70 juin 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 30 juin 2014

La grève, point G du rêve


J'ai raté l'entrée en scène d'André Minvielle avec le panneau "La grève, point G du rêve" suivie de la lecture intégrale du remarquable texte d'Edwy Plenel sur le modèle du statut des intermittents qu'en firent avec lui Babx et Thomas de Pourquery. Dans le foyer du Theâtre Sorano un couillon hurle pour se faire rembourser. Dans la salle le public venu assister à l'Hommage à Claude Nougaro concocté par le trio est partagé. Raison de plus pour prendre le temps d'expliquer pourquoi il est si important de défendre cette lutte qui préfigure ce qui nous attend avec le honteux et catastrophique Traité Transatlantique.


J'ai raté ça, mais pas le concert. Avec Hélène Sage venue m'écouter évoquer les rapports de la poésie et de la musique chez Michel Houellebecq sur le plateau de France Culture dressé dans l'église Saint-Pierre des Cuisines, nous avons enfourché deux velibs pour rejoindre cet autre événement du Marathon des Mots organisé à Toulouse. Le direct où Marianne Denicourt avait su insuffler leur rythme aux alexandrins sensibles du poète m'avait donné des ailes. J'avais reconnu chez elle la musique d'Établissement d'un ciel d'alternance que Houellebecq avait enveloppé de sa voix chaude et envoûtante. Rien à voir avec les tentatives de les transformer en chansonnettes pour midinets.

Au Sorano, Babx au piano, Dédé Minvielle à la percussion, Thomas de Pourquery au sax alto ont donc choisi la veine rose de Nougaro, la couleur de Toulouse qu'ils ont rougie au feu de l'actualité. La révolte n'a jamais quitté celui qu'ils surent s'approprier, évitant de sombrer dans une adaptation trop révérencieuse. À bout de souffle chanté dans le noir a capella, Paris mai mixé avec Locomotive d'or, la Dépêche du Midi lue en diagonale, le jazz rencontrant la java, les trois gars étaient faits pour cela. Et Dédé de souffler dans sa varinette ou une drôle de bouteille comme Thomas dans son bec lyrique, et Babx de plaquer ses accords dans cette merveilleuse mêlée.

Photo n°2 © Hélène Sage

vendredi 27 juin 2014

Marathon radiophonique Michel Houellebecq


Demain samedi je participe au marathon radiophonique Michel Houellebecq en direct sur France Culture à 17h depuis Toulouse où se déroule Le Marathon des Mots. De 14h à 19h à l'Auditorium Saint-Pierre des Cuisines, l'émission réalisée par Nathalie Salles et présentée par Sylvain Bourmeau alterne des lectures de textes par Jacques Bonnafé, Dominique Pinon, Marianne Denicourt, Michel Vuillermoz et des tables rondes. J'y suis évidemment pour les deux albums enregistrés avec Michel Houellebecq et particulièrement pour Établissement d'un ciel d'alternance que j'ai produit en 2007, mais qui avait été enregistré en 1996 à l'occasion du 10e anniversaire des Inrockuptibles à la Fondation Cartier. Le plateau auquel je participe est axé sur paroles (poétiques) et musique. Dans le livret du CD, Michel avait écrit que c'est sa "seule collaboration réussie avec un musicien". La soirée au TNT avec Jean-Louis Aubert a été annulée par les techniciens permanents en solidarité avec les intermittents.

jeudi 26 juin 2014

Fantazio rubato


Dimanche dernier l'association BaLiPa qui organise des évènements à l'intersection de Bagnolet, Les Lilas et Paris, avait installé le soleil pour réchauffer les nombreux musiciens venus jouer en after de la Fête de la Musique. Fantazio qui habite le quartier était accompagné par la batteuse japonaise Kumiko et deux Tamouls, le guitariste Paul Jacob et la chanteuse Kavitha Gopi. Chansons traditionnelles japonaises et airs de Bollywood étaient passés à la moulinette d'un rock à Billy, punk et pounk, joyeuse musique approximative qu'un attachant chef d'orchestre trisomique avait du mal à suivre. Ces Indus Bandits zappaient les langues, les rythmes, les mélodies qui me rappelaient tantôt Tony Tani, tantôt Captain Beefheart, tantôt Lata Mangeshkar, mais n'appartenaient qu'à eux. Le public ravi, assis sur des chaises au milieu de la rue, écoutait les orchestres de jazz, de hard rock ou classique avec le même intérêt. Le quartier apprenait à se connaître. On serrait des pognes. Il faisait beau. Même dans les cœurs.
Fantazio pense que l'on devrait recommencer ce type de concert toutes les semaines. Il a une longue pratique des squats où les gigs s'improvisent. Énervé par les journalistes qui n'y mettent jamais les pieds, il continue de fréquenter ces lieux vivants comme il en avait l'habitude à Berlin. Nous partageons le même sentiment sur la plupart des "professionnels de la profession" qui ne se bougent que pour les trucs convenus. Tristes tropismes. Les annonceurs et le réseautage font la loi. La médiocrité leur embraye le pas, l'arrogance, fruit de leur ignorance, assassinant les artistes les plus fragiles. Quelle curiosité résiste à la paresse ? La solidarité va devoir s'exercer au delà des luttes intermittentes, les coudes se serrer au lieu de jouer perso, les chapelles s'ouvrir, apprendre à écouter si l'on veut changer le monde. Quel autre propos aurait l'artiste, amateur ou passé pro ? Quel avenir envisageons-nous pour demain matin ?

mercredi 25 juin 2014

Ivan Passer, l'amour des marginaux


Suite à la découverte de Cutter's Way (article de vendredi) qui ressort ce mercredi sur les écrans j'ai regardé deux autres films d'Ivan Passer réalisés après son exil aux États Unis. Tous ont en commun un regard critique sur le pays d'accueil loin du mythe américain, tel qu'il l'exerçait déjà sur sa Tchécoslovaquie natale (Éclairage intime, et scénarii des Amours d'une blonde et de Au feu, les pompiers de Miloš Forman). Quel que soit le système social il engendre des comportements déviants de la part de celles et ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas s'y soumettre. Sans tomber dans le misérabilisme complaisant actuellement à la mode, Passer dresse un portrait bienveillant sur des personnages inadaptés au formatage de la société.


Born To Win (Né pour vaincre) (1971), mettant en scène un junkie joué par George Segal en but à une succession de magouilles, est aussi mésestimé que Banco à Las Vegas (Silver Bears) (1978), une comédie avec Michael Caine sur le système bancaire qui mérite fondamentalement d'être revue aujourd'hui. Si le premier est plus amer que le second, l'humour et l'amour ne sont jamais absents, pas plus qu'ils ne le seront pour les trois estropiés de la vie dans Cutter's Way. On retrouve la même originalité de regard que chez Forman qui, également en 1971, tourne Taking off mais se laissera happer par le système à partir du succès de Ragtime et Amadeus. Si Passer n'a aucune complaisance pour les conventions sociales, il aime fondamentalement les handicapés qui cherchent les failles du système pour s'en sortir vaille que vaille.


Petites ou grandes arnaques fabriquent dès lors de savoureux thrillers qui ne ressemblent à aucun autre. Les ellipses de Born To Win ont attiré les mauvaises critiques qui sont passées à côté d'un grand cinéaste et, malgré la présence de Louis Jourdan, Cybill Shepherd et Stéphane Audran Silver Bears est aussi méconnu que ses autres films que je vais m'empresser de rechercher !

N.B.: Born to Win, passé dans le domaine public aux USA, est intégralement en ligne, mais sans sous-titres !

mardi 24 juin 2014

Patatras


Le bruit venait de nulle part. Dans la rue des gamins faisaient éclater leurs pétards. C'eut pu être l'incivilité de quelque riverain passé ajouter ses gravats sur le dépôt sauvage qui encombre la rue. Ou simplement j'avais rêvé. Les musiciens entendent parfois des choses qui échappent au reste de la population. Mais le lendemain, comme nous nous mettons à table dans le jardin je découvre la cause du son. Un son grave accompagné de feuillages comme lorsqu'on jette un billot de bois en forêt. Les pavés de verre du voisin se sont détachés de son mur, s'écroulant chez nous. On peut constater le travail de sagouin des ouvriers qui les ont placés là il y a quinze ans : les cales de bois ont pourri avec le temps et le bloc a glissé, écrabouillant les plantations qui heureusement l'ont retenu. Ma voisine s'en fiche, affirmant que c'est chez nous que cela se passe. Dans sa façade le trou est béant, mais il y a deux rangées de pavés. Pas grave, l'assurance débroussaillera cette histoire de bloc qui pèse une tonne. Plus inquiétant, les autres pavés situés plus haut sur leur façade me font penser à la première minute d'un épisode de Six Feet Under (à propos d'Alan Ball, HBO a démarré la saison 7 de True Blood). Alors crime parfait ou accident débile ?

lundi 23 juin 2014

Des albums qui arrachent


De plus en plus de jeunes virtuoses venus du jazz et de la musique improvisée publient des albums en solo ou duo. En période de réduction de budgets les petites formes fleurissent évidemment mieux que les grands ensembles. Le jeu de massacre auquel se livre le gouvernement en faisant le lit du Medef au lieu de soutenir les artistes, intermittents ou pas, n'arrange pas les choses. Alors quitte à vendre des projets bon marché, puisqu'aussi léger qu'un showcase, autant revendiquer ses extrêmes sans se courber devant les lois médiocres du marché. Car avant tout il est question de rage et de révolte. Jusqu'au boutistes amoureux du son et de ses infinies variations nombre d'entre eux se risquent à lever le poil des timorés nostalgiques de l'ancien temps. Ils attrapent la matière à pleines mains, la malaxent, la broient, la fondent pour dresser des cathédrales miniatures aussitôt englouties par de nouvelles expériences. Cela ne s'écoute pas en faisant la vaisselle ni vous pousse à danser. Cela s'écoute dans le recueillement, comme on lit un livre dans le silence. Les musiciens en question n'apportent pas de réponse, ils interrogent, dans un partage mérité pour peu que l'on prenne le temps de s'arrêter, loin de la foule, de la perfusion médiatique, du bruit décervelant que le monde déverse bouillant dans nos ciboulots qui débordent d'informations inutiles. Cette musique n'en rajoute pas, elle guérit le mal par le mal.
Les derniers albums reçus en date sont Acapulco de Julien Desprez, brutale sculpture physique où la guitare électrique jouent des effets de manche, Missing Time de Frederick Galiay, drône électroacoustique où la basse électrique plonge chercher la gravité des hautes sphères, REPS de Sophie Agnel et Olivier Benoit, quatre mains sympathiques où les cordes métalliques du piano et de la guitare tissent une toile magique servant de réceptacle au pur jus cérébral. L'écoute des trois m'évoque les brûlants rayons du soleil d'été qui ne manqueront pas d'échauffer les pensées à moins que vous ne préféreriez l'ombre, il y en a tout autant, question de point de vue, de confort d'écoute, du choix du siège, en proie à la torpeur ou fièrement debout.

vendredi 20 juin 2014

Cutter's Way d'Ivan Passer au cinéma


En 1981 Ivan Passer, réalisateur de la nouvelle vague tchèque immigré aux USA, réalisait son meilleur film, Cutter's Way (La blessure), thriller psychologique montrant les séquelles de la guerre du Vietnam sur trois marginaux dans une côte ouest loin de son image idyllique. Comme Miloš Forman dont il avait été plusieurs fois le scénariste à Prague il filme son nouveau pays d'adoption avec le regard critique des immigrés capables d'identifier ce qui cloche dans les détails de la vie quotidienne, symptômes d'une société en déliquescence.
La violence engendre la violence, on le savait. Ivan Passer insiste sur la paranoïa qui en découle, exutoire de ce que les victimes ont subi. Cette brutalité semblant faire fi des leçons de l'Histoire touche parfois des pays entiers. Ici Alex Cutter (John Heard), qui a perdu un œil, un bras et une jambe au Vietnam, ne se dépare pas d'une rage qui le pousse à se soûler au moindre désœuvrement et lui fait pousser des ailes démentes dans l'adversité. Je ne me souviens de pareille gambade que dans Mauvais sang de Carax lorsque Denis Lavant cabriole devant les palissades. Richard Bone interprété par Jeff Bridges, tout juste sorti des Portes du Paradis de Cimino, se dissout dans les conquêtes féminines, incapable de s'attacher à qui que ce soit, si ce n'est à son camarade qu'il tente en vain de protéger contre lui-même. Mo jouée par Lisa Eichhorn scelle leur virile amitié dans une triangulaire ambiguë où le renoncement tient lieu de verdict aux illusions perdues. Un subtil érotisme suinte des regards échangés et des sous-entendus, mais la fatalité semble plus forte que leurs désirs.


Ivan Passer montre Santa Barbara sous un angle inédit où l'opulence n'est qu'un vague décor derrière un rideau de fumée. Si l'enquête policière n'est qu'un prétexte à révéler la noirceur des âmes torturées, la modernité du scénario et le jeu des acteurs en font l'un des plus beaux thrillers californiens, chef d'œuvre méconnu de son auteur que Carlotta ressort au cinéma le 25 juin dans une version restaurée. Notons enfin la musique de Jack Nitzsche dont le glassharmonica et la cythare font flotter l'action dans une sorte de no man's land où aucun personnage n'est à sa place.

jeudi 19 juin 2014

Dig Deep en test


L'élaboration d'une application iPad met toujours plus de temps qu'espéré. Du fignolage à la résolution du moindre bug nous améliorons sans cesse l'objet de nos rêves. Il en fut ainsi pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci créée avec Nicolas Clauss et mon second roman, USA 1968 deux enfants. La première, totalement gratuite, va être traduite en portugais et adaptée pour iPad Air à l'occasion de l'exposition de la Cité des Sciences et de l'Industrie au Brésil, le second bénéficie d'une navigation plus ergonomique et a vu son prix baisser à 2,29 €. Nous finalisons donc Dig Deep, la petite dernière imaginée par Sonia Cruchon et délivrant ses oracles sous forme de films muets. Si les sons d'interface validant les gestes de l'utilisateur sont discrets j'ai composé une délicate musique symphonique pour la couverture interactive, adagio hypnotique qui nous fait pénétrer dans un tunnel dessiné par Mikaël Cixous et programmé par Mathias Franck. Trois pistes stéréophoniques se superposent. Les motifs d'orchestre évoluent selon les inclinaisons de la tablette, les éléments solistes et les cloches de verre sont calés sur l'apparition des photogrammes traversés lors de la plongée. Pour composer la partition sonore je dois tenir compte des différents systèmes de diffusion envisageables : le son mono du haut-parleur intégré filtrant les sons de manière souvent inattendue, l'écoute stéréophonique au casque ou le branchement à une amplification mettant en valeur les timbres choisis. Ensuite je me débrouille pour que les variations générées par l'utilisateur correspondent à la composition que j'ai imaginée.
Parallèlement nous travaillons sur Au boulot, le conte graphique de Mikaël, pour lequel j'ai passé l'après-midi à réfléchir sur la partition sonore et musicale. Trouver d'abord un système, puis le pervertir. Chaque mouvement entre les plans et chaque arrêt sur image sont sujets à réflexion. Au fur et à mesure que l'on avance dans le récit, l'ambiance générale se précise. Façon de parler car la poésie qui s'en dégage laisse une place capitale à l'interprétation de l'utilisateur. C'est le propre de l'art, n'est-ce pas ? J'avance rapidement pour ne pas perdre de vue l'intégralité de la partition, jouant des retours en arrière ou anticipant l'avenir à la manière des prologues opératiques. Du silence qui suivra la couverture interactive, puisque c'est un peu la signature de nos publications, jusqu'à la chute.

mercredi 18 juin 2014

La voix humaine par la grâce de Denise Duval


Francis Poulenc est en France un compositeur largement sous-estimé. Quasi autodidacte préférant jouer sur l'instinct plutôt que suivre les règles d'une école, il oscille entre écrire des œuvres sacrées et des pièces impertinentes casquette sur l'œil. Mouton noir de la famille Rhône-Poulenc, homosexuel déclaré à une époque où régnait le machisme des surréalistes, digne héritier de la musique française en opposition au wagnérisme puis au dodécaphonisme, Poulenc composa trois opéras remarquables et radicalement différents. Les mamelles de Tirésias est certainement le seul opéra surréaliste (le mot fut inventé par Guillaume Apollinaire pour la pièce qu'il met en musique), drôle, enjoué, complètement loufoque. Le dialogue des Carmélites d'après Georges Bernanos raconte le martyre d'une jeune femme au moment de la Terreur, sobre, bouleversante évocation de l'échafaud. La voix humaine est la mise en musique du monologue sublime de Jean Cocteau, kaléidoscope d'émotions exprimées par une femme que son jeune amant vient de quitter. La réussite de ces trois opéras doivent énormément à leur interprète, Denise Duval, cantatrice atypique issue des Folies Bergère !


Dans Denise Duval, ou la Voix retrouvée, long bonus de 1998 accompagnant le film réalisé par Dominique Delouche en 1970, la soprane montre ses qualités de comédienne en donnant une leçon d'interprétation passionnante à la jeune Sophie Fournier. En 2004, saisi par le toupet de Denise Duval interviewée dans Libération par Éric Dahan, j'avais acheté sa biographie rédigée par Bruno Berenguer (ed. Symétrie). Je possédais également l'enregistrement vidéographique d'un savoureux récital donné avec Poulenc au piano, mais je rêvais depuis quarante ans de la voir dans le rôle que je ne connaissais que par le disque. Or Dominique Delouche l'avait filmée en 35 mm couleurs pour la télévision dans des décors et costumes de son fait. Ayant perdu sa voix, elle chantait là en playback sur l'enregistrement de 1959, concentrant toute son énergie sur son jeu dramatique. Nous avons donc Georges Prêtre, à la tête de l'orchestre de l'Opéra Comique où l'œuvre fut créée, suivant la cantatrice tel que le rôle l'exige, à l'inverse de la pratique usuelle où les chanteurs s'adaptent à l'orchestre ! Delouche redouble de virtuosité en découpant le film, imaginant des angles que seul le cinéma permet, transformant le décor 1925 en toiles de Klimt au gré des plans. En écoutant l'œuvre on comprend ce que les "comédies" musicales de Jacques Demy lui doivent, comme on entend d'où vient la chanson française à l'écoute de Bizet, Massenet ou Gustave Charpentier. Poulenc et Cocteau ne pouvaient rêver meilleure interprète que cette femme moderne pour jouer l'amoureuse éconduite pendue au fil de son téléphone face à un amant terriblement absent. Sa diction parfaite permet de jouir du texte de Cocteau et son intelligence de la musique de Poulenc. Le DVD publié par Doriane (extrait ici) est un must absolu que vous soyez ou non fan d'opéra.

mardi 17 juin 2014

Tommy ne gambadera plus dans la montagne


L'accident fatal serait arrivé en décembre, mais nous ne l'avons appris que dimanche. Tommy vouait un culte à la montagne. Il y était heureux, loin des fureurs du monde qu'il avait arpenté plus jeune, de son Copenhague natal aux Alpes suisses en passant par les squats berlinois. Il gravissait les pentes abruptes comme si c'était du plat, arborant un communicatif sourire. Le meilleur des vachers, toujours sur le qui-vive avec ses chiens câlins qui lui obéissaient au doigt et à l'œil, il se méfiait des vaches qui peuvent parfois être méchantes, mais jamais autant que les hommes. Ce travail saisonnier lui permettait de vivre en montagne, le bonheur absolu. Il descendait dans la vallée voir sa compagne lorsqu'elle ne montait pas jusqu'à l'estive. Contrairement aux préjugés, Tommy (à droite sur la photo face à Michel, un ami, vacher comme lui) était un homme cultivé. Issu d'une famille extrêmement pauvre, il avait eu la chance d'être adopté par les parents d'un de ses copains de classe, une rencontre qui change un homme. Il avait appris à penser par lui-même, développant un bon sens rare par les temps qui courent. Il critiquait les subventions de l'Europe qui poussent à faire des dépenses inutiles et créent des effets pervers, suggérant de réaliser de ses mains les constructions des estives en harmonie avec la nature pour un moindre coût. Nous nous étions liés d'amitié, passant avec lui des moments merveilleux l'été dernier dans les Pyrénées. Indépendant, il ne se laissait pas faire, avait ses méthodes à lui, mais il n'osait pas clamer qu'il était du côté de l'ours. Combien de fois ensemble avons-nous refait le monde ! Lundi matin, me réveillant d'un cauchemar, son accent danois tinte à mes oreilles. Tommy était descendu dans la vallée. Sa vieille voiture aurait percuté un camion.

lundi 16 juin 2014

Velvet Goldmine, hymne de Todd Haynes au glam rock


Carlotta publie en Blu-ray et DVD un film culte de Todd Haynes, hymne au glam rock en forme de kitscherie musicale et cinématographique. De Superstar: The Karen Carpenter Story (film interdit sur la vie de Karen Carpenter entièrement interprété par des poupées Barbie et visible de temps en temps sur YouTube) à I'm Not There (où six acteurs différents dont une femme incarnent Bob Dylan) le cinéaste américain s'est toujours passionné pour les récits mettant en scène des musiciens.
Velvet Goldmine est de cette veine hors du commun où les aller et retours entre fiction et réalité produisent une poésie vertigineuse où l'abondance de références plus ou moins cachées finissent par former une toile d'araignée cannibale qui gomme les a-priori et nous avale corps et âme. Par un effet de renversement propre au système d'identification cinématographique cette fellation peut nous chatouiller la luette ou la digestion arachnoïde aller jusqu'à son terme scatologique, mais l'expérience mérite toujours le voyage tant Haynes bouscule les codes en changeant nos repères.
Ainsi, si le glam rock m'a toujours laissé insensible par son attraction pour une décadence propre à la bourgeoisie et la poudre aux yeux des paillettes camouflant la lutte des classes au profit d'une révolte sexuelle, certes nécessaire, mais lourdement versifiée, le film, et plus encore le bonus où témoignent Todd Haynes et sa productrice Christine Vachon, ainsi que ses acteurs Ewan McGregor, Christian Bale, Jonathan Rhys Meyers, Toni Collette, m'ont permis de mieux comprendre cette période de l'histoire du rock dont le côté rétro m'avait agacé. Car la revendication de la bisexualité s'opposant au machisme du rock et à l'hétérosexualité du psychédélisme évitait hélas la question du féminisme en ne mettant toujours en scène que des hommes. Le film n'est d'ailleurs pas exempt de misogynie. De plus, dans la fastuosité des années 70 il existait des courants autrement plus inventifs, tant dans le rock que dans le jazz et la musique contemporaine.


Le scénario abracadabrant que le style exige et l'étude de mœurs quasi ethnographique confèrent néanmoins à Velvet Goldmine (1998) un intérêt indéniable. Si David Bowie, Iggy Pop, Lou Reed ou Marc Bolan ont inspiré les personnages principaux du film, les musiciens qui ont participé aux enregistrements de la musique ont dû bien s'amuser à recréer cette période essentiellement britannique. On reconnaîtra Thom Yorke et Jonny Greenwood (Radiohead), David Gray, Bernard Butler (Suede), Andy Mackay (Roxy Music), Ron Asheton (The Stooges), Thurston Moore et Steve Shelley (Sonic Youth), Placebo, etc. Dans les premières secondes Todd Haynes demande aux spectateurs de pousser le volume à fond. Ces indispensables décibels ne m'empêchent pas de penser que cette libération sexuelle exposée à grand renfort de strass et de drogues brutales affectait plus le paraître que l'être. La révolution amorcée dans ces conditions accoucha d'un pétard mouillé, science-fiction de pacotille pour midinets en révolte contre la famille, mais qui, leur crise adolescente passée, reprendront le flambeau des aînés. Les cadavres sortaient des placards, mais ils avaient toujours leurs costumes du dimanche.

vendredi 13 juin 2014

Big, c'est grand !


Big, c'est "grand" ! C'est "gros" aussi. Le gros son de la basse et de la batterie. Énorme, comme les trados possibles. Ce soir certains se sont enfilé du coton dans les oreilles pour épargner leurs tympans. Les musiciens nous avaient prévenu, mais les boules Quiès atténuaient trop les timbres des cymbales et du métal. Big, c'est "remarquable". Une énergie communicative qui électrise les uns et berce les autres. Big, c'est "marquant" comme le Triton que l'ouvreur nous imprime sur le poignet. On se souviendra de ce duo diabolique qui nous emporte dans les extrêmes. Big, c'est "fort". Deux virtuoses qui jouent au ping-pong avec les timbres de leurs instruments. Edward Perraud jongle avec ses baguettes, Fred Galiay penché sur le manche fait glisser son archet. Big, c'est "prétentieux". Parce qu'il faut être gonflés pour tenir tout un set dans la sueur avec cette précision de forçat. Mais quand on pète plus haut que son cul, suffit de mettre son cul à la hauteur du pet pour rétablir l'équilibre. Big, c'est "ambitieux". Les propositions fortes le sont toujours. Ils en font parfois de drôles d'albums qui ressemblent à leurs performances. Big, c'est "grand" !

jeudi 12 juin 2014

Pile de marathons


Nous n'avons même pas pris le temps de prendre une photo que Sacha Gattino était déjà reparti pour Rennes. Les images pieuses attendront les Rencontres d'Arles début juillet. D'ici là beaucoup d'eau aura coulé sur le pont de mon bateau lavoir. D'ici fin juin je fais le jury aux Arts Décos à Paris, participe au marathon Michel Houellebecq avec Sylvain Bourmeau en direct de Toulouse sur France Culture, peaufine les montages sonores pour les projections au Théâtre Antique, rêve d'une façade sonore rue du Renard, peaufine l'oracle de Sonia Cruchon pour les Inéditeurs, planche sur le design sonore d'un projet pharaonique pour le Grand Paris, prépare les concerts de la rentrée, sors le soir et pense à mes valises pour laisser enfin tout cela derrière moi.
Il faut donc se frayer un chemin à la machette parmi les mails et les coups de fil, les visites et les intempéries. Le studio était envahi de fils. Sacha parti, j'ai dénoué l'écheveau et libéré les ports midi. On ferme, me suis-je dit après 15 heures non-stop. Casse-tête chinois d'envoyer les pistes audio et midi réalisées sur Mac et Cubase à Sacha qui triture le son sur PC et Frutty Loops ! In, out, Y, remonter les fils d'un bout à l'autre de la chaîne, je repense au désopilant morceau de Michel Musseau intitulé Patch sur son album Sapiens Sapiens (extrait). Heureusement le studio a de la ressource, plus de 40 ans de trucs et machins obsolètes qui vous sauvent la vie quand tout est formaté, virtualisé, updaté, abandonné, compliqué. J'ai quelques poussées de sueur, mais l'on finit par trouver une solution. La bidouille cra-cra n'a pas l'élégance de la concentration informatique, mais celle de la réussite artisanale !

mercredi 11 juin 2014

Appartement témoin


Les murs témoignent comme les miroirs réfléchissent. Nous renvoyant au passé ils interrogent l'avenir. Que restera-t-il de nous après les grands bouleversements ? Je me souviens de Bagnolet dans les années 70 avec le bidon-ville près du Périphérique, un des chocs de ma vie. Certains de mes voisins n'ont pas bougé de leur petit pavillon ouvrier depuis près de 90 ans. Régulièrement je déplie La pelle mécanique ou la mutation d'une ville de Jörg Müller. Ses illustrations révèlent de drôles de perspectives. Les quartiers changent au rythme des révolutions de palais. S'y inscrivent apparitions et disparitions. Hop, hop, passez muscade ! Les urbanistes ont trop souvent obéi aux lubies des politiques. Le périmètre classé pour cause de proximité avec une église sans caractère interdit la fantaisie architecturale. Comme si l'on pouvait faire plus moche que le bâti existant ! On raconte que, détournée de son lit, la rivière de la Dhuys fut recouverte et asséchée. Les puits de la rue dont certains campent au milieu du salon, ne sont plus utilisés alors que leur eau provenant d'une nappe phréatique permettrait par exemple d'arroser les jardins. En regardant l'affiche je sens les odeurs sucrées et rances des vieux appartements. À deux pas sont parqués des Roms de Montreuil dans des sortes de containers qui ressemblent à des postes électriques. Dans quel monde vit-on ? Quand vient l'été les fenêtres s'ouvrent et l'appartement-témoin livre parcimonieusement ses secrets comme une maison de poupées à laquelle on n'a pas le droit de toucher. Juste regarder. Dans les petits fascicules de bande dessinée vendus dans le métro de mon enfance la réclame vantait les lunettes infra-rouges. Tout était évidemment dans la tête. Pour voir il faut souvent déployer des trésors d'imagination..

mardi 10 juin 2014

Double CD du nouvel ONJ


Après la cure de jouvence du précédent Orchestre National de Jazz effectuée par Daniel Yvinec et la levée de boucliers des habituels intégristes la présentation des dix musiciens passés au crible par le guitariste Olivier Benoit, son nouveau directeur, avait aiguisé notre curiosité. Pour souligner qu'il n'y a cette fois pas que des jeunes on dira que l'ensemble est intergénérationnel. La rythmique d'enfer est assurée par deux anciens, le bassiste Bruno Chevillon qui double aussi à la direction artistique et le batteur Éric Échampard. La jeunesse est toute relative, mais on considérera qu'elle sied au clarinettiste Jean Dousteyssier et au saxophoniste Hugues Mayot, au trompettiste Fabrice Martinez et au trombone Fidel Fourneyron, au claviériste Paul Brousseau et au violoniste Théo Ceccaldi. La pianiste Sophie Agnel et la saxophoniste Alexandra Grimal sont les seules filles, une de plus que la fois passée ; à ce rythme on aura un orchestre intégralement féminin en 2054 !
D'emblée le son d'ensemble est excitant, pêchu et varié. Les ayatollahs en mal de swing à la papa vérifieront évidemment leurs craintes. Olivier Benoit et ses dix camarades font partie de ces affranchis qui se sont débarrassés des étiquettes cloisonnantes pour s'intéresser à toutes les musiques, du moment qu'elles leur excitent les méninges et les agitent physiquement. Le nouvel Orchestre National de Jazz réfléchit l'éventail des musiques contemporaines, du jazz (il y en a aussi) au rock, du minimalisme répétitif aux ircameries les plus digestes, de l'écriture instantanée aux formes préalablement fixées. L'improvisation et la liberté individuelle qui manquaient un peu dans sa précédente mouture refont surface, mais on n'évite pas les mouvements du rock progressif où tous et toutes marchent comme un seul homme et s'arrêtent pile sur la ligne d'arrivée.


À vouloir tout marier, la musique finit néanmoins par faire bouillir une cocotte où les formes les plus diverses fusionnent au détriment des ingrédients séparés. Des choix plus tranchés permettraient de mieux identifier les intentions et les enjeux. Cette cuisine trop riche convient évidemment parfaitement à nos plats nationaux. Autre question, le sujet "capitale", ici Paris et ses merveilleuses architectures est peu identifiable. Les futurs voyages annoncés vers d'autres capitales européennes permettront certainement de préciser les lignes en assumant plus franchement les idées dramatiques et musicales, interrogeant les différentes cultures dont nous sommes pétris. La profusion de timbres ne nous transforme pas pour autant en autistes philatélistes, car l'énergie communicative de cette formidable machine humaine nous transporte. Ce très beau double album (ONJAZZ Records, dist. L'autre distribution) laisse présager des concerts excitants dont les premières auront lieu les 26 et 27 juin au Carreau du Temple à Paris.

lundi 9 juin 2014

Réveillé par la grêle


J'avais fini par m'endormir quand un peu après une heure du matin j'ai été réveillé par un coup de tonnerre aussitôt suivi par une avalanche de grêlons gros comme des mandarines. De l'autre côté de la rue s'affichaient les figures ahuries de tous les voisins derrière leurs fenêtres. Le son plus impressionnant venait du velux sur lesquels la percussion était ininterrompue. Je cours chercher mon magnétophone pour enregistrer tandis qu'Olivia prend des photos et que Françoise filme. Les gouttières débordent de tous les côtés. Les feuilles charriées par l'averse de grêle fondant sous la chaleur ayant bouché les évacuations du jardin l'eau a débordé dans le garage. Les pieds nus dans l'eau glacée je dois retirer les amas de feuilles de bambou qui obstruent les grilles. Pour une fois je sors le flash. Les boules de glace agglomérée ressemblent à des spoutniks avec leurs picots grumeleux. Le jardin est dévasté, les plants de tomates cassés, les fleurs ratatinées. La marquise de l'entrée en verre armé est étoilée en trois impacts.


Demain les carrosseries de certaines voitures auront les séquelles de cette petite vérole. Sous les courants ascendants les cumulonimbus ont vomi leurs cailloux dans l'air humide de juin pendant une quinzaine de minutes. Si je ne pensais aux agriculteurs je trouverais le spectacle merveilleux. Je retourne me coucher en espérant que l'excitation ne m'empêchera pas de reprendre le film de mes rêves à l'endroit où je l'avais laissé.

vendredi 6 juin 2014

Jean Epstein, bonjour cinéma !


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

jeudi 5 juin 2014

Il n'est jamais trop tard pour se révolter


À 82 ans Jean-Claude n'a perdu ni sa colère ni son humour. Il a placardé sa critique de notre démocratie totalitaire sur la porte de son camion avec lequel il sillonne les Bouches-du-Rhône. À La Ciotat c'était la première année qu'il n'y avait ni défilé du 1er mai ni autocar pour Marseille. Ils se sont réunis à sept sur le port pour fêter cela malgré l'apathie environnante. Militant communiste qui n'a pas baissé sa jeune garde, il a écrit "Élections européennes - Avec le traité de Lisbonne ils ont bafoué les NON (à la Constitution Européenne) des Français et des Néerlandais. Ils ont fait revoter 3 fois les Irlandais dont les deux premiers votes ne leur plaisaient pas ! Je ne m'abstiens pas... Je boycotte ! C'est ma façon de dire NON au IVème Reich." Cela ne l'empêche pas de regarder chaque soir le Journal de 20 heures qu'il appelle "la désinformation". La relève est bien timide. La plupart des jeunes gens se sont laissés avaler par la religion du Marché, leur petit confort, aussi pitoyable soit-il, est une sécurité, un rempart contre la liberté de penser et d'agir selon ses convictions. Ils ont oublié les leçons de l'Histoire. Les anciens sont pourtant là pour la leur raconter ou leur rappeler... Lorsque l'on est jeune il faut savoir capter leur héritage, mais les vieux à leur tour doivent apprendre de la jeunesse, surtout lorsqu'elle se rebelle et s'interroge. Il n'y a de salut que dans l'échange.

mercredi 4 juin 2014

Bunny Lake a disparu


De quoi devenir folle si elle ne l'était déjà. Dans un thriller psychologique réglé comme du papier à musique Otto Preminger martyrise une jeune américaine dont la petite fille a disparu de manière incroyable. Il filme Londres en 1965, la nuit à Soho, une clinique de poupées, de hauts murs qui enferment le suspense, un jardin vénéneux... Est-ce pour la signification de leur nom qu'il choisit de faire jouer trois chansons aux Zombies présents à l'écran ? Qu'est-il donc arrivé à Bunny Lake ? Comme le lieutenant Newhouse interprété par Laurence Olivier on arrive à douter de son existence. Quel secret cache cette drôle de famille où le frère soutient la fille mère, situation encore suffisamment scandaleuse à l'époque pour que le doute nous étreigne ? Doit-on remonter à leur propre enfance pour comprendre ?


L'énigme de Bunny Lake is Missing se cache comme ces petits bouts de papier déchirés dans le magnifique générique de Saul Bass qui a également réalisé l'affiche du film. Dans les années 60 la psychanalyse était un des éléments moteurs du cinématographe. Le film de Preminger se regarde avec les yeux de Psychose ou Lilith lorsque la frontière entre la folie et la poésie s'effaçait sous les coups de l'imagination (DVD Wild Side).

mardi 3 juin 2014

Trois livres indispensables de Roland Gori


En faisant une analyse psychanalytique de notre société Roland Gori pointe l'absurdité des comportements humains au delà du jeu politique anecdotique qui occupe la majorité de la population manipulée par les médias à la solde du pouvoir, plus ou moins inconsciemment chez les uns ou les autres. Partageant mes interrogations sur le sujet, Anne et Luc m'ont indiqué les trois derniers livres de ce professeur émérite de psychopathologie clinique à l'Université d'Aix-Marseille, à l'origine de l'Appel des Appels. Son style direct évite consciencieusement le discours universitaire, soit délayer sur trois cents pages ce qui peut s'énoncer clairement en vingt ! La lecture de ces trois ouvrages m'a tant emballé que je les recommande instamment à tous les camarades qui souhaitent comprendre pourquoi et comment on en est arrivés là, cette pseudo-démocratie où les critères d'évaluation systématique ont normalisé les pensées au seul profit du Marché.
Dans La dignité de penser (Babel, 2011), Roland Gori fustige l'hégémonie de l'anglais qui assassine les cultures minoritaires en faisant disparaître leurs langues. Face à nos démocraties totalitaires les langages spécifiques permettent pourtant de penser autrement. La civilisation numérique vide les idées de leur sens en posant ses équations prétendument universelles. La "religion du Marché" chère à P.P.Pasolini s'est transformée en culte de l'Internêtre.
Avec La fabrique des imposteurs (Les Liens qui Libèrent, 2013) Gori creuse les raisons et logiques de la bureaucratie d'expertise, pointant l'aliénation de l'homme numérique, du postmodernisme et du risque d'une nouvelle tyrannie bien plus dangereuse que le bourrage de mou dont le FN est l'objet. Sous la norme l'évaluation néolibérale n'envahit pas seulement notre temps de travail, mais aussi nos loisirs et, pire, nos rêves. Même notre sommeil subit cette imposture. Les imposteurs sont les premières victimes du système qui les a engendrés puisqu'ils se glissent dans les clous pour jouir de leur pouvoir frelaté. Mais si nous sommes tous des personnalités "as if" devant nos ordinateurs connectés, la désidération exige que nous détournions la norme par la création...
Il est évidemment réducteur de résumer ici des pages où chaque mot conte. Car Gori oppose le récit à l'information, comme l'exclusion de jadis à la séquestration généralisée d'aujourd'hui. Ce n'est pas un hasard si l'auteur est psychanalyste comme Slavoj Žižek, cet autre penseur qui utilise nos pratiques et croyances quotidiennes pour critiquer le système totalement immoral du capitalisme financier. On voudrait nous faire croire, comme Margareth Thatcher et son TINA (There Is No Alternative) qu'il n'y a pas d'autre solution. Voyez le résultat dans la cité !
Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? (LLL, 2013) évoque la mutation de l'homme numérique. Les thérapies comportementalistes, dont le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) est la bible, sont directement issues des pratiques qu'engendrent les nouvelles technologies. "L'idéologie technique et médicale légitime le discrédit et le déclin d'un savoir narratif clinique au profit d'une nomenclature procédurale et opérationnelle, statistique et gestionnaire." Entre les lignes on comprendra que le discours politique n'a que peu d'impact sur l'opinion publique, d'autant que l'humeur s'y est substituée. Voir la dérive des commentaires sous les articles de n'importe quel blog. À lâcher la proie de la liberté pour l'ombre de la sécurité, la déshumanisation du monde "privilégie l'information par rapport à la parole, le forum par rapport à l'échange interpersonnel, l'anonymat par rapport à la singularité, la consommation par rapport à la réflexion, le court terme par rapport à l'histoire, l'émotion par rapport au désir, la dépendance par rapport à la liberté, le bonheur par rapport au rêve collectif", et ce faisant, saborde les acquis démocratiques basés sur l'égalité entre tous. Cet ouvrage est le plus explicitement inscrit dans le champ de la psychanalyse. En prônant "la liberté de désirer en vain" par laquelle Lacan évoque la question des droits de l'homme, Roland Gori tente une sorte de théorie unifiée, à l'image de celle qui unit la relativité générale et la mécanique quantique, où l'individu et la société procèdent des mêmes démarches dans leur subordination ou leur recherche d'affranchissement.

lundi 2 juin 2014

Quand Fantazio s'identifiait à Elephant Man


Seul en scène et sans contrebasse, Fantazio raconte l'Histoire intime d'Elephant man de 1981 à 2012. À l'Atelier du Plateau, trois soirs durant, l'artiste protéiforme se met à nu en convoquant les icônes de son enfance, saucissonnant ses rêves et les exposant au public amusé en un feu d'artifices chaotique qui tient d'une fantastique performance d'acteur. La confidence se transforme rapidement en un zapping de rôles pas plus emprunté qu'empreint, car Fantazio incarne tous ses personnages en convoquant son inconscient à la manière des hystériques, ou bien tout comédien n'exerce-t-il pas le métier expiatoire de schizophrène professionnel ? Faisant son miel de toutes fleurs, Fantazio dresse un costume sur mesures à la folie ordinaire. Le chaos s'organise. Mais lorsqu'il expose ses parties génitales, centre fantasmatique de l'analyse et tromperie du pachyderme lynchien originaire, l'intensité s'émousse. Le mystère du drap troué qui le recouvre est plus puissant que la figure du monstre. La provocation affadit le récit de la déformation lorsque l'image étouffe les mots. Il n'en reste pas moins un extraordinaire moment de théâtre farci d'humour, équilibre impossible entre une réalité sublimée et un imaginaire mis en scène, l'intimité dévoilée appartenant dès lors au public qui a payé sa place, chacune et chacun y investissant sa propre interprétation.