Après une dernière journée à arpenter l'île de Lipari, particulièrement belle sur son flanc occidental, nous réembarquons pour une dernière escale avant le retour à Napoli, Stromboli dont le volcan occupe la quasi totalité de l'île, jusqu'à son sous-sol puisqu'il s'enfonce à 2000 mètres sous la surface.


Les rues de Stromboli sont si étroites que seules de minuscules voitures électriques ou des triporteurs peuvent les emprunter en rasant les murs de chaque côté. Pas question de laisser traîner une phalange à l'extérieur du véhicule ! De toute manière nous marchons, car l'île est toute petite, du moins en surface. Si les maisons de Lipari étaient de toutes les couleurs, un peu comme à Burrano près de Venise, celles d'ici sont toutes blanches. Partout les arrondis et arabesques rappellent l'influence maure.
Nous avons rendez-vous à 16h30 pour gravir le volcan et assister au spectacle nocturne de la lave en fusion. De temps en temps un toupet d'épaisse fumée noire semble s'échapper du sommet qui nous attend. Façon de parler car la bouche d'enfer crache son sang depuis des millénaires sans que les hommes n'y puissent rien.


Depuis la nuit du 31 décembre 2002 au 1er janvier 2003 où une éruption déclencha l'évacuation de l'île, la présence d'un guide est obligatoire. Avant, l'on pouvait monter comme on voulait, et même dormir là-haut. Des imprudents y laissèrent parfois la vie. J'ai vécu cette approche du danger sur l'Etna dans les années 60 et il faudrait que je retrouve les photos où nous sommes au bord du cratère tandis que des bombes incandescentes jaillissent derrière nous. Coïncidence troublante, la date de cette explosion correspond à la nuit électrique où Françoise et moi nous sommes mis ensemble, rencontre fabuleuse que j'ai plusieurs fois racontée, en particulier dans l'émission de France Culture, Sur les docks, consacrée à ma compagne cinéaste.


Notre équipement comprend des chaussures de marche, un T-shirt de rechange quand on sera arrivés en haut, un pull et un coupe-vent car il y fait frais, un foulard pour affronter la poussière, une lampe frontale pour redescendre, de quoi boire et manger. Magmatrek fournit casque et masque, et nous avons loué deux paires de bâtons qui soulagent les cuisses en montée et les genoux en descente. Nous voilà partis !


L'escalade se révèle ardue comme nous nous y attendions. La pente est très raide et le guide a de longues jambes. Je suis les pas de celle ou celui qui me précède sans beaucoup lever le nez ou regarder les maisons qui rapetissent à vue d'œil au bord de l'eau. Passé les hautes herbes que nous traversons comme une jungle, le paysage devient lunaire. Toutes les trente minutes les pauses en durent à peine cinq. Il faut éviter de faire glisser des pierres qui pourraient blesser d'autres grimpeurs en aval. Nous sommes une vingtaine à souffler à la queue-leu-leu.


918 mètres plus haut nous nous posons devant le soleil qui se couche tandis que nous tournons le dos à la pleine lune devenue rouge orangé. En dessous de nous, trois cratères crachent le feu. Spectacle époustouflant que je ne suis pas certain d'apprécier pleinement tant nous sommes à la fois crevés et émus. La fumée noire obscurcit le ciel étoilé tandis que des bombes rouge sang jaillissent des gigantesques bouches incendiaires. Mon sandwich prosciutto-mozzarella a du mal à passer tandis que je filme et photographie sans vraiment faire attention. Tous les randonneurs sont alignés sur l'arête du sommet l'œil rivé à l'objectif. Le trouble est évident. L'histoire et la géographie puisent leur source dans ce phénomène, mais la poésie et la métaphysique s'en mêlent.


Dans la nuit devenue noire nos lampes frontales éclairent nos chaussures s'enfonçant dans la cendre jusqu'aux chevilles comme si nous descendions debout un toboggan. Les trois quarts d'heure de cette dégringolade de poudreuse gris foncé sont hallucinants. Puis nous enfilons un masque pour nous protéger de la poussière que nous soulevons. Les randonneurs aguerris ne subissent évidemment pas notre douleur. Éreintés, nous regagnons l'hôtel où la douche est une bénédiction après le baptème du feu. Je fais mes exercices pour remettre mon dos d'aplomb, mais mon genou gauche exigera une petite remise en forme.


La renommée de l'île doit beaucoup au film de Roberto Rossellini, Stromboli terra di Dio, avec Ingrid Bergman. Nous nous embrassons devant la maison qui abrita leurs amours. Les pêcheurs ne massacrent plus les thons comme alors, d'autant qu'il n'y a plus de gros poissons. Thons et espadons ont beau être des spécialités du pays, il n'y a plus que des importations surgelées. Un grand bateau vient deux fois par semaine de Naples livrer l'eau inexistante sur l'île. Les épiciers en profitent pour tripler les prix par rapport à n'importe où ailleurs.


Rentrés à Paris, nous nous rendons compte que Vulcano, le film de Dieterle avec Anna Magnani réalisé en même temps que celui de Rosselini, est beaucoup plus intéressant. Rivalité des deux femmes, la délaissée qui avait apporté le scénario et remporté avec elle, la nouvelle délaissant Hollywood pour l'admiration puis l'amour pour le réalisateur italien, même scénario donc, même scènes, l'histoire des deux films est étonnante... Celui de Dieterle est moins mystique et plus proche des habitants de l'île...


Comme en Bretagne le temps change très vite. Pour notre escalade nous avons eu la chance de bénéficier d'un ciel d'azur avec peu de vent. La veille là-haut il faisait un froid de canard et le vent aurait décorné les bœufs si ces espèces étaient présentes sur l'île, mais nous n'avons vu que des oiseaux, des lézards, une couleuvre et quantité de chats et chiens alanguis. Les félins ont souvent une robe en écaille de tortue. Le lendemain matin nous nous baignons sur la petite plage de sable fin et noir qui brille au soleil, entourée de blocs de lave. J'ignore si ce sont des pierres ponces et de l'obsidienne, mais je ramasse trois petits cailloux qui y ressemblent. Le soir le ciel est devenu gris, il fait frais, nous faisons nos valises pour une dernière traversée jusqu'à Naples au bord de la Laurana.