Il y a quelque temps je me suis bêtement énervé contre une jeune étudiante en histoire de l'art que j'aime bien, mais qui répétait le discours du maître sans aucune distance. Ou plus exactement la distance n'existait qu'entre l'œuvre et sa critique, jugement à l'emporte-pièce qui me fit perdre patience et prendre brutalement la défense de tous les artistes qui souffrent ou ont souffert des petites boîtes dans lesquelles les tenants du pouvoir les rangent consciencieusement. L'ordonnancement rassure les universitaires, mais il expulse les indépendants qui tentent de tracer leur chemin à la machette dans la jungle, devenue celle du marché. L'histoire de l'art comme toute histoire officielle est celle des vainqueurs, entendre qu'elle est réécrite comme ça les arrange, en coupes saignantes, dictant leur loi aux praticiens. Maints journalistes et fonctionnaires de la culture répètent la même geste criminelle et le public de croire ces oukases, modelé par le bon goût et le formatage dont la télévision est l'exemple le plus explicite. À force de répétitions, les lieux communs deviennent la doxa. Les collectionneurs, heureusement moins disciplinés, guidés par leur seule passion, s'entichent parfois du hors-pistes, accordant un sursis ou une rémission aux condamnés à la disette.
Dans Le rebelle de King Vidor, il y a une scène extraordinaire, ce n'est pas la seule du film qui aborde l'intégrité de l'artiste et scrute la violence de la passion de façon exemplaire : le critique d'art Elsworth Toohey joué par Robert Douglas demande à l'architecte Howard Roark interprété par Gary Cooper ce qu'il pense de lui. Roark l'envoie promener sans même l'ombre d'un mépris, car il n'en pense rien et ignore royalement celui qui s'est acharné contre son œuvre par vain goût du pouvoir. Lorsqu'il ne s'agit pas de récupération, trop souvent le discours sur l'art fait figure de revanche contre celles et ceux qui ne peuvent faire autrement que créer. Il va de soi que leurs mondes dérangent, mais il y aurait des limites à ne pas dépasser, et ces limites sont fixées par des législateurs à qui l'institution a conféré autorité.
J'aurais certainement dû adopter la posture de Roark plutôt que de m'emporter contre la jeune étudiante passionnée ! Tant d'artistes en ont bavé des ronds de chapeau toute leur vie, certains ont acquis une gloire posthume, mais combien d'inconnus ont rendu l'âme de se retrouver ostraciser par cette société normative imposant ses critères à ce qui devrait échapper à la discipline. Le "discours sur" est bien une discipline. Ce qualificatif devenu substantif sied pourtant bien mal à l'expression artistique.
Cette stérile altercation m'est revenue à l'esprit en traversant l'atelier du plasticien Sun Sun Yip où trônent d'étranges objets en construction et en contemplant les vidéos (ci-dessous) des dernières sculptures d'Éric Vernhes. Son hommage à Walter Benjamin s'intitule En forme d'homme.


Mais ma préférée est son GPS#2 qui se déclenche à l'approche du visiteur.


Pour terminer ce billet rageur, recommandons l'écoute de Lélio ou le retour à la vie, suite de la Symphonie fantastique, où Hector Berlioz ne conte pas seulement ses amours malheureux, mais où il règle ses comptes avec la critique. Remarquable discours de la méthode, Lélio est une des premières œuvres de théâtre musical au sens moderne du terme, Berlioz scénographiant, entre autres, la mise en place de l'orchestre et du récitant...

Photo © Éric Vernhes