Le 11 octobre 1963 la radio annonça la mort d'Édith Piaf. En fin de journée Jean Cocteau apprenant la nouvelle s'éteignit à son tour. Grâce aux techniques du XXe siècle le timbre de leurs voix deviendra immortel. L'un et l'autre étaient deux merveilleux conteurs. Piaf jouait ses chansons en comédienne. Cocteau ne s'y était pas trompé en lui écrivant Le bel indifférent où elle ne fait que parler devant son amant muet. Le poète n'eut pourtant jamais de meilleur interprète que lui-même pour dire ses textes. Il faut absolument réécouter les poèmes d'Opéra ou ses Portraits-souvenir qu'il enregistra sur microsillon. Cocteau fait sonner chaque syllabe en musicien inventif, leurs images explosant le sens et interrogeant l'auditeur devant l'inouï. Amateur de rythmes, il adorait son ami Stravinsky et il avait acquis la première batterie de jazz arrivée en France. Fasciné par le réel il le transposait en rêve. Il pratiqua ainsi tous les genres en les abordant en poète : littérature, cinéma, peinture, journalisme, ballet, théâtre, etc. De quoi en irriter plus d'un à commencer par les surréalistes, en particulier Breton, qui le reléguèrent à une ringardise de faiseur bourgeois pour camoufler leur propre arrogance et une homophobie face à un extraverti qui osait revendiquer ses choix haut et fort.

Comme Edith Piaf, Jean Cocteau découvrit et révéla quantité d'artistes dans des domaines extrêmement variés. Jean Genet n'en est pas le moindre, poète inconnu et délinquant récidiviste qu'il sauva de la prison et du bagne. Le Groupe des Six lui doit leur renommée ; là encore Poulenc, Milhaud, Honegger, Auric, Durey, Tailleferre (oui une femme !) faisaient figure de néoclassiques pour les bien-pensants de l'avant-garde. Comme si un autre point de vue pouvait leur faire de l'ombre ! Et pourtant ! Pourtant comment ne pas voir le génie cinématographique encensé par la Nouvelle Vague ? Du Sang d'un poète au Testament d'Orphée en passant par La belle et la bête, comment ne pas être subjugué par l'originalité et la perspicacité du cinéaste ? Il est l'auteur du concept de synchronisme accidentel au cinéma, pas seulement pour avoir compris le rôle de la musique, mais clé de toute vie.

Très jeune, grâce à Jean-André Fieschi, je fus séduit par son œuvre, même si je mis plus de temps à comprendre son travail graphique, mais tout est lié chez Cocteau. J'achetai alors tous ses livres chez les bouquinistes des quais le long de la Seine, je fouinais chez les antiquaires pour y trouver les 33 tours, j'écoutais sa voix, l'une des plus suggestives avec celles de Jean-Luc Godard et de Jacques Lacan. Jamais aucun récitant ne lui arriva à la cheville pour L'histoire de soldat de Stravinsky sur un texte de C.F.Ramuz, un autre écrivain mésestimé, considéré à tort comme auteur de romans paysans alors que ce visionnaire possède l'une des plus belles langues de la littérature francophone et qu'il est le modèle d'un autre Vaudois, cinéaste dialectique s'il en est. Si Aragon et Céline sont des géants il serait temps de réhabiliter Cocteau, Ramuz et Cendrars.

Combien de fois ai-je cité Cocteau ? Une des pièces du Drame se nomme d'ailleurs "Ne pas être admiré, être cru.", exergue d'Une histoire féline... Sur ma carte de visite j'avais écrit "Le matin ne pas se raser les antennes" (Journal d'un inconnu). Une litho originale pend dans le studio. On comprend parfois de travers "Ce que le public te reproche, cultive-le : c'est toi" (Le Potomak)... André Fraigneau lui demande : "S'il y avait le feu chez vous, quel est l'objet que vous préféreriez et que vous emporteriez ?" Et Cocteau de répondre : "Je crois que j'emporterais le feu"... "Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient... Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la Mort travailler comme des abeilles dans une ruche de verre" (Orphée).... "Puisque ces mystères me dépassent feignons d'en être l'organisateur" (Les Mariés de la Tour Eiffel), etcétéra.