Revoir en Blu-Ray les douze heures trente de OUT 1 plus de quarante ans après sa projection alors que j'étais étudiant à l'Idhec me renvoie à ma jeunesse, ou plutôt à une autre, une jeunesse que j'aurais fait semblant de vivre, en contrebande ou dans une quatrième dimension, comme si j'avais croisé les personnages de Jacques Rivette à d'autres moments de ma vie et qu'ils s'étaient finalement retrouvés plus tôt, en 1973, lorsque notre école hébergée par le Théâtre du Ranelagh avait brûlé et que nous nous étions réfugiés dans un ancien studio de photo rue de Boulainvilliers. Le metteur en scène était venu présenter son film fleuve et, probablement sur sa suggestion, Michael Lonsdale assura le cours de direction d'acteurs. L'avenir me permet de recomposer le film par une sorte de voyage dans le temps d'où émergent de nouveaux Treize d'après Balzac. Mon maître, Jean-André Fieschi, responsable de l'Histoire du cinéma à notre École, cultivait lui-même le thème du complot et je me souviens avoir dîné chez lui avec Rivette comme avec tant de passeurs qui m'initièrent au mystère ou à l'analyse.

Un soir où nous sortions de la Coupole, Jean-Pierre Léaud me susurra à l'oreille, l'index dressé devant ses lèvres, levant les sourcils vers un ciel noir, "chut, parce qu'il y a... les voix !". En 1985 j'engageai Lonsdale pour jouer Le K et Jeune fille qui tombe... tombe, deux nouvelles initiatiques de Dino Buzzati, avec Un Drame Musical Instantané. Immense régal. Dix ans plus tard je le dirigeai ainsi que Michel Berto pour ma partition sonore de l'exposition-spectacle Il était une fois la fête foraine. En 1976 Francis Gorgé et moi avions déjà joué Cool Sweety et Speedy Panik avec Hermine Karagheuz et Annick Mével. Chaque décennie semble se fondre dans les précédentes. En 1993 Bulle Ogier participait à Sarajevo Suite avec une fragilité qui me désarçonna. Je suis amusé de reconnaître ici ou là, le long des huit épisodes de OUT 1 Noli Me Tangere, Jean-Pierre Drouet (dont le zarb marque les points de suspension du récit), Jean-Pierre Bastid, Jacques Doniol-Valcroze, Bernard Eisenschitz, Bernadette Lafont, Eric Rohmer, Jean-François Stévenin... Rien d'étonnant : tous faisaient plus ou moins partie de la famille de mon précepteur, ou du moins de ce monde magique que je découvrais avec gourmandise. Je n'en étais pas moins furieux lorsque JAF me présenta un soir à Edouardo de Gregorio comme "son ombre" !


En revoyant la version longue de OUT 1 je reconnais mon goût pour l'improvisation, et pour le cinéma des illusions au détriment du théâtre qui surjoue. D'un côté la longueur apprivoisée grâce à La région centrale de Michael Snow, de l'autre mon amour pour les ellipses que le montage de la version "courte" (4h15) de OUT 1 Spectre favorise. Dans son texte OUT 1 et son double figurant dans le passionnant livret du coffret DVD, Jonathan Rosenbaum a raison d'évoquer les séries TV pour signaler à quel point la durée n'est plus un problème pour les spectateurs d'aujourd'hui. À partir d'une certaine longueur les films vous absorbent, chute libre qu'Alice nous indique à suivre le lapin blanc en dévorant ces merveilleux biscuits. Sous le grand écran nous perdons la notion des dimensions comme celle du temps. Après l'effort des premières bobines où deux troupes de théâtre d'avant-garde répètent inlassablement et improvisent devant nous selon les canons explosifs de l'époque (Grotowski, le Living Theater, etc.), plus l'on s'enfonce plus le film devient passionnant. Ça se mérite ! N'est-ce pas le propre des sociétés secrètes ? Parallèlement Léaud, dans le rôle d'un faux sourd-muet, et Juliette Berto, paumée comme souvent, mènent leur barque, mais c'est nous qui allons en bateau dans ce film choral où les acteurs se croisent subrepticement au gré des flows. Chacun des huit épisodes, de la durée traditionnelle d'un long métrage, est une navette d'un personnage à un autre, formant une sorte d'anadiplose dramatique où, avec le recul, les entrées en scène surprennent comme des coups de théâtre.
Comme beaucoup, le film est un miroir de son temps, même si Rivette oppose son OUT à la mode du in de l'époque. Après 1968 le désir de faire "autrement" était la règle, ou du moins la question se posait. Or Noli me tangere (en latin "ne me touche pas", du Christ à Marie-Madeleine lors de sa résurrection !) est à la fois une charnière et la clef d'une époque qui allait pourtant se refermer.

Out 1, Jacques Rivette, coffret prestige en édition limitée en combo 6 Blu-ray + 7 DVD, Carlotta, 79€ en précommande jusqu'au 18 novembre, jour également de la sortie au cinéma, contenant les deux versions du film en restauration 2K, Out 1 : Noli me tangere (version intégrale de 12h30), Out 1 : Spectre (version de 4h), le livre Out 1 et son double (version bilingue français/anglais) avec un essai inédit de Jonathan Rosenbaum, un documentaire inédit de 90 mn, des cartes postales