Dans un article du quotidien Le Monde du jeudi 15 décembre les journalistes Samuel Laurent et Adrien Sénécat publient un article intitulé Fausses images et propagande de la bataille d’Alep qui pourrait laisser penser à une certaine objectivité de leur part. Ils commencent donc par signaler l'interview de la journaliste canadienne Eva Bartlett qui remet en cause les informations des médias occidentaux. Leur contestation de ce témoignage est basée sur des "contacts de journalistes à Beyrouth avec des personnes ayant fui Alep, certains récits validant tout à fait l’existence de civils victimes des forces syriennes". Qu'il y ait des victimes à Alep n'est pas contestable, mais aucune des informations livrées par Eva Bartlett n'est analysée. Ils insistent essentiellement sur le fait que le témoignage de cette journaliste indépendante, très impliquée en Palestine, est diffusé par Russia Today, site financé par le pouvoir russe. Mauvaise pioche : RT reprend seulement l'organe officiel de l'ONU d'où est tiré ce témoignage ! Puisque les Français donnent des leçons au monde entier, voyons d'où viennent les informations des médias français ou américains ?


Le Monde évite soigneusement de creuser ses propres sources dont Karam Al-Masri, correspondant de l’Agence France-Presse (AFP) à Alep. Or le conseil d'administration de l'AFP est composé majoritairement d'éditeurs de presse, et son budget ne s'équilibre qu'en empruntant aux marchés financiers. Son C.A. est donc composé de 8 représentants des directeurs de journaux quotidiens, 2 représentants du personnel, 2 représentants de la radio et de la télévision française, 3 représentants des services publics (le premier ministre, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et le ministre des affaires étrangères nommant chacun un représentant), le PDG ! Si l'on voulait échapper au "roman national", la revendication d'indépendance et de neutralité de l'AFP peut être sérieusement mise en doute ! Rappelons aussi que Le Monde appartient majoritairement à Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, et que la quasi totalité des quotidiens français est aux mains de 9 milliardaires, quand ils ne sont pas banquiers ou marchands de canons ! Si c'est cela, l'impartialité, il y a de quoi s'inquiéter... Chaque pays impliqué dans le conflit utilise la communication comme arme de guerre.
Pour faire semblant d'équilibrer la manipulation d'opinions, les journalistes du Monde reconnaissent que l'image de l'orpheline qui tente de survivre est fausse, tirée du tournage d’un clip de la chanteuse libanaise Hiba Tawaji en 2014. S'ils relatent l’histoire récurrente de la destruction du « dernier hôpital d’Alep » répété une quinzaine de fois en 6 mois, ils tentent de minimiser la compilation du blogueur Olivier Berruyer en avançant qu'elle est composée de messages venus d’un peu partout dans le monde, et pas forcément de journalistes ! Chaque fois ils ne manquent pas d'évoquer l'aspect "conspirationniste" des sites qui dénoncent ces manipulations. Etc.
Accuser qui que ce soit de conspirationnisme est une manière de le faire taire ou de lui retirer tout crédit. Il est politiquement incorrect de remettre en cause la moindre information officielle. Le comble de la mauvaise foi revient aux conseils donnés dans l'encadré en fin d'article "pour ne pas se faire avoir par des rumeurs" :
- Partez du principe qu’une information donnée sur le web par un inconnu est par défaut plus fausse que vraie.
- Fiez-vous plutôt aux médias reconnus, aux journalistes identifiés et connus. Et ne considérez pas non plus que cela suffit à rendre leurs informations vraies. Dans des situations de crise comme celle-ci, l’information circule très vite, et peut souvent s’avérer par la suite erronée. Il vaut mieux attendre que plusieurs médias donnent un même fait pour le considérer comme établi.
- Une photo n’est jamais une preuve en soi, particulièrement quand elle émane d’un compte inconnu. Elle peut être ancienne, montrer autre chose que ce qui est dit, ou être manipulée.
- Un principe de base est de recouper : si plusieurs médias fiables donnent la même information, elle a de bonnes chances d’être avérée.
- Méfiez-vous aussi des informations anxiogènes (type « ne prenez pas le métro, un ami a dit un autre ami que la police s’attendait à d’autres attentats », un message qui tourne apparemment samedi matin) que vous pouvez recevoir via SMS, messages de proches, etc, et qui s’avèrent fréquemment être des rumeurs relayées de proche en proche, sans réelle source.
C'est oublier à qui appartient la presse qui diffuse les informations que nous prenons pour argent comptant. C'est oublier les annonceurs qui font pression sur les rédactions. C'est oublier le nombre incalculable d'enfumages dont la presse s'est fait écho (je me souviens du Monde pendant la siège de Sarajevo !) depuis le massacre de Timisoara jusqu'au gaz chimique soi-disant employé par les soldats d'El Assad, en passant par les armes de destruction massives en Irak et quantité de faits divers comme l'affaire Grégory, l'attaque bidon d'une fille dans le métro, les profanations du cimetière de Carpentras, etc. Tout cela pour ne pas avoir pris la peine ni le temps de vérifier leurs sources. Les professionnels devraient pourtant montrer l'exemple !
C'est pourtant bien grâce aux réseaux sociaux que l'on peut souvent apprendre ce qui se passe sur la planète, dès que l'on a la chance d'avoir des contacts sur place. La presse papier a des jours de retard sur ce qui y circule, et si l'on veut savoir ce qui se passe aujourd'hui en Turquie par exemple, il n'y a pas meilleure source... Alors quand un quotidien français traite les informations contradictoires de conspirationnistes, terme inventé par la CIA pour dénigrer les opposants à la guerre du Vietnam, mieux vaut prendre cela avec des pincettes !

P.S.: j'ai écrit ces lignes il y a quelques jours. Après contacts avec des camarades en Irak et accessoirement Syrie, je tenterai ces jours-ci d'analyser la situation en Syrie, et ce sans manichéisme. Les forces en présence sont multiples, les dictateurs potentiels rivalisent avec les réguliers, les manipulations médiatiques se manifestent de toute part au service de chaque État, les intérêts économiques de chacun dictent leurs mouvements au gré d'accords contradictoires, en gros c'est Game of Thrones, les populations faisant les frais des spéculateurs et des possédants comme dans presque toutes les guerres...