de Sarajevo
pour ceux qui disent qu'ils ne savent pas qui et d'où l'on tire
et pour tous ceux qui font semblant de les croire.
Ils regardent simplement les futurs fascistes, autour d'eux, qui tirent sur leurs enfants...



Le 14 janvier 1994, à mon retour de Sarajevo j’écrirai :

Sarajevo trouble tous ceux qui y sont allés et y ont séjourné. Pas une heure ne passe sans que nous ne pensions à ceux et celles qui vivent là-bas. Le retour est pénible. Il y a du désordre dans ces notes. Nous n'avons pas encore trouvé ce nouvel équilibre auquel nous aspirons mais qui doit composer avec ce que nous étions, avec ce que vous êtes, avec ce que nous redeviendrons peut-être.

Là-bas ressemble tant à ici. Pourtant on n'y respire pas l'air à pleins poumons, parce que le ciel est de plomb, de plomb qui tue. Ici je peux me promener sous le ciel diurne ou nocturne, mais j'ai du mal à supporter les mille et une petites mesquineries que le confort engendre. Jour après jour je me réadapte, à redevenir un monstre après avoir été un fou.

Je savais que le fascisme, et rien d'autre, pourrait un jour avoir raison de ma non-violence. Sur le rien d'autre il faudra bien un jour que je me penche. Quant au fascisme c'est tout de suite qu'il faut briser l'œuf du serpent. Pour "construire" la Grande Serbie, Milosevic a misé sur le fait que nous n'interviendrions pas. D'autres apprentis-dictateurs miseront sur Sarajevo pour envahir la Pologne. Ce ne sont pas les 40% d'une Mussolini qui sont les plus inquiétants, c'est la proposition d'alliance d'un Berlusconi entre la démocratie chrétienne et le parti fasciste qui est alarmante. Pour camoufler la gigantesque crise économique, le national-socialisme recourt à ses solutions barbares. Cette fois il n'y a même plus une idéologie dont il faudrait se débarrasser préalablement, on peut passer directement à la haine de l'autre. Bon dieu de merde, ressortez de nouvelles utopies, ils revendiquent cette fois ouvertement le nettoyage ethnique. N'attendons pas que Jirinovski gouverne à Moscou. Eltsine comme dernier rempart contre le fascisme, on est bien mal parti !

Sarajevo n'a aucune valeur stratégique, c'est un symbole. À Belgrade, capitale de la Serbie, on a mis en service la semaine dernière un billet de 2 milliards de dinars. Les Serbes ont faim, tout est trop cher. À Sarajevo les Bosniaques n'ont pas ce problème, il n'y a rien, rien à acheter, ou si peu. Un peu de marché noir, des cigarettes, des produits de beauté, des raccords de plomberie. L'aide humanitaire n'arrive pas, bloquée sur la route par les rouages administratifs d'une ONU complice, ou confisquée par l'armée serbe qui en prélève la plus grosse part. Le peuple de Sarajevo est résistant. Rappelons que ce n'est pas la guerre, c'est un siège. La ligne de front est à 100 mètres ou à 5 kilomètres, là-bas ce sont des tranchées. Ici ce sont des civils, des gens comme vous et moi, des gens qui sortent dans la rue pour aller chercher du pain, de l'eau ou du bois. On fait du pain, on le trempe dans la sauce, ça fait un repas ; il y en a marre des lentilles. Il y a des points d'eau, ou bien quelquefois le robinet coule juste une demi-heure, on remplit des bidons. Il n'y a plus d'arbres, ils ont été coupés l'hiver dernier, il n'y a plus d'étagères, elles ont été brûlées l'hiver dernier. Les snipers tirent sur les gens qui sortent dans la rue. Jour et nuit, 3km800 maximum, lunette à infrarouge. Ils tirent sur un enfant, ils tirent sur un chien, ils tirent sur tout ce qui bouge ou sur tout ce qui ne bouge plus. On traverse en courant. Ils utilisent des mitrailleuses antiaériennes à hauteur d'homme. On ne traverse plus. Pour les obus, jusqu'à mille par jour en période de pointe, inutile de sortir pour s'en prendre un sur le coin de la figure, ils viennent jusque chez vous. Ça tombe où et quand ça veut. Technique de guerre des nerfs. Un premier obus, un deuxième dix minutes après pour l'ambulance, et un troisième par sécurité. Cibles préférées : les écoles et l'hôpital, services de pédiatrie, maternité, chirurgie. En général à partir de vendredi midi, un peu moins d'obus et de grenades, les tirs des snipers, descendus à la ville pour le week-end, s'intensifient. On vient faire un carton. C'est le soir que j'étais le plus tendu, quand nous roulions à 120 km/h tous feux éteints sur Sniper Allée. Il est plus difficile de tirer sur une cible mouvante. Cette grande avenue traverse Sarajevo sur tout son long et il est impossible de ne pas la croiser ni l'emprunter, on y est à découvert. Il y a peu de voitures, il n'y a plus d'essence, elle vaut l'équivalent de 150 Francs le litre. On se déplace le moins possible. Ismet conduit en faisant des zigzags, il monte sur les trottoirs, il klaxonne. Ismet connaît parfaitement les endroits dangereux. Dans notre minibus camouflé en voiture de police, le soir quand nous roulions vers l'immeuble de la télévision je rentrais le ventre pour offrir le moins de surface possible, que mon profil soit filiforme. Parfois on peut rêver ! On évitait de justesse les auto-stoppeurs qui marchaient au milieu de la route et qu'un bref appel de phares éclairait juste un instant. Nous étions déjà sur les genoux les uns des autres. Nous détestions les balles traçantes.

Le peuple bosniaque, mélange réussi de citoyens d'origines musulmane, serbe, croate, voire juive, ne connaît plus la peur, il ne se plaint pas, il résiste aux scélérats, les tchetniks perchés sur les collines qui entourent la ville. On ne dit pas les Serbes, il y en a parmi nous, on dit les tchetniks, ce sont des bandes armées. On ne fait pas le chiffre 3 avec le pouce, l'index et le majeur, c'est le signe des Tchetniks. Pas question d'embrasser trois fois non plus. À Sarajevo c'est deux, un sur chaque joue. Le signe est le V de victoire. Pourtant on ne la crie pas tant que ça. Du moins parmi les civils. Alors la résistance s'organise, et ses armes sont l'intelligence et l'imagination. Sarajevo, centre de l'Europe, était déjà, qu'aujourd'hui on le veuille ou non, une capitale culturelle, multi-ethnique, refuge des persécutés, modèle du pluralisme et de l'intégration. Les Sarajéviens sont des gens comme vous et moi, nous avons les mêmes références culturelles, il n'y a aucun décalage. Ils se souciaient si peu de leurs origines. Le siège a aiguisé leur solidarité, et leur sensibilité créatrice. Tout ce qui s'y fait, musique, littérature, peinture, films, vaut de l'or. Or il n'y a rien à acheter. L'électricité saute, on attrape une guitare, une voix s'élève dans l'obscurité. Dans cet univers clos tous et toutes vibrent au même diapason. Nèlé sculpte des ready-made à partir d'éclats d'obus, Ademir se prépare à tourner un long-métrage de fiction à partir du mois de mars, avez-vous déjà entendu traduits les poèmes de Sidran ? Il y a une seule boîte de nuit, elle n'est ouverte que le jour, le couvre-feu est à 22 heures. Beaucoup d'humour, il est noir.

Je reprends mes notes de voyage. L'ONU fait tout pour entraver le travail de la presse : accréditation à chercher à Zagreb (en passant, Air France se fait du fric sur les vivres que nous apportons à Sarajevo, en taxant dûment le supplément de bagage), puis traverser la Croatie, la Slovénie, et descendre jusqu'à Ancône en Italie. Là la FORPRONU est susceptible de nous embarquer à bord d'un avion de la Royal Air Force. Nous sommes fouillés de fond en comble. Les quotas sont de 2 litres d'alcool, 5 cartouches de cigarettes, 5 paquets de café. Le reste de ce que nous apportons n'est pas soumis à restriction. Ils confisquent les briquets. J'en ai planqué cinq. J'ai craqué la manche de ma canadienne en enfilant mon gilet pare-balles. Il est réglementairement exigé pour débarquer, il peut arrêter un éclat d'obus mais pas la balle hypersonique d'un sniper.

Jean-Pierre Mabille m'a appelé un lundi midi pour partir le surlendemain matin. Je devais réaliser un programme quotidien de deux minutes intitulé "Sarajevo : a street under siege" diffusé sur six chaînes aux États Unis, à la BBC, en Hollande, au Canada, au Danemark, en Norvège, en Finlande, etc. Depuis le 21 décembre dernier l'émission est diffusée chaque soir à 20h28 sur ARTE sous le titre "Chaque jour pour Sarajevo".

J'ai d'abord répondu que je ne voulais pas y aller parce que j'avais peur. Mais que serait-il resté de mes idées ? En fait j'ai eu peur avant. Après c'est trop, on n'a plus peur, on est simplement tendu en permanence. Ça tire jour et nuit. L'Holiday Inn est situé à deux cents mètres du front, il fait partie des quatre immeubles épargnés par les tirs, avec la télévision, la présidence et le siège de l'ONU. Enfin, théoriquement, parce que je viens d'apprendre qu'il avait été touché aujourd'hui. Sur cinq étages glacials sont logés les journalistes. C'est le seul hôtel de Sarajevo. A partir du 6iième étage ça ressemble plutôt à la planète Mars. Il est parfaitement inconscient d'emprunter l'escalier opposé à la salle de restaurant, cette aile donne directement sur Sniper Allée, personne n'y loge, on entre à l'hôtel par une petite porte à l'arrière du bâtiment. Il est recommandé de ne pas s'approcher du trottoir, c'est un des endroits les plus dangereux, un journaliste danois qui fumait calmement une clope y a été abattu deux jours avant mon arrivée. Ce n'est pas la première fois. La chambre est correcte, deux grands lits, la fenêtre est remplacée par un grand plastique translucide tendu et agrafé, les jours de grand vent j'ai peur que ça lâche, la télévision reçoit CNN, MTV, ZDF, Eurosport et la chaîne bosniaque. La nuit j'enfile des pull-overs. Quand il y a de l'eau, froide, on remplit la baignoire. Les trois premiers jours je me suis lavé en crachant dans mes mains. J'aurai pu penser à demander une bouteille d'eau au restaurant. On y mange. Corned beef au petit déjeuner, un œuf une fois par semaine, à midi je mangeais un sandwich au fromage avec le reste de l'équipe, et le soir soupe à rien suivie d'un morceau de viande avec une pomme de terre et un dessert. Pour Sarajevo c'est énorme.

C'est au restaurant que je me suis retrouvé après avoir atterri. Sacs de sable empilés sur l'aéroport. Les avions n'arrêtent pas leurs moteurs, ils déchargent leur cargaison et repartent illico. A vide le plus souvent. La Jeep file à toute vitesse sur Sniper Allée, le casque bleu qui la conduit est crispé sur son volant, normalement on fait le trajet en "shuttle", la navette blindée. Sur le trajet il n'y a plus un toit, plus une fenêtre aux maisons. Tous les murs sont vérolés. Je mets vingt-cinq minutes à monter mes soixante kilos de bagages jusqu'à la chambre 425, c'est peut-être de là que me vient l'idée de cracher dans mes mains. Plus tard j'apprendrai qu'un ascenseur fonctionne, mais ce n'est pas très prudent ! Lorsque j'entre au restaurant de l'hôtel le tapeur est en train de jouer le thème du film Johnny Guitar sur un piano complètement désaccordé. Tous les pianos de Sarajevo sont désaccordés. Je repense au western de Nicholas Ray, il y a une fille qui n'est pas comme les autres, et toute la ville qui se ligue contre elle pour la faire fuir jusqu'à tout détruire par les armes, par le mensonge, par la corde et par le feu. C'est l'histoire d'une résistance. J'adore cet air-là. Le pianiste ne joue rien d'autre. J'ai les larmes aux yeux. Je n'entends déjà plus les coups de feu. On s'habitue si vite. Un soir il y eut un orage terrible, les coups de tonnerre se mêlaient aux obus, j'avais l'impression que les tchetniks envoyaient des leurres. Un autre soir il y eut un petit tremblement de terre, personne n'a rien dit. On s'habitue très vite au bruit, le soir je m'endormais en comptant les coups, la nuit je regardais parfois ma montre avec ma lampe de poche et pestais contre ceux qui ne dormaient pas, tous les matins nous étions réveillés par un très gros "boum!", très grave, très proche.

Tout ce que je raconte aurait probablement pu se passer dans une autre guerre mais non. Ce qui est terrible c'est la proximité, pas les mille quatre cents kilomètres qui nous séparent, mais la culture qui nous rapproche. Les Sarajéviens nous ressemblent. En voyant les terrasses des cafés avant la guerre je nous reconnais et j'éclate en sanglots, alors que j'arrive à supporter la vue du sang et des enfants mutilés.

Un homme a une jambe arrachée par un éclat d'obus, il crie. On dit : un étranger a été blessé. Les habitants de Sarajevo ne crient pas, les enfants, sur les brancards, serrent les lèvres, pas une plainte ne résonne dans l'hôpital. Les femmes bosniaques sont très belles, elles se maquillent beaucoup. Les hommes sont grands. Ils ont tous perdus quinze, vingt kilos. Ils courent rarement en traversant la rue. Certains se protègent la tête avec un journal ou avec leur sac à main, ils ne veulent pas voir la montagne. Quand on la voit, et c'est à chaque carrefour, c'est qu'on est dans la ligne de mire. Si un obus tombe trop près il leur arrive de trembler, de bégayer. Quand c'est possible ils travaillent. Il n'y a plus de travail. On s'entraide. Il faut pouvoir s'occuper. Des jeunes gens ont rejoint SAGA, la seule maison de production de films à Sarajevo, ça ressemble à une ruche. Lejla a 22 ans, il y a trois mois elle n'avait jamais travaillé de sa vie, elle a été engagée comme traductrice anglaise, elle est aujourd'hui une journaliste d'un professionnalisme exemplaire, elle est blonde et très jolie. Elle me dit que la guerre a du bon : avant la guerre c'était une grosse fille. Menso est chargé de dénicher les gens de notre rue dont nous filmons les portraits chaque matin (nous montons le sujet l'après-midi, le mixons, enregistrons la version anglaise et l'envoyons par satellite à 19h30), il ne parle que bosniaque, ses sourires et ses froncements de sourcils sont éloquents, il était directeur de production. Miki n'aime pas la télévision, il était le cadreur de tous les films de Kusturica, au bout de trois jours je le laisse tourner comme il veut, il me jette un coup d'œil à la fin des prises pour vérifier ce que j'en ai vu, on en discute la veille, c'est le seul de l'équipe qui ne fume pas comme un fou. Un paquet coûte 3,50 DM alors qu'un salaire mensuel moyen est de 2 DM. Un oignon vaut 3 DM. Les dinars ont disparu, seule la monnaie allemande est utilisée. Les paquets de cigarettes sont magnifiques, les emballages sont réalisés avec des pages de livres, avec des emballages de savon. Gordona, assistante au montage, est très belle et très chic, son modèle est Whitney Houston, elle porte le nom serbe de son père, le soir elle préfère rentrer chez elle accompagnée par Almir, il est monteur. La guerre lui a fait perdre la moitié de ses cheveux. Igor est d'origine croate, il a 17 ans, parle bien français, il cherche un moyen de quitter Sarajevo, il risque ici d'être bientôt envoyé sur le front et d'avoir à tirer sur des cousins. Ademir Kenović dirige SAGA, le SArajevo Group of Authors, il a déjà réalisé plusieurs films de long-métrage de fiction. Cette année il a produit une cinquantaine de films ! Peut-être avez-vous vu certains d'entre eux le 19 décembre dernier sur ARTE après Transit, ce mémorable duplex entre Sarajevo et le Parlement Européen à Strasbourg. Le fascisme y avait été clairement dénoncé, et on avait pu constater l'effroyable décalage entre l'Europe honteuse et la franchise bosniaque. Les films qui suivaient étaient terribles. Les communications sont coupées, l'ONU n'autorise à sortir que six lettres chacun, absurdité criminelle, pas de téléphone avec l'extérieur. Celui de l'EBU, l'immeuble de la télévision, fonctionne par satellite, il passe par Washington ! C'est Ademir qui, un soir où je m'étais engueulé avec la production, ceux-ci m'accusaient d'être devenu sarajévien et de ne pas respecter le décalage nécessaire Paris-Sarajevo, parce que je n'étais pas assez dramatique dans mes sujets, c'est Ademir qui tenta de me calmer, il me dit : "à Paris ils ont des problèmes psychologiques, ici nous avons des problèmes existentiels, nous ne pouvons pas nous comprendre". Ademir m'a demandé de réaliser coûte que coûte ma lettre de Sarajevo, carte postale cinématographique refusée par Londres et Paris, sans l'avoir vue ni même lue, parce que c'était trop tôt, parce que je m'impliquais directement, et je l'ai faite pour ceux de ma nouvelle famille que j'ai laissés là-bas alors que moi je rentrais au chaud. Un bain chaud, j'en rêvais. J'étais content de rentrer et désespéré de les quitter. En un quart d'heure on se fait des amis pour la vie. Le retour fut plus difficile que le séjour. On y reviendra.

Je suis invité partout à témoigner. Chacun voudrait faire quelque chose. Bonne idée. Toute intervention est salutaire. Il y a un an et demi j'ai voté contre l'Europe du fric, mais celle qui s'autodétruit en Bosnie, c'est l'Europe qui faisait partie du rêve que je faisais déjà à 13 ans lorsque je pris ma carte de citoyen du monde. À Sarajevo j'ai retrouvé l'humanité. C'est nous qui avons besoin d'eux.

Quelque temps après, lorsque la SRF, l’ACID et la SACD demanderont aux Bosniaques un film qui les représente pour sensibiliser le monde à ce qui se passe là-bas, ils répondront qu’il existe déjà. J’accepterai à condition de le remonter pour le grand écran. La perception n’est pas la même qu’à la télévision. Le sniper n’est que l’un des cent-dix films de deux minutes qui seront tournés dans le cadre de la série par les réalisateurs successifs sur l’initiative de Patrice Barrat. J’en aurai une douzaine à mon actif. Le sniper sera projeté dans plus de mille salles en France, je ne sais combien à l’étranger, et sur presque toutes les chaînes de télévision, hertziennes ou satellite.

Ma révolte adolescente est si loin de l’avenir qui se prépare. En relisant ma lettre de Sarajevo, je réaliserai le grand écart entre le rêve et le cauchemar. Changement de ton. Sarajevo marquera le retour de l’horreur acceptée. La Tchétchénie, le Rwanda, l’Irak, l’Afghanistan, certes, mais tant d’autres crimes enfouis par la désinformation systématique ! Comment aurons-nous laissé les choses s’envenimer à ce point ? Comment briser l’engrenage infernal dans lequel les financiers nous auront entraînés ? Je travaillerai sans relâche pour n’oublier aucune de ces époques et retrouver le feu qui m’anime aujourd’hui et que je ne laisserai jamais s’éteindre. Pardon d'avoir cassé l'ambiance, mais les WASP racistes que nous venons de quitter m'ont fait sortir de mes gonds et franchir un espace-temps dont je me serai bien passé...