C'est pour moi une surprise, une grosse surprise. Je connaissais évidemment l'importance du pianiste Muhal Richard Abrams comme fondateur de l'AACM dont l'Art Ensemble of Chicago m'apparaissait comme le fer de lance. L'Association for the Advancement of Creative Musicians défendait la Great Black Music à coups de free jazz particulièrement inventif, à la fois festif et revendicatif. Parmi les premiers membres de l'AACM figuraient également Henry Threadgill, Anthony Braxton, Jack DeJohnette... Je rencontrai Threadgill au Québec lors du fameux Festival de Victoriaville où nous jouions avec Un Drame Musical Instantané, mais le choc remonte au Festival d'Amougies en 1969 où l'Art Ensemble avait pastiché les groupes de rock, me faisant basculer de la pop vers ce jazz libertaire. Il faut y avoir vu Joseph Jarman, entièrement nu, à la guitare électrique, incarnant un guitar hero au milieu de l'extraordinaire instrumentarium de l'Ensemble où officiaient Lester Bowie, Roscoe Mitchell, Malachi Favors, à l'origine de ma première mutation musicale. La panoplie de multi-instrumentiste ne me quittera plus.

Or voilà que je reçois le deuxième volume des disques remasterisés de Muhal Richard Abrams sur les labels italiens Black Saint et Soul Note. Le coffret rassemble 9 albums d'une exceptionnelle variété : Sightsong est un duo avec le bassiste de l'Art Ensemble Malachi Favors (1975) ; le Shadograph, 5 (Sextet) réunit Abrams, Antony Davis, Douglas Ewart, Leroy Jenkins, George Lewis, Roscoe Mitchell, Abdul Wadud, mais c'est un disque de George Lewis où d'une pièce à l'autre l'instrumentation jazz glisse vers une écriture contemporaine utilisant violoncelle, sousaphone, basson, violon alto, cassettophones, synthétiseur Moog, etc. (1977) ; 1 - OQA + 19 est un quintet de free jazz avec les souffleurs Braxton et Threadgill plus la section rythmique de Leonard Jones et Steve Mc Call (1978) ; Liefelong Ambitions est l'album qui m'a donné envie d'écouter l'ensemble, duo frénétique enregistré en public sous le nom du violoniste Leroy Jenkins dont j'avais découvert l'originalité avec le Jazz Composer's Orchestra, en particulier son For Players Only (1981) ; Duet est pour deux pianos, le faux reflet étant incarné par Amina Claudine Myers et les pièces formant un hommage élastique où les dissonances dessinent l'histoire de la Grande Musique Noire (1981) ; Colors in Thirty-Third est un nouveau sextet avec le violoniste John Blake, Dave Holland parfois au violoncelle, le saxophoniste-clarinettiste John Purcell, le bassiste Fred Hopkins, le batteur Andrew Cyrille, démontrant que la frontière entre jazz et musique contemporaine est extrêmement ténue (1987) ; Familytalk enfonce le clou, passionnant mélange où Abrams passe du piano au synthétiseur et dirige l'orchestre composé du trompettiste Jack Walrath, de Patience Higgins au ténor, à la clarinette basse et au cor anglais, du bassiste Brad Jones et des percussionnistes Warren Smith et Reggie Nicholson (1993) ; Duets and Solos figurait déjà dans le coffret consacré au saxophoniste Roscoe Mitchell dont j'avais salué le coffret sur ce même label (en le détaillant un peu plus !), car on peut retrouver les mêmes albums selon ces compilations de rééditions, comme Shadowgraph 5 qui y figurait aussi, ainsi que Spihumonesty de Muhal Richard Abrams présent sur son volume 1, ce qui n'est pas si grave étant donné le nombre de disques et le prix très modique de la collection (1990) ; Song For All est donc le neuvième du coffret avec la chanteuse Richarda Abrams, fille du compositeur, et un septet où l'écriture contemporaine s'inspire encore une fois des racines afro-américaines (1995) !

Car les musiciens de Chicago n'ont jamais célébré aucun repli communautaire. Ils affirment leur authenticité en la partageant avec le reste du monde. Pour être de partout, il faut être de quelque part. Muhal Richard Abrams n'assume pas seulement la Great Black Music, il célèbre toute la musique américaine depuis le ragtime et le blues jusqu'aux recherches les plus contemporaines en passant par Charles Ives. Sa recherche de couleurs personnelles lui confère une originalité réjouissante. Il fait partie des musiciens étiquetés jazz comme Ornette Coleman, Cecil Taylor, Julius Eastman, Anthony Braxton, Roscoe Mitchell, George Lewis, Steve Lacy et bien d'autres, qui devraient être joués dans les festivals de musique contemporaine aussi souvent que ceux dont la couleur de peau a viré au blanc. D'autant qu'en plus de leurs écritures inventives ils swinguent, ce qui n'est pas le lot de tous les musiciens "classiques", endimanchés dans leur costumes souvent étriqués.

coffret Muhal Richard Abrams Vol. 2, The Complete Remastered Recordings on Black Saint & Soul Note, 9 CD Camjazz, 33€

→ Finie l'écoute de tous les albums du volume 2, j'ai aussitôt commandé, pour le même prix, le volume 1 qui en contient huit autres, soit dix-sept albums en tout que j'écoute les uns à la suite des autres sans aucune lassitude tant ils peuvent être variés et surprenants ! Le premier volume (1980-1994, soit à peu près la même période) est globalement plus orchestral que le second. Muhal Richard Abrams est fondamentalement expérimental, comme Roscoe Mitchell et George Lewis avec qui il a continué d'enregistrer et se produire. Dans ces albums il invite, parmi tant d'autres, le guitariste hendrixien Jean-Paul Bourelly, les trompettistes Baikida Carroll, Jack Walrath, Cecil Bridgewater, le trombone Dick Griffin, le tubiste Howard Johnson, la soprano Janette Moody, le siffleur Joel Brandon... Il intègre aussi le Theremin, la percussion contemporaine ou des sons électroacoustiques. Au milieu de ses recherches formelles et timbrales, toutes les époques de la Grande Musique Noire peuvent surgir à chaque instant. Plus les racines sont profondes, plus l'arbre a des chances de grandir. À 86 ans, Abrams continue de se produire en public comme lors du dernier festival Sons d'Hiver.