Pour vouloir obéir à ce que la morale officielle leur dicte les fictions cinématographiques diffusent le plus souvent des scénarios éculés où les effets de surprise sont rares. Luis Buñuel déjà avait inventé une grille où il pouvait deviner la chute d'après le caractère des principaux personnages. Les blockbusters américains, conçus pour des ados attardés, mettent en scène des super-héros assumant les rêves douteux des populations démissionnaires. Quant au cinéma français il se complaît dans un misérabilisme de bonne conscience où les personnages réfléchissent le quotidien banal de tout un chacun, hélas sans point de vue ni changement d'angle, dans des états stationnaires où la psychologie remplace l'action. Rares sont d'ailleurs les œuvres qui marient ces deux composantes.
Les documentaires obéissent à des règles équivalentes. Effets spéciaux outre-atlantique, misère du réel de notre côté. Les films joyeux semblent réservés au grand public consommateur de fast-food culturel. Les comédies intelligentes sont rares et l'on comprend le choc que procure P'tit Quinquin de Bruno Dumont et les perspectives qu'il ouvre si le succès se vérifie en salles.
Les préjugés sont encore pires du côté des documentaires. La fantaisie est stupidement taxée de légèreté. Il faut qu'un documentaire soit lugubre pour justifier de son statut de réel. De même que la fin du capitalisme semble une utopie à la plupart, le refus du misérabilisme ambiant est considéré comme une vue de bobos (comme si les autres réalisateurs étaient issus du monde ouvrier !). Le rôle prétendument pédagogique des documentaires les enferme dans un classicisme de la forme. La plupart sont des reportages sur des sujets sociaux, mais manquent au statut d'œuvre cinématographique, à savoir une vision d'auteur, à la fois politique et esthétique. La forme et le fond étant indissociables pour parvenir à l'excellence ou à l'originalité du propos, rares sont les films réputés du réel à effleurer cette forme ni ancienne, ni nouvelle, mais que Brecht appelait appropriée.
De même que l'utilisation générale de la musique formate les longs métrages actuels, celle du commentaire écrase les sujets. Les questions que devrait se poser tout réalisateur semblent hélas réglées une fois pour toutes dès lors que la caméra se met en marche. Idem au montage où l'absence flagrante d'imagination donne à la plupart des allures de magazine télé, ce qui est abusivement péjoratif pour les magazines de télévision où pouvaient œuvrer des cinéastes avant que les producteurs ne soient remplacés par des décideurs. Les premiers venaient du cinéma, les seconds ont été formés dans des écoles de commerce. On saisira la nuance et le marasme que cette déviance engendre.
D'autre part le documentaire devenant synonyme du réel, le concept de cinéma-vérité, qui se rapproche aujourd'hui de plus en plus de la télé-réalité, n'autorise pas la liberté d'interprétation du réalisateur, ses partis-pris. Il impose le plus souvent une prétendue objectivité, ou du moins la nécessité d'embrasser tous les points de vue au détriment d'une véritable vision, un point de vue documentaire (voire documenteur, comme le suggérait Agnès Varda !). Or dès lors que la présence d'une caméra est détectée les individus se mettent à jouer devant son objectif, pensant que c'est ce qui est attendu d'eux. Certains cinéastes résistent à cette mouvance fade en revendiquant l'héritage de Flaherty qui mettait en scène ses personnages. Ainsi, de même que je n'allume plus jamais la télé, je ne peux et ne veux plus regarder de documentaires dont le classicisme de la forme écrase le propos, où la morale s'efface devant les usages. Comme Cocteau disait qu'une œuvre est une morale, les films qui ne peuvent prétendre au statut d'œuvre ne peuvent se targuer de quelque morale que ce soit. Ils ne sont que des produits culturels voire promotionnels, quelle que soit l'idéologie ou les intentions qu'ils sous-tendent et qui les ont engendrés.

Capture-écran : DigDeep de Sonia Cruchon