Ayant chroniqué le film de Thorsten Schütte sur Frank Zappa l'an passé (relatant en particulier mes rencontres avec Zappa en 1969-70) ainsi que dix ans plus tôt celui de Shirley Clarke sur Ornette Coleman, je me suis plutôt intéressé aux bonus rassemblés par l'éditeur français Blaq out qui lance, avec Leonard Cohen, Bird On A Wire de Tony Palmer, une nouvelle collection DVD en commençant par 3 films exceptionnels jamais sortis en salle dans notre pays.


Si l'entretien avec l'habile réalisateur compilateur allemand relatant sa rencontre posthume avec le compositeur américain n'a aucun intérêt (Le Grand Zapping, 16'), celui avec Guy Darol permet de comprendre sa vie et son œuvre, envers d'un décor passionnant à découvrir pour celles et ceux qui n'en connaissent pas tous les ressorts et méandres (Zappa, l’apprenti chimiste de la musique, 21'). Schütte livre enfin 45 minutes d'entretiens avec des musiciens de Zappa. Ainsi le clavier Tommy Mars, les bassistes Arthur Darrow et Tom Fowler, le trombone Bruce Fowler, les percussionnistes Ed Mann et Chad Wackerman, le baryton Kurt McGettrick, le clavier-sax-chanteur Robert Martin racontent leurs débuts dans l'orchestre et les années passées en son seing, détails intéressants, mais forcément plus anecdotiques que le plat de résistance, le remarquable Eat that Question, Frank Zappa in his own words, probablement le meilleur témoignage audiovisuel sur le génie dont la renommée ne fait que grandir depuis sa mort le 4 décembre 1993, composé exclusivement d'archives, entretiens avec Zappa et extraits musicaux chronologiques, évitant l'écueil hagiographique habituel (2016, 77').

Pour Leonard Cohen, Bird on A Wire Tony Palmer a suivi le chanteur pendant sa tournée européenne de 1972 qui le mènera jusqu'à Jérusalem. Le film commence à Tel Aviv où la violence du service d'ordre ulcère Cohen, ce qui permet de placer l'ensemble sous un angle philosophique qui préoccupera le poète toute sa vie. Palmer filme ses chansons souvent sans les couper, du moins au son, entrant dans son intimité par le biais de ce qui se passe offstage. Explosant la chronologie, y compris en intégrant des archives familiales, il rend le portrait du Canadien intemporel, faisant apparaître la fragilité de l'artiste (1974, 1h46'). Son entretien en bonus est déterminant, décortiquant les affres de la production, le film ayant été perdu pendant plus de 35 ans (La Poésie en actes, 25'). À cette occasion il traite 200 Motels, le film de Zappa qu'il a réalisé, du plus mauvais film jamais tourné (avis que je ne partage heureusement pas du tout) ! À leur tour, Christophe Lebold et Gilles Tordjman décryptent l'histoire du poète, ses amours, ses provocations, et analysent son style (I Told You I Was a Stranger, 22'). Le dialogue entre les chanteurs Bertrand Belin et Sing Sing (Arlt) souffre par contre du défaut d'artistes qui, sans lien direct, se réfèrent à l'influence qu'ils ont subie, rappelant les banalités habituelles sur leur modèle (Leonard Cohen ’72, un mec en pull, 24'). On peut aussi regretter que dans le film les chansons ne soient pas sous-titrées, ce qui pénalise les non-anglophones.

La qualité de la copie de Ornette, Made in America de la réalisatrice expérimentale Shirley Clarke (1919-1997) sur Ornette Coleman (1930-2015) n'a rien à voir avec la pauvre VHS que j'avais dégottée à la Downtown Music Gallery de New York en 2006. J'écrivis alors : Le montage de ce qui s'avérera être le dernier film de Shirley Clarke s'acheva en 1985 après vingt ans de travail. (...) On peut y voir et entendre une quantité d'extraits depuis les groupes d'Ornette à l'Orchestre Symphonique de Fort Worth, la ville natale du compositeur texan, jouant son fameux Skies of America. Les témoignages sont émouvants : William Burroughs, Brion Gysin, George Russell. (on se souvient du passage improvisé du philosophe Jacques Derrida venu rejoindre Ornette sur la scène de la Villette en juillet 97 et hué par la foule inculte). Le montage joue d'effets rythmiques, de colorisations, d'annonces sur écran roulant, de reconstitutions historiques avec Demon Marshall and Eugene Tatum jouant les rôles du jeune Ornette... Le film est tendre, vivant (1984, 75').
L'affirmation des titres des albums d'Ornette m'a tout de suite impressionné : Something Else, Tomorrow Is The Question!, The Shape Of Jazz To Come, Change Of The Century, Free Jazz, The Art Of The Improvisers, Crisis, Science Fiction jusqu'au dernier, Sound Grammar, qui continue à développer le concept colemanien de musique harmolodique que je n'ai jamais très bien compris, mais qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse, la musique d'Ornette possède quelque chose d'unique, une fougue sèche, un lyrisme sans concession, une urgence durable. Je reste froid devant sa théorie comme je l'étais devant les élucubrations pseudo philosophiques de Sun Ra, mais encore une fois, qu'importe, puisque la musique nous précède et que nous en sommes réduits à lui courir après. Son dernier album est une des plus belles expressions de la vivacité de la musique afro-américaine comme son Skies of America rappelle encore le fondateur de la musique contemporaine américaine, Charles Ives. Ornette joue de l'alto, peut-être le seul à la hauteur de l'oiseau Parker, du violon et de la trompette. (...) Il y a chez Ornette quelque chose qui déborde du jazz, un sens de la composition unique comme chez Ellington, Mingus ou Monk, un appel des îles qui pousse irrésistiblement à danser malgré l'atonalité relative des mélodies et les flottements rythmiques. Si on lui doit le terme free jazz, il est aussi probable que toute cette musique changera définitivement de couleur lorsqu'Ornette rendra les armes.
En bonus, Shirley Clarke dit tout ou Nous sommes des pionnières, l'entretien de Joyce Wexler-Ballard à UCLA en 1982 avec la réalisatrice est une conversation à bâtons rompus d'une profonde honnêteté, pleine d'humour, axée sur sa personnalité égocentrique (58'). Eric Thouvenel rappelle les circonstances du projet, expliquant simplement comment les dissonances de l'harmolodie ont pu influencer le style du film (Coleman, Clarke, Make America Free Again, 21'). L'aventure intime des deux protagonistes est pourtant esquivée. Enfin, le trompettiste Médéric Collignon au cornet, accompagné par le pianiste Yvan Robilliard, décrit avec subtilité ce que sont le jazz et le free jazz, la musique noire américaine, la liberté du jeu et le paradoxe des définitions (25’).

Les trois films dessinent le portrait d'un temps où l'engagement politique des artistes figurait le terreau de leurs œuvres, pas seulement théoriquement, mais aussi dans leur quotidien. Les documents d'époque témoignent à la fois de leurs musiques, rock et contemporaine pour Zappa, folk pour Cohen, jazz pour Coleman, et du contexte historique qui les influença et sur lequel ils imprimèrent leur marque en retour. Trois films intelligents et sensibles, indispensables pour quiconque s'intéresse à la musique et à son filmage.

Eat That Question - Frank Zappa in His Own Words de Thorsten Schütte / Leonard Cohen - Bird On A Wire de Tony Palmer / Ornette - Made in America par Shirley Clarke, coll. Out Loud, 3 DVD Blaq Out, sortie le 2 mai 2017