70 novembre 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 30 novembre 2017

L'isthme des ismes


C'est probablement le dernier album que GRRR mettra en ligne cette année, à moins que celui prévu avec Amandine Casadamont puisse être enregistré d'ici Noël. Comme les 71 autres inédits rassemblant 955 pièces, L'isthme des ismes est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. Sur la page d'accueil, Radio Drame joue ainsi 140 heures de musique en ordre aléatoire. Il s'agit cette fois de courtes pièces enregistrées le 2 novembre dernier au Studio 107 de Radio France avec deux jeunes musiciens formidables, Antonin-Tri Hoang (piano, sax alto, clarinette basse) et Samuel Ber (batterie, percussion). J'y jouais essentiellement de l'échantillonneur commandé au clavier. Les cinq évocations politiques s'inséraient dans l'émission Tapage Nocturne de Bruno Letort qui m'était consacrée et dont on peut écouter le podcast intégral brillamment réalisé par Bruno Riou-Maillard.
De même qu'un concert et un disque ne s'échafaudent pas de la même manière, composer un album obéit à de nouvelles nécessités. J'ai donc réordonné les pièces, coupé le début de l'une, ajouté une autre, renommé les morceaux et compressé l'ensemble pour une diffusion souvent moins sophistiquée que la modulation de fréquence branchée sur une chaîne hi-fi !
L'album s'ouvre donc sur une pièce entièrement inédite, d'autant qu'elle ne fut jamais interprétée ainsi, contrairement aux cinq autres qui sont de pures improvisations, ce que j'ai toujours appelé "compositions instantanées" en opposition aux "compositions préalables". L'improvisation n'est pas un genre, mais consiste à réduire au maximum le temps entre la composition et l'interprétation. Balance est donc un montage de très courts extraits volés à la période de test quand chacun soigne la restitution de ses instruments avec l'aide de l'ingénieur du son. J'avais besoin de ce prologue pour annoncer la suite.
Craignant que les titres originaux se référant à des systèmes politiques plus ou moins sympathiques soient compris symboliquement, j'ai préféré tout renommer avec des termes plus abstraits, même s'ils conservent l'idée sous-jacente qui nous a guidés pendant l'enregistrement. Se succèdent ainsi Anarcosyndical, Capital, Naz, Produktiv, le dernier, Isthme, servant de suffixe phonétique à l'ensemble et jouant le rôle de coda. Le nouvel ordre m'a été dicté par des considérations musicales que seule l'écoute post-partum permet. On notera néanmoins une critique forte de tout système appliqué à une communauté extrêmement nombreuse et variée. Leurs failles sont repérables grâce aux ponts ténus qui les relient les uns aux autres, offrant à leurs thuriféraires de les emprunter ou pas. Cet "ou pas" mériterait de faire l'objet d'un prochain projet abordant la question de l'intégrité ou de la trahison, de la soumission ou de l'insurrection.

mercredi 29 novembre 2017

Le nez dans le guidon


Lorsque je suis penché sur des questions techniques, que ce soit pour arracher l'énorme lierre du mur du jardin ou tenter de comprendre de nouveaux logiciels informatiques, je deviens monomaniaque. C'est un comble pour un touche-à-tout shivaïque habituellement incapable de ne pas répondre instantanément à toute sollicitation extérieure ! Remettre les choses à plus tard risquerait de les faire tomber dans une oubliette où s'amoncelleraient les corps des sujets que la procrastination aurait désignés. Je me tortille sur mon siège plutôt qu'aller pisser, j'en oublie même parfois de manger. Un comble ! Le lierre, c'était la semaine dernière et ce sera la prochaine. J'y vais par bouts tant les lianes résistent et le volume de déchets végétaux est encombrant...
Ayant acquis plusieurs plug-ins de son extra-ordinaires pour mon ordinateur, je désirais les utiliser en live plutôt qu'en traitement après enregistrement. Or cela est impossible sans un logiciel approprié. J'en cherchais donc un qui soit aussi simple que la toile d'araignée qu'élaborent les guitaristes avec leurs pédales d'effets. Ceux-ci doivent choisir s'ils les connectent en série ou en parallèle, et surtout dans quel ordre les brancher, puisqu'un traitement en amont est affecté par celui en aval. Je savais l'opération possible avec Cubase, mais trop lourde et peu pratique en concert. Francis Gorgé me suggère Mainstage que je possède déjà, et, mieux, Audiostrom ou Gig Performer. Mes tests me font choisir ce dernier, le plus cher, zut ! Je peux juger de l'ergonomie en constatant ma faculté de comprendre comment faire ce que je souhaite et à quoi servent les commandes que je n'avais pas prévues. Évidemment c'est toujours simple quand on sait comment faire et compliqué lorsqu'on s'y penche la première fois. J'ai donc passé la journée de lundi à connecter mes deux échantillonneurs virtuels, Kontakt et UVI WorkStation, aux effets spéciaux VST ou AU, composant les interfaces dont j'ai besoin en reliant boutons et potentiomètres aux fonctions barjos de mes plug-ins Eventide ou GRM Tools. En fait, j'avais commencé par trafiquer ma voix avec H3000 Factory, BlackHole et Fission. L'idée première était de m'éviter d'emporter mon gros H3000 à chaque concert. Convaincu, il me reste à débourser 149$ pour Gig Performer qui ne fonctionnera plus d'ici 12 jours lorsque la version de démonstration sera arrivée à son terme.
Plein de studieuses résolutions, j'ai attaqué le lendemain la nouvelle version de Cubase, ayant sauté récemment de la 6 à la 9.5 ! Et v'lan 299 € de plus... Ce genre d'opérations s'exécute seulement lorsqu'on a terminé un projet, en l'occurrence le design sonore et la musique composés avec Sacha Gattino pour l'exposition Effets spéciaux, crevez l'écran ! à la Cité des Sciences et de l'Industrie, et avant d'en entamer un autre, du moins sous leurs aspects techniques. Actuellement en attente ou en préparation de créations plus ou moins lointaines, j'ai d'abord pris le temps de faire des copies de sécurité de mes disques durs, Terra après Terra, et quelques rangements dont je profiterai plus tard. Donc nouvelle prise de tête, déjà pour que sorte le premier son, puis pour comprendre les nouvelles fonctions du logiciel que j'utilise depuis sa préhistoire, le Pro24.
Tout ceci pour justifier que je n'ai pas le temps d'écrire mon article aujourd'hui !

mardi 28 novembre 2017

Screwball comedies de Preston Sturges


Wild Side publie un coffret de 6 comédies de Preston Sturges, réalisateur aujourd'hui mésestimé alors que les cinéphiles de l'après-guerre le considéraient l'égal d'Orson Welles dans sa propre catégorie. Ces films sont typiques de la screwball comedy, mélange loufoque de slapstick (burlesque) et de dialogues enlevés ayant souvent pour thème les aventures tourmentées d'un couple qui se chamaille pour finir dans les bras l'un de l'autre. Frank Capra, Leo McCarey, Howard Hawks, Billy Wilder, William Wellman, Ernst Lubitsch, entre autres, s'y sont régalés.
Sturges s'appuie chaque fois sur la différence de classes qui oppose riches et pauvres. Dans Christmas in July (Le Gros lot, 1940), un pauvre gars à qui des farceurs ont fait croire qu'il a gagné une somme colossale à un concours distribue généreusement à tout le monde l'argent qu'il n'a pas. Dans Sullivan's Travels (Les voyages de Sullivan, 1941), un réalisateur à succès qui a choisi de vivre la vie des clochards pour comprendre la misère se trouve pris à son propre piège. Dans The Lady Eve (Un cœur pris au piège, 1941) une aventurière sans scrupules se joue du milliardaire dont elle est tombée amoureuse. Dans The Palm Beach Story (Madame est ses flirts, 1942), l'épouse d'un homme fauché décide de divorcer pour lui trouver l'argent dont il a besoin.
Ces films commencent toujours par un prologue sur les chapeaux de roues un peu exogène, montrant d'emblée la qualité de ses inventions scénaristiques. Qu'attendre d'un homme qui est "l’inventeur de l’avion à décollage vertical, du rouge à lèvres qui résiste aux baisers, dandy extravagant, propriétaire du club The Players où se bousculait le tout-Hollywood, flambeur porté sur la bouteille, traducteur de Marcel Pagnol" ?
Je ne suis hélas pas convaincu par Unfaithfully Yours (Infidèlement vôtre, 1948) dont l'humour m'échappe. Rex Harrison, insupportable en colèrique bêtasse du début à la fin, ne possède pas la candeur de Joel McCrea ni de Henry Fonda, et Linda Darnell n'a pas le toupet de Barbara Stanwick ni de Claudette Colbert. Car comme dans les autres films les femmes y ont le beau rôle et les hommes, vraiment naïfs et stupides, se font mener par le bout du nez ! Le seul intérêt du film sont les enregistrements, ici sur vinyles, que Harrison, chef d'orchestre, utilise pour mettre en ondes ses scénarios machiavéliques dictés par sa jalousie, en s'appuyant sur les compositeurs qu'il dirige. Rossini, Wagner et Tchaïkovski en donnent ainsi chaque fois le ton et le rythme. Quant à Hail the Conquering Hero (Héros d'occasion, 1944), sa charge contre les dérives du système démocratique et le provincialisme américain ne suffisent ni à me faire rire ni à me séduire. Les meilleures années de Sturges sont derrière lui.
Malgré le prix du coffret et la redondance des commentaires explicatifs des bonus, l'excellence des 4 premières comédies et la qualité des copies méritent vraiment de découvrir le talent de Preston Sturges.

→ Coffret Preston Sturges, 3 Blu-ray, 6 DVD, un livre de 188 pages, Wild Side, 119,99€, à paraître le 13 décembre 2017

lundi 27 novembre 2017

Bernard Vitet, mémoire(s) d’un dilettante


Entretien que j'ai réalisé début 2001 pour le Cours du Temps du n°5 du Journal des Allumés du Jazz, retranscrit avec l’aide de Nicolas Jorio. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai décidé de republier ce témoignage exceptionnel de mon camarade Bernard Vitet disparu le 3 juillet 2013, tant pour son parcours extraordinaire que pour son témoignage sur les musiciens et musiciennes qu'il a côtoyés. C'est l'histoire d'un trompettiste à la sonorité inoubliable qui influença quantité de souffleurs, fabuleux mélodiste féru d'harmonie et de contrepoint, luthier inventeur d'instruments incroyables, compositeur expérimental. "Philosophe de bistro" encyclopédiste à la pensée paradoxale, il se moquait de la notoriété et militait contre ce qu'il appelait la mégalanthropie... Peu de gens le savent, mais il est à l'origine du pont de My Way (Comme d'habitude), chanson la plus rémunératrice du répertoire de la Sacem et pour laquelle il ne toucha jamais un sou et s'en fichait ! L'entretien s'arrête au début de notre collaboration qui allait durer 32 ans, c'est donc un Bernard Vitet que je n'ai pas connu qui se raconte ici...

Bernard, voilà vingt-cinq ans que nous avons fondé ensemble Un Drame Musical Instantané (1). Vingt-cinq ans que tu arrives en retard à presque tous nos rendez-vous, vingt-cinq ans que tu brûles la moquette, vingt-cinq ans que tu profères des idées pinchecornées (2), vingt-cinq ans et tu n’as trouvé qu’une seule affaire pour le groupe, vingt-cinq ans... et pourtant tu es toujours mon meilleur ami. Car de toi je continue à (en) apprendre tous les jours. Voilà pourquoi, dans le cadre de ce Cours du Temps, j’ai eu envie de faire partager à nos lecteurs quelques histoires de l’oncle Bernard... Ainsi lorsque j’improvise et que je ne sais plus quoi jouer, je me tais. Lorsque je parle j’évite les insultes animalières. Lorsque je rencontre un mur je le contourne. Lorsqu’une chose me paraît évidente je la reconsidère. Pourtant, aujourd’hui, nous parlerons peu de notre collaboration, mais nous aborderons plutôt ce qui l’a précédée...

(1) Le troisième cofondateur, Francis Gorgé, est parti en 1992 pour se consacrer à la programmation informatique.
(2) "pinchecorné" (page cornée ?) est la traduction du néologisme "pixilated" dans le film "Arsenic et vieilles dentelles".

Ta pratique musicale a-t-elle toujours réfléchi les grands mouvements historiques que tu as traversés : la Libération, la Guerre d'Algérie, Mai 68, et cette chose un peu molle qu'on appelle l'actualité ?

Ma pratique musicale a d’abord été celle d'un auditeur. En fait, si tu inclus dans l'idée de pratique celle de culture, alors on peut dire que mon histoire se déroule en trois temps : avant la guerre, pendant la guerre, et après la guerre. Ceci a beaucoup conditionné ma culture musicale.
Avant la guerre, bien que mes souvenirs soient un peu confus, je distingue deux sources principales. Côté maternel, une culture très populaire, Mistinguett, Maurice Chevalier, Reda Caire, Edith Piaf ; et du côté de mon père, il y avait plutôt une aspiration à la bourgeoisie, de l'opérette, un peu d'opéra mais pas trop pointu. Gounod ou ce genre de choses.
Au moment de la guerre, la musique qu'il était donné d'entendre, surtout par la radio, est devenue très différente. J'ai découvert Wagner, Peter Kreuder, un pianiste de variétés allemand, et puis Rina Ketti, André Claveau, Irène de Trébert, Raymond Legrand… On prenait ce qu’on trouvait. Il y avait un peu de jazz aussi, mais on ne l'appelait pas « jazz », parce que c’était censuré puisque américain. D'ailleurs, quand on voulait en passer, on dissimulait les vrais titres en les francisant. Par exemple, Saint Louis Blues devenait La mélancolie de Saint-Louis (quinze ans après, on faisait des vannes sur le même principe : I cover the water front devenait J’ai un haricot vert sur le front, ou Deep Purple devenait Dis, Popaul, et Pennies from Heaven, Les veines de mon pénis, sans parler de It had to be you, Y tâte du biniou, voire encore I remember April, Le camembert d’avril). Il y avait une série d'émissions à la radio qui s'appelait L’épingle d'ivoire, avec Jean Servais dont j'adorais la voix. C'était une très longue série qui a couru sur plusieurs années, une sorte d'aventure africaine. L'indicatif me fascinait, plus tard je me suis aperçu que c'était un riff de Benny Goodman. Je ne savais pas que c'était du jazz. A l'époque je ne jouais même pas de musique, mais j'étais très influencé par mon frère qui était un zazou. Je l'admirais beaucoup, d’abord pour ses activités dans les FTP (Francs Tireurs et Partisans), ce qui le conduisit à mourir en 42 au camp de Dora. Il était très cool, toujours bien sapé, avec le pantalon juste un peu trop court, semelles compensées, lunettes noires. Il aimait Trenet, et du coup moi aussi. Le « fou chantant » m'a énormément marqué. C'était des programmes vraiment très différents de ce qu'il sont devenus après la Libération. Par exemple, il était exclu d'entendre du Schoenberg à la radio. Au même moment j’écoutais quotidiennement Pierre Dac sur Radio Londres, il chantait : « Radio Paris ment, Radio Paris est allemand... ».

JE NE SAVAIS PAS QUE C’ÉTAIT DU JAZZ

Après la guerre commence ma troisième période musicale, lorsque j'ai finalement découvert Benny Goodman et que j'ai entendu en 1948 le concert de Dizzy qui m'a littéralement abasourdi. C'est là que j'ai commencé à vouloir jouer. A l'âge de quinze ou seize ans, je ne sais plus très bien comment j'ai eu une trompette entre les mains, je m'y suis mis sans ne plus jamais m'arrêter. J’écoutais du jazz Nouvelle-Orléans. J'allais au Lorientais avec les copains. J'aimais beaucoup Claude Luter. J'y allais parce que c'était la mode, mais cette ambiance potache me déplaisait. J'avais des copains qui me faisaient écouter Duke Ellington, que j'appréciais bien. Je me souviens en particulier d'un soir où j'avais fait une fanfaronnade dans la queue d'un cinéma : j'étais allé draguer une fille pour faire le malin, et contre toute attente ça avait marché. Je m'étais donc retrouvé au cinéma avec elle, et après le film, elle m'avait emmené au Tabou. Il s’y passait déjà quelque chose de plus. C’était Jean-Claude Fohrenbach qui jouait. J'y suis retourné souvent, j'y entendais Jimmy Gourley, Henri Renaud et beaucoup d'autres musiciens avec qui j'ai joué par la suite. Très vite, j’ai joué au Tabou dans l’orchestre de Jean-Claude, trois ans, et ce fut mon premier papa musical. En plus j’y ai fréquenté Pierre Dac, comme dans un conte de fées ! J'ai un peu laissé tomber le reste pour me consacrer à ce style-là, du jazz blanc, souvent juif américain, Woody Herman avec les Four Brothers : Stan Getz, Al Cohn, Zoot Sims, Herbie Stewart, les petits enfants de Lester Young. Le jazz noir était un peu violent pour moi. C'était aussi un effet de mode. Et puis il y a eu ce jour où j'ai entendu Miles Davis pour la première fois. J'ai eu l'impression que j'avais trouvé quelque chose d'intéressant à faire dans la vie, et j'ai commencé à essayer de jouer sérieusement de la trompette.

À tes débuts tu fais des baloches...

Oui, assez tôt. Je me suis marié, il fallait que je gagne ma vie. Dans un bal, il y avait une série tango, une série qu'on appelait typique, c'est-à-dire de la musique cubaine, une série jazz, et une série valse-pasodoble. On faisait des petites formations pour reposer un peu l'orchestre, j'aimais bien jouer de la basse pendant les tangos. J'avais appris quelques positions.

Qui étaient les musiciens avec qui tu jouais ?

Il y avait une sorte d'institution à Paris, le marché aux musiciens, Place Pigalle, le mardi après-midi, devant le bistrot Les Omnibus. Quand j'ai commencé dans le métier, j’allais y chercher mes cachetons. Généralement, les galas avaient lieu le samedi et le dimanche. On était pratiquement sûr de trouver. J’ai donc joué avec quantité d'orchestres différents. C'est ainsi que j'ai eu l'immense gloire de tourner avec Alix Combelle ainsi que de jouer avec Gus Viseur. Il revenait du Canada, il était vieux et en mauvaise santé. Je ne sais pas s'il avait besoin d'argent ou s'il s'emmerdait, mais il avait repris les galas.

Est-ce que la guerre d'Algérie a eu une implication sur la musique que tu jouais ?

La guerre d'Algérie était partout. Dans la musique qu'on jouait, aussi. Je me souviens avoir fait une manif contre la guerre à l'occasion du monôme du bac. Mais c'était quand même de grosses farces estudiantines. Il y avait des gens, comme Georges Arvanitas, qui avaient eu moins de chance que moi. Il avait passé trois ans en Algérie et avait dû se battre, tirer, il avait été gravement traumatisé. On en parlait entre nous, mais c’était moins fort que la guerre du Viêt-Nam. Ce sont deux guerres d’indépendance, mais la seconde a eu un plus grand retentissement international. Celle-ci nous a déterminés musicalement. A cette période je jouais avec des musiciens américains qui revendiquaient contre elle, notamment les musiciens du Black Panther Party. Mais le premier avec qui j'ai eu des échanges politiques, c'est François Tusques. Lui aussi avait fait la guerre d'Algérie, alors que moi j'étais déjà dans le métier. J’avais réussi laborieusement à me faire réformer. J'avais beaucoup joué au Tabou, au Caméléon, au Riverside, aux Trois Mailletz, puis au Club Saint-Germain. C'était l'époque du be-bop, et on ne jouait pratiquement que des standards. Rares étaient ceux qui jouaient des compositions originales, comme par exemple Martial Solal. Puis, autour de 1965/66, il y a eu pas mal d'initiatives collectives, voire collectivistes, qui se sont créées. Il y avait des bandes de musiciens qui essayaient des choses, qui faisaient des concerts, des performances. C'était une période d'intense activité souterraine. J'ai le souvenir d'assez nombreuses séances d'enregistrement, qui n'ont pas donné lieu à des disques mais auxquelles participaient Beb Guérin, J-F Jenny-Clark, Aldo Romano, Jean Vern, Mimi Lorenzini, Jeanneau, Thollot, Portal, Barre Phillips… C'était une petite société. Tusques a été un peu notre fédérateur. Lui et moi avions déjà joué ensemble en trio ou en quintet. Il habitait la région de Nantes, et il était assez entreprenant. Il se débrouillait pour organiser ou vendre des concerts. Donc on venait de Paris, avec Luis Fuentes, Michel Babault, Luigi Trussardi… Nous étions habitués à jouer du Miles, du Sonny Rollins ou du Monk, et François, lui, composait des morceaux originaux qui nous ont immédiatement intéressés. Il faut dire qu'à l'époque, c'était plutôt mal vu. Au Club Saint-Germain, par exemple, nous interprétions plutôt des tubes parce que c'est ce qu'attendait le public. Des succès des Jazz Messengers, Horace Silver, Miles Davis... Pendant la guerre du Viêt-Nam, beaucoup de musiciens américains sont venus s'installer en France. C'était pour eux une manière de déserter et de revendiquer leur opposition.

Avais-tu déjà joué avec des américains avant ça ?

Oui. J'avais joué avec Lucky Thompson, Kansas Fields... Avec Chet Baker, surtout. Pendant assez longtemps. Pour quelques concerts j'ai monté des groupes avec Alan Silva, Sunny Murray, Ronnie Beer et Ken Terroade...

Chet Baker ? Un orchestre avec deux trompettes ?

Oui. D'ailleurs quand il m'a demandé d'intégrer son quintet, je lui ai posé la question. J'avais eu une idée malsaine : je me demandais si je n'allais pas jouer un rôle de faire-valoir. Il s'en était indigné et m'avait simplement répondu qu'il s'agissait d'enrichir l'orchestre et qu'il aimait jouer avec moi. Par ailleurs nous avions en commun d'être joueurs d'échecs. Alors pendant les sets au Chat-qui-pèche, on plaçait entre nous un tabouret sur lequel on posait l'échiquier et, tout en écoutant chacun l’autre jouer, on préparait le coup suivant. Une partie durait un set. La tôlière lui louait généreusement une chambre au-dessus de la boîte. Je venais souvent le voir dans l’après-midi pour jouer avec lui quelques inventions à deux voix de Bach.

GRILLÉ A VIE

Mai 68 a-t-il changé ta pratique musicale ?

Ça m'a déterminé à changer de vie, ou plutôt de mode de fonctionnement. Avant ça, je jouais pas mal dans les boîtes de jazz, je faisais beaucoup de baloches, et beaucoup d'enregistrements avec des chanteurs ou des orchestres de variétés. En 68, je jouais avec Claude François. Je lui ai présenté ma démission. Il a d'abord cru que je plaisantais. Après, pendant quinze jours, j'ai reçu des coups de téléphone me disant : « Alors ? Qu'est-ce que tu fais ? Il faut être sérieux. Il y a du boulot. » Je leur ai fait comprendre que pour moi, c'était fini. Mais je ne prenais pas de grands risques puisque j'étais déjà engagé avec Tusques, avec des musiciens américains, avec Sunny Murray, etc. Et puis il faut dire que dès lors qu'on manifestait un intérêt pour l'action politique, on était en quelque sorte mis en marge du monde des studios et des variétés. Par la suite on s’aperçoit même qu’on s’est grillé à vie.

Y avait-il une coupure entre tes séances avec des chanteurs de variétés et tes activités nocturnes ?

Je ne savais pas lire la musique. Roger Guérin a réussi à me mettre le pied à l'étrier. Il m'envoyait faire des remplacements. Il m'a pris aussi dans l'orchestre de Jacques Hélian, sous la direction de Sadi. On est descendu à Madrid où on a joué pendant deux mois. Là j'ai commencé à apprendre à lire, empiriquement. Comme il était à côté de moi, Roger m'avertissait à l'avance des mesures à compter et des dessins rythmiques ! Je n'ai jamais été capable de jouer de deux manières différentes, et lire la musique n'y a rien changé. A ce titre, je ne peux pas dire qu'il y ait eu de coupure à l'intérieur de cette double activité.

Dans le monde de la chanson tu as été amené à travailler avec des célébrités. Gainsbourg ?

J'ai enregistré avec lui, mais comme il était aussi directeur artistique, il m'a plus souvent trouvé des séances. Vian était aussi directeur artistique chez Philips, mais c'est surtout Gainsbourg qui m'a aidé. Il avait de bons arrangeurs, Jean-Claude Vannier, Alain Goraguer...

Montand ?

C'est Hubert Rostaing qui m'avait mis sur le coup. J'avais pas mal joué avec lui. C’était un des trois chefs d’orchestre de variétés de la radio. Les deux autres étaient Jack Diéval et Léo Chauliac. Tous les trois m'avaient entendu jouer sur Soul Jazz de Georges Arvanitas, et m'avaient proposé de rejoindre leurs orchestres respectifs avec mes « copains ». J'ai dit oui aux trois, et du coup les trois orchestres étaient presque identiques : Jeanneau, Babault, Luigi, parfois Fuentes, et moi, certains nous appelaient « l’eau-l’gaz-et-l’électricté ». On avait monopolisé la RTF. J'ai beaucoup voyagé avec Diéval, qui produisait une émission quotidienne qui s'appelait Jazz aux Champs-Elysées, et qui l’a exportée dans toute l’Europe. J'ai eu à cette occasion le plaisir de tourner avec Art Taylor. J’ai aussi participé à la première jam-session en multiplex, avec un pianiste à Londres, le bassiste à Berlin, etc. Chauliac était un excellent arrangeur, il m’a permis d’enregistrer avec Jacqueline Danno, Jean-Claude Pascal et d’autres artistes Pathé Marconi. J’avais beau trouver que Montand avait beaucoup de feeling et de finesse, il m’énervait avec son américanisme de bazar. Il me parlait toujours de mon « beugueull ». Je ne jouais pas du clairon mais du bugle, en anglais flugel horn, il ne voulait pas le savoir.

68 est donc une date charnière pour toi, puisque tu arrêtes la variété. Mais très vite tu arrêtes aussi le jazz…

C'est un peu vrai. Mais en même temps je n’ai jamais cessé de jouer du be-bop et du free. C'est plutôt le contexte qui changeait, mais pas tellement mon jeu. D'ailleurs je ne crois pas que mon jeu soit tellement évolutif. J'ai toujours joué de la même manière, quel que soit le contexte ou les circonstances. Rétrospectivement, de toute façon, je crois que je n'ai jamais vraiment joué du jazz. Bien sûr je jouais des morceaux de jazz, dans des contextes jazz, mais je ne m’y suis jamais senti à l'aise. J’ai toujours eu l'impression d'y être un usurpateur.

Tu as très souvent eu un statut de sideman. Tu as très peu dirigé d'orchestres. Les gens qui t'ont engagé l'ont souvent fait pour tes qualités de provocateur.

Je ne me trouve pas si provocateur. Mais Portal, par exemple, aimait bien me faire faire des bêtises. S’il lit ces lignes, qu’il se souvienne du cri du hérisson !

Quelles sont les musiques fondatrices de ton jeu et de tes compositions ?

Varèse. Bartók. Webern. Monk. Gus Viseur. Miles Davis...

Effectivement, on entend Miles Davis dans ton jeu, par le son, et probablement parce que tu joues comme tu parles.

Si je ne me suis jamais senti dans le jazz c’est peut-être faute d’en avoir adopter certaines disciplines. Je n’ai pas systématiquement étudié et assimilé un style avant de trouver le mien. La pratique de la trompette incite à écouter, à répondre, à construire des phrases comme des bouts de dialogue. Mon jeu prend modèle sur ma rhétorique verbale.

On peut être étonné de t'entendre citer Varèse ou Webern. Comment cela influe-t-il sur ton écriture ?

J'ai une idée universelle de la musique. Je pense que toutes les musiques sont faites de la même façon, sur les mêmes principes. Il n'y a pas, pour moi, de différences fondamentales entre Bartók et le jazz. L'harmonie, le contrepoint, etc., ces choses sont toujours là.

LA RIXE DE MUSICIENS

La création du Unit a été un jalon dans l'histoire de l'improvisation en France et en Europe. Or, Portal a toujours déclaré qu'il regrettait la fin de ce groupe. Peux-tu m'expliquer comment ça a commencé, et comment ça s'est terminé ?

Ah ! Nous jouions souvent ensemble dans ces réunions de nouvelles musiques dont je parlais toute à l'heure. Nous faisions aussi tous les deux beaucoup de séances de studio, pour des chanteurs ou des groupes de variétés. Une amitié est donc née entre nous. Un jour, il m'a dit qu'il cherchait à monter un groupe, avec des musiciens que je ne connaissais pas, à part lui et Beb Guérin. Il a donc pris la responsabilité de ce groupe, bien qu'il parlât de « collectif ». C'est une question qu'on n’a jamais vraiment élucidée. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles ce projet a pris fin. Michel signait tous les thèmes alors qu’il ne les écrivait pas tous, ça commençait à bien faire. Un jour nous étions passés dans une émission de télé à Hambourg (Karlheinz Stockhausen y dirigeait à l'époque un groupe de recherche, et la scène allemande en général était plutôt ouverte et prospective). Après notre prestation, il y avait une interview télévisée du groupe. Beb et moi avions à cette occasion posé la question, à l’antenne, de savoir qui allait signer quoi. Ce n'était d'ailleurs pas très sympa de notre part de choisir ce moment-là pour mettre ça sur le tapis. Mais nous étions allés très loin, jusqu'au sordide même, puisque nous avions carrément sorti les feuilles de droits d'auteur sur le plateau pour les remplir. On a fini par signer la feuille de SACEM sous l'oeil des caméras, en répartissant les droits après de laborieux calculs d’apothicaire. Je ne sais pas si ça a été le dernier concert, mais en tous cas, il y a eu dès lors quelque chose de brisé. J’avais d’ailleurs proposé La rixe de musiciens de Georges de la Tour comme pochette au disque de Chateauvallon, mais ça ne s’est pas fait. C’est devenu plus tard celle de l’album d’Un Drame Musical Instantané À travail égal salaire égal !

Dans ton disque La Guêpe, auquel participaient Jean-Paul Rondepierre, Jouk Minor, Beb Guérin, Jean Guérin, Françoise Achard, François Tusques, il y a la volonté de faire une musique savante. À l'époque, tu as aussi travaillé pour le GRM.

A ce moment-là, la musique savante m'intéressait beaucoup. A vrai dire, je me fichais de savoir si c'était ou non une musique vivante. La Guêpe m’est venue de l’envie de mettre le texte de Ponge, La rage de l’expression, en musique. Dans mon disque solo, Mehr Licht !, les environnements ambiants passent à l’avant-scène.
Au GRM, je faisais ce qu'on appelait de la musique « mécanique », je coupais et montais de la bande magnétique. Il y avait bien des tas d'appareils géniaux, mais pour profiter des avantages que pouvaient offrir les équipements du GRM, il aurait fallu que j'aille au charbon, que je fasse des petites conférences par-ci par-là, ce qui n'est pas vraiment mon fort. Par contre, on m'a donné à traiter des objets sonores de Pierre Schaeffer. Ça a été pour moi très formateur. Il y avait son livre, pour ainsi dire imposé, le Traité des objets musicaux, une méthode de classement des sons par leurs timbres et leurs traitements respectifs. On y apprenait aussi des notions d'acousmatique, il y avait même une dimension philosophique.

Tu a également créé le collectif de production Musique 1...

Je l’ai fondé entre autres avec Jac Berrocal. Ça nous servait à monter des petits festivals qui se déroulaient sur plusieurs jours, au Théâtre Mouffetard par exemple.

Ici tu fais l’effort de te souvenir, alors qu’habituellement tu parles rarement du passé. Quelles relations entretiens-tu avec le temps ?

Je pense que la musique, c'est l'art du temps. Et le temps, c'est la mort...

Tu es connu comme trompettiste mais tu as souvent joué d'autres instruments. Quel est ton propos quand tu joues du piano ou du cor ?

Malgré ma paresse, j'ai quand même travaillé la trompette. C'est donc un instrument avec lequel j'ai des contraintes. Lorsque je joue du violon, par exemple, je ne connais ni les techniques ni les positions. Cela me permet d'exploiter l'instrument sans vergogne. J'arrive à le faire sonner d'une façon qui me convient sans en connaître la moindre gamme. C'est dans le même esprit que j'ai inventé des instruments, dont certains dérivaient d’ailleurs directement du violon : le frein qui est une contrebasse à tension variable, ou l’arbalète, finalisée par Raoul de Pesters... J’ai agi dans l'idée d'un pur traitement du son. Je pense que même lorsqu'on improvise, s’il s'agit de notes, on ne peut que penser à de la musique écrite. C'est de la musique écrite du moment qu'on peut l'écrire. Avec ces instruments et la méconnaissance qu'ils induisent, c'est tout à fait différent. C'est beaucoup sous l'influence d'Alan Silva que je l'ai fait. Quand je lui ai dit que j'avais un violon chez moi, il m'a immédiatement proposer de faire une section de cordes. C'est comme ça que je me suis habitué à toucher le violon. J'ai aussi fabriqué des instruments parce qu'on m'en a commandés, pour Aperghis, ou Tamia et Françoise Achard : une vielle à roue dans un caddy qui joue quand on le pousse, des claviers de limes, de poêles, de pots de fleur, des flûtes, le cor multiphonique, l’orgue à feu... A l'époque, le théâtre musical était très à la mode. Un concert, même le plus banal, est un spectacle. Je trouvais navrant celui qu'offraient alors les musiciens. Je pensais qu'il fallait « spectaculariser » les prestations musicales, et donc avoir ses idées de mise en scène à chaque concert. Je continue à le prétendre.

La trompette plongée dans l’eau, avec un timbre en aluminium, avec un bec de saxophone, ça procède de la même intention ?

Pour la trompette à anche, le spectaculaire ne réside que dans la contradiction entre l’image et le son : on entend du baryton alors qu’on voit une trompette piccolo. La trompette dans l’eau, c’est une sourdine. Mais le son est matérialisé, on voit les turbulences de l’eau, surtout si les on éclaire astucieusement.

UN COLLECTIF A TROIS

Nous nous rencontrons, Francis, toi et moi, en 76, et nous décidons de monter Un Drame Musical Instantané. C'est un changement radical dans ta vie musicale.

Je n'avais plus besoin d'aller à droite, à gauche, pour suivre mon chemin. C'était l'opportunité de me poser un peu. Monter un groupe, ce n'est pas mon truc. C'était pour moi une occasion inespérée puisque ça ne se présentait pas comme le groupe d'untel, mais comme un collectif à trois. J'ai été tenté de tout y investir.

Comment expliques-tu que notre collaboration tienne toujours après 25 ans ?

D'abord, la formule, à l'origine, était très solide parce que c'était un trio, et qu'un trio, c'est vraiment démocratique, dans le sens où il y a toujours une minorité et une majorité. Ça a beaucoup marché sur cette dynamique de groupe. Après le départ de Francis (Gorgé), on avait un passé sur lequel on a pu continuer à construire. Mais il faut dire qu'au départ, ce n'était pas n'importe quelle association : il y avait un protestant, un juif, et un catholique. Euh... Je parle de culture. Je ne parle pas de confession. Il y avait donc au sein de notre collaboration une diversité occidentale intéressante.

La première fois que je t'ai vu, c'était pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde. Nous étions une quinzaine de musiciens sur scène dans le cadre d’Opération Rhino. J'étais à côté de Daunik Lazro, qui m’a gentiment prodigué quelques conseils car je jouais du saxophone comme un pied, j’avais aussi mon synthé mais à l’époque cet instrument angoissait les musiciens de jazz, sauf toi qui les provoquais beaucoup plus que moi : tu étais à l'autre bout de la scène et tu entrechoquais des bouteilles de bière vides jusqu'à ce qu'elles explosent. Il y avait des éclats de verre tout autour de toi. À la fin du concert, après quelques hésitations, je suis venu te voir. Pendant deux jours, nous avons discuté de Varèse et Webern. Pour Francis et moi, qui venions du rock, tu étais à la fois un musicien de jazz, un précurseur et un initiateur. De ton côté, comment nous percevais-tu ?

J'éprouvais un soulagement. Parce qu'il restait quand même, à l'intérieur de notre projet, cette pratique du jazz qui impose de jouer en place, de bien jouer les grilles, etc. Mais vous n'aviez même pas l'idée, qui pour moi est rédhibitoire, d'interpréter des grilles en prétendant qu'on improvise. Vous faisiez de la musique avec toute la naïveté souhaitable. Tout ça correspondait très bien à mon malaise vis-à-vis du milieu du jazz. J'étais paresseux, je n'avais pas envie d'être le meilleur. Si j'étais en compétition avec un autre musicien, j'avais envie de me sauver en courant. Bref, je me sentais horriblement mal avec ce qui constitue les fondements du jazz, la compétition, la lutte pour la vie, etc. Et puis vos instruments me fascinaient. Un type qui jouait du synthétiseur sans clavier, juste en tournant des boutons, je trouvais ça génial. Quant à Francis, je n'avais pas remarqué au départ qu'il était handicapé, et je trouvais qu'il jouait très étrangement. Un jour il m'a expliqué qu'il s'était mis à la guitare précisément pour rééduquer son bras. Tout ça conjugué assouvissait bien mon goût du nouveau.

L’essentiel c’était que, comme nous, tu t’intéressais à tout, la politique, la science, les autres arts, la vie en général. La musique coulait de source...

Dans le Drame, elle est la traduction d’une réflexion commune et non une illustration. Nous avons inventé à cette occasion le concept de musique à propos.

Si un jeune musicien sollicitait tes conseils, que pourrais-tu lui dire ?

Je valorise beaucoup la constance, la fidélité et l'acharnement. J'aime citer cette phrase de Guillaume d'Orange : « Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

Peux-tu me parler de la trompette et des différentes manières d'en jouer ?

La trompette est issue de la culture militaire. En France, dans le temps du moins, la plupart des premiers prix de conservatoire étaient tous des gens du Nord qui avaient joué dans des fanfares, et qui avaient réussi à sortir de la mine grâce à ça. C'étaient des gens qui avaient beaucoup travaillé leur instrument, mais un peu à coups de pied dans le cul. Au conservatoire on n'expliquait pas vraiment le comment. Si on n'y arrivait pas, c'est qu'on était nul. Quand j'ai donné des cours, j'ai essayé de me démarquer de cette méthode. J'arrive facilement à expliquer ce qui se passe dans le corps quand on joue. Je n'ai eu de cesse de faire comprendre que ce n'est pas un instrument qui requiert plus de tonus physique ou d'agressivité militaire que d'autres. Bien sûr, on parle d' « attaque ». Mais si l'on joue en ayant à l'esprit quoi que ce soit de vindicatif, ça ne marche pas. Quant à la manière de respirer, je me suis confectionné une technique, que j'ai un peu enseignée, et qui marche très bien. Il y a l'idée, par exemple, qu'on ne projette pas le son, que l'on n'a rien à projeter. On provoque un choc qui est situé à un endroit très précis du corps, entre la langue et le palais, et tout le reste n'est que l'organisation d'une pompe, assez complexe, de façon à distribuer l'air avec la tension, la compression et la quantité nécessaire et suffisante pour produire l'effet voulu. Évidemment ce discours est, d'une certaine manière, une démystification de l'idée militaire de l'instrument. Finalement, ce que j'ai cru comprendre d'un secret supposé, c'est qu'il doit y avoir une furieuse concentration vers l'infiniment central qui est nécessairement en opposition avec une détente de ce qui est infiniment périphérique. Peut-il y avoir là une explication du monde physique ?... Si tant est qu’il y en ait un autre !

Tu as un sens aigu du paradoxe.

Chaque fois qu’on rajoute une ligne on tend vers l’exhaustivité. L’important n’est pas d’avoir tout dit mais que tout ce qu’on a dit contribue à donner un sens global.



PORTRAITS-SOUVENIRS

Eric Dolphy
Il m'avait appris un bon truc. Je m’étais blessé le bras droit, et je m’étais en quelque sorte échappé de l'hôpital avant la fin de ma convalescence pour aller voir du monde dans les boîtes. J'étais tombé sur Eric Dolphy à qui j'avais raconté que ma main droite ne fonctionnait plus très bien et que je n'étais pas certain de pouvoir rejouer de la trompette. Il m'avait répondu : « tu n'as qu'à jouer avec ta main gauche ! Le corps est symétrique. Il n'y a pas de raison que tu n'y arrives pas ». J'étais rentré chez moi, et je m'étais aperçu qu'effectivement la main gauche faisait exactement les mêmes gestes que la droite. Ce soir-là, il m'avait aussi dit : « La seule chose qui soit grave dans la vie, c'est de mourir ». Le destin a voulu qu’il meurt le lendemain, à Berlin.

Lester Young
Un soir de 1956 au Tabou. C'est LA boîte de Saint-Germain-des-Prés que fréquentaient quotidiennement Boris Vian, Juliette Gréco, Gainsbourg et tous les jazzmen américains de passage. A la suite d'une jam avec le Président, Lester Young, celui-ci me complimente sur mon jeu. Je trouvais ça super mais j'attendais le mais...
L.Y. : - Tu connais les paroles ?
B.V. : - Pourquoi, y a des paroles ?
L.Y. : - Ah bon, tout s’explique...
L'explication est venue quelques années plus tard avec Chet Baker. Chet me dit que nous, en Europe, nous appelons ça des standards mais que pour des américains ce sont des poèmes qui racontent chacun une histoire ou un certain état d'âme. Ce sont des chansons populaires, des souvenirs d'enfance, des airs qui ont été à la mode et que tout le monde connaît aux Etats Unis. Chet trouvait que nous jouions ces morceaux d'une façon abstraite, comme de la musique classique mais pas comme des airs populaires. On jouait la grille, les 32 mesures, le thème pas toujours, ou plutôt jamais puisqu'on ne connaissait pas les paroles. Moi, et les pianistes aussi, je pouvais jouer imperturbablement le pont d'un morceau à la place de celui d'un autre, sans même m'en apercevoir. C'est comme les valses de Strauss, on peut mélanger les parties des morceaux, c'est toujours aussi bien. Sauf pour les Autrichiens ! C'est toute la différence entre un jazzman français et un américain. Il y a un sens à ces notes de musique, la mélodie que Lester joue, sur laquelle il improvise, il en connaît le texte, la partition complète.

Archie Shepp
Archie Shepp, c'est un sampler. Il n'a créé aucun style. Il a utilisé des éléments de l'histoire du jazz en les samplant, en quelque sorte. Il ne fabrique pas de mélodie géniale. Il prend des éléments stylistiques classiques qu'il réutilise plutôt à la manière d'un sampler.

Anthony Braxton
C'est vraiment un universitaire. Il m'avait proposé de monter un quintet. Et il est arrivé chez moi avec une partition en accordéon, au moins quinze pages noires de notes, en me disant : « Je voudrais qu'on joue ça, mais très précisément », alors que moi, j'avais dans l'idée de faire un concert de musique improvisée. De toute façon, vu la partition, je ne pouvais pas faire autrement. C'est ce qu'on a fini par faire.

Sunny Murray
Il m'avait conseillé d'aller à New York. Il trouvait qu'ici nous avions la vie douce. Il m'avait proposé de m'héberger là-bas. Il pensait qu'il serait bon pour moi de me frotter un peu à la compétition. Or, c'est vraiment tout ce que je déteste. J’ai dit : « Oui, peut-être »...

Alan Silva
Après un concert du Celestrial à la Maison de la Radio, en dînant, Alan m'avait dit : « On va faire un maximum de blé ! » Il m'avait fait part d'un projet de faire construire un building sur deux étages où loger tous les musiciens ensemble, avec des studios, et au dernier étage, une banque ! Il pensait vraiment faire de l'argent avec ça. Mais quelque temps plus tard, il s'est fait spolier, via l'IACP. C'est donc resté à l'état de rêve.

Don Cherry
Il avait une encyclopédie de la musique d'où il tirait tout son savoir et toutes ses idées. Il s'intéressait surtout à Chopin. Sa manière de coller de petites formes les unes contre les autres vient peut-être de là. C'était une méthodologie assez répandue à l'époque. On la retrouve aujourd'hui dans la technique du sample. Mais plus tellement dans la pratique de la composition.
Je lui ai vendu ma pocket trompette. C'était un petit bijou incrusté d'émaux qui avait été fabriqué pour Joséphine Baker au Casino de Paris où elle faisait semblant de jouer. C'est avec cette trompette que j'ai enregistré pas mal de disques, notamment Free Jazz. Don louchait dessus depuis longtemps. Je lui ai vendu pour 200 dollars un jour où j'avais besoin d'argent. Il en a joué jusqu'à sa mort. J'étais très fier.

Gato Barbieri
Je me suis fait avoir par Don Cherry. Avec Gato, je voulais monter un orchestre un peu dans la veine de ce que cherchait à faire Don, à savoir une sorte de cocktail fait de souvenirs, une manière de couper des choses pour les remonter différemment. Puis Don est arrivé, a engagé Gato, et mon projet a avorté.

Jean-Louis Chautemps
La première fois que j'ai joué avec lui, je n'étais même pas marié, je devais avoir 19 ans. Je me souviens d'un bistrot qui n'existe plus, le Dupont Latin, boulevard Saint-Michel, où on allait en sortant du lycée. Lacan y faisait ses séminaires au sous-sol. Quand je pense que j'ai passé un bon bout de mon temps là, sans savoir que Lacan enseignait dans la pièce du dessous... La salle du dessus servait l’après-midi à des jam-sessions. J'ai énormément joué avec Jean-Louis, notamment sur Jazzex, une pièce de Parmegiani. Ce fut la première œuvre mixte, jazz et musique électroacoustique. Jean-Louis était un bosseur, il s’étonnait de ma façon instinctive de jouer et me décrivait comme un musicien « hallucinatoire visionnaire ».

Jacques Thollot
Je l'ai rencontré pour la première fois au Club Saint-Germain. Il était habillé en costume de collégien d'autrefois. Son père, un grand gaillard très extraverti qui jouait très bien du sax, était là aussi, pour le vendre. À côté de lui, Jacques avait l'air d'être un peu à côté de ses pompes, tout timide, tout pâle. Il avait alors 12 ou 13 ans. Evidemment, à cet âge-là, il n'était pas capable de conduire un orchestre. Il jouait tout comme Max Roach. Il avait visiblement beaucoup travaillé, il faisait de beaux solos mais ralentissait tous les tempos, c'était infernal. Il était très gêné par la présence de son père. Il nous regardait avec l'air de dire : « Ne faites pas attention ». Je me disais que ça allait être dur pour lui, et effectivement ça a été dur.

Peter Brötzmann
Nous étions en train d'enregistrer avec le Global Unity d’Alex von Shlippenbach, il était juste à côté de moi. Il s'est mis à jouer avec un son titanesque (il était aussi sculpteur et peintre). Il sortait des sons énormes, des harmoniques dans les aigus, avec une puissance vraiment impressionnante. A un moment deux jets de sang ont jailli de ses narines. Il a simplement sorti un mouchoir de sa poche, s'est tamponné le nez, et il s'est remis à jouer en repartant dans un continuum ! A l'époque, on jouait comme ça, dans un continuum collectif, mais organisé. Chacun y allait à fond la caisse.

Steve Lacy
Un jour, en descendant au Festival d'Avignon, pendant lequel j'habitais chez Gelas, le metteur en scène, je me promenais dans les vignes autour de sa ferme, et j'écoutais la nature, le vent, etc. J'étais pris par le plein soleil. J'entendais se mélanger au chant des cigales des sonorités extraordinaires que je n'arrivais pas à identifier. Je croyais même rêver. Plus tard, j'ai appris que c'était Steve qui était sur une colline en train de travailler son soprano. C'était une impression très zen.

Barney Wilen
Barney était un ami très proche. Je l'ai rencontré quand il avait 13 ans. Il jouait d'un vieux saxo baryton qui était aussi grand que lui. Un jour, il est venu faire le bœuf au Tabou, et il est revenu plusieurs jours de suite. La première fois que je lui ai parlé, je lui ai demandé : « C'est vrai que tu as 13 ans ? » Ça me semblait ahurissant qu'un type de cet âge joue comme ça. Il m'a regardé et il m'a dit : « Qu'est-ce que ça peut te foutre ? ». On est devenu très copains à partir de ce jour-là.

Albert Ayler
Je n’avais jamais entendu parler de lui, ni écouté une telle musique. C’était au Caméléon, il avait l’air de quelqu’un de spécial, vêtu de cuir rouge, les musiciens qui jouaient là, Aldo et J–F, l’ont pris pour un débile et ont atrocifié. J’ai longtemps regretté de n’avoir pas pu rejouer avec lui ni continuer la discussion passionnante que nous avons eue après, très poétique.

L’Art Ensemble
Ornette Coleman avait organisé un concert à la Mutualité. Il y avait son orchestre, celui de François Tusques, l’Art Ensemble, Barney, Roger Guérin... A l’issue du concert qui s’était très bien passé, l’organisateur est parti avec la caisse. On a provoqué une réunion avec l’Art Ensemble. Il nous ont répondu : « non, mais attention les mecs, vous savez de qui vous parlez, c’est Ornette, total respect ! », et c’en est resté là. Dans l’Art Ensemble, à part l’extraordinaire diversité de leurs compositions, j’étais très intéressé par la théâtralisation de leur musique.

Claude François
Jeanneau et Mimi Lorenzini connaissaient bien la pop. Ils ont montré Triangle peu après. C’est Claude qui m’a initié au rhythm’n blues en m’emmenant écouter James Brown, Otis Redding, Aretha Franklin... Il aurait voulu qu’on sonne comme ça. On a même accompagné les Supremes pour une télé.
Nous étions payés en liquide, pas déclarés, sauf les télés. Il fallait, en plus, réclamer son pognon vite fait. Le premier soir, Lederman m’a repris ma paye au poker.

Brigitte Bardot
J’ai fait un disque avec elle, très sympa, très tendre. Par la suite je me suis trouvé parfaitement solidaire de ses positions passionnées sur la condition animale. J’ai même adhéré. En manifestant j’ai constaté que la majorité des militants, surtout leurs représentants, étaient d’extrême-droite. J’en avais parlé avec Cavanna, lui-même interloqué.

Beb Guérin
Il était comme un frère. Nous faisions des concerts en trio avec Tusques dans sa région de La Rochelle. Au matin, en me faisant visiter son plat pays, il me disait : « Tu vois, ici il n’y a que l’horizon et des bourines à un étage. Voilà deux siècles que ça se dépeuple. Rien de plus déprimant. Dans ma famille un oncle et d’autres se sont pendus pour rajouter quelques verticales. Moi aussi je me pendrai ». Beb s’est pendu en 1980.

Jouk Minor
Il est très gestuel. Il avait joué de la guitare flamenco avant de se mettre au baryton. Il a trouvé le lien physique entre les deux. C’est aussi un acousticien. Il poursuit sa recherche avec des instruments d’exception comme le sarrussophone contrebasse. Il est revenu à la guitare en se fabriquant empiriquement la sienne.

Hubert Fol
C’était un mythe. Il était ouf. On a été engagés ensemble, avec son frère Raymond, dans le quintet de Guy Lafitte. Ça me navre de m’apercevoir que je n’ai pas grand chose à dire de lui, si ce n’est qu’il était super cool et qu’il jouait génialement de l’alto.

Babar
J’étais un peu enrobé. En vacances un connard m’avait affublé de ce sobriquet qui en valait un autre. Au retour, quand je suis entré dans le monde des musiciens, ils me nommaient ainsi. Je n’ai jamais compris par quelle mystérieuse dénonciation ! Les vieux m’appellent encore comme ça.

Discographie (partielle) de/et/ou/avec Vitet

Dans l’ordre d’apparition au cours de l’entretien :
LP Georges Arvanitas, Soul Jazz, Columbia FPX 193, 1960
CD 1965, François Tusques, Free Jazz, Mouloudji, réédition In situ 139 - catalogue ADJ
LP Michel Portal Unit, No, no but it may be, Le Chant du Monde LDX 74526, 1972
LP Un Drame Musical Instantané, À travail égal salaire égal, GRRR 1005, 1981 - ADJ
CD Bernard Vitet, La guêpe, sur un texte de Francis Ponge, Futura Son 05, 1971
LP Bernard Vitet, Mehr Licht !, GRRR 1003, 1979
LP Jac Berrocal, Parallèles, Davantage 01, 1976
CD Bernard Parmegiani, Pop’eclectic incl. Jazzex (enr.1966), Plate Lunch PL08, 1998
LP Sunny Murray, Shandar 10.008, 1968
LP Sunny Murray, Big Chief, Pathé Marconi 1727561, 1969
LP Alan Silva, Luna Surface, Byg 529.312, 1969
LP Alan Silva, Seasons, Byg 529.342-43-44, 1970
CD Celestrial Communication Orchestra, My country (enr. 1971), Leo LR 302, 1989
LP Art Ensemble of Chicago, Go home, Galloway 600502, 1970

Autres enregistrements disponibles aux ADJ :
4 LP et 9 CD d’Un Drame Musical Instantané, chez GRRR et In Situ de 1977 à 2001
CD Hélène Sage, Comme une image, GRRR 2014, 1989
CD Hélène Sage, Les araignées, GRRR 2022, 1997
CD Gorgé Meens, Paysage départ, In Situ 121, 1992
CD François Tusques 1992, Le jardin des délices, In situ 165, 1993
CD François Tusques, Octaèdre, Axolotl AXO101, 1994
CD François Tusques Blue Phèdre, Axolotl AXO103, 1996
2CD Buenaventura Durruti, Un d.m.i., Nato 777 733, 1996
CD audio/rom Birgé Vitet, Carton, GRRR 2021, 1997
CD audio/rom Un Drame Musical Instantané, Machiavel, GRRR 2023, 1998

Recommandons aussi les titres :
Barbara (Ni belle ni bonne, Madame), Brigitte Bardot (Un jour comme un autre, À la fin de l’été), Yves Montand (Il n’y a plus d’après, Quand tu dors près de moi), Serge Gainsbourg (En relisant ta lettre), Jazz in Paris : Jazz et cinéma vol.2 La bride sur le cou (cd Universal 013044-2), Jean-Luc Ponty The beginning of... (lp Palm 19), Jef Gilson Enfin (cd FD 151922, 1962-63), Ivan Julien Paris année zéro (lp Barclay), Jean Guérin Tacet (lp Futura Son 14, 1971), Colette Magny Répression (cd Scalen’ CMPCD 03, 1972), Sylvain Kassap L’Arlésienne (lp Nato 109, 1983), Aki Onda Un petit tour (cd All Access 07, 1999), Michel Pascal Puzzle (cd Ina 275 742, 2000)...

Retrouvez aussi les musiciens cités, dans le catalogue des Allumés du Jazz
(attention, les disponibilités ont changé depuis la publication de cet entretien) :
Hubert Rostaing et Alix Combelle (RDC), Georges Arvanitas (Black & Blue, Label Bleu), Jac Berrocal (Bleu Regard, In Situ, Nato), Jean-Louis Chautemps (Evidence, GRRR), François Jeanneau (CC, In Situ, Label Bleu, Pee Wee), J-F Jenny-Clarke (Celp, Deux Z, Hopi, JMS, Label Bleu, Nato), Steve Lacy (Free Lance, In Situ, Label Bleu), Mimi Lorenzini (Axolotl, CC, Hopi), Sunny Murray (Bleu Regard), Barre Phillips (Bleu Regard, Celp, Emouvance), Michel Portal (Label Bleu), Aldo Romano (JMS, Label Bleu, Pee Wee, Pygmalion, RDC, Seventh), Alan Silva (In Situ), Martial Solal (Charlotte, Gorgone), Jacques Thollot (In Situ, Nato), Luigi Trussardi (RDC), Barney Wilen (Deux Z, Nato)...

Lectures conseillées par Bernard Vitet

Paul Hindemith, Pratique élémentaire de la musique, Ed. J-C Lattès
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Ed. Seuil
E. Leipp, Acoustique et musique, Ed. Masson
L-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Ed. Gallimard
J-L. Borgès, Fictions, Ed. Folio

vendredi 24 novembre 2017

Art Zoyd emballé emballant


Internet est une machine à remonter le temps. Plus nous avançons vers le futur, plus le passé se révèle. Nous découvrons des pans de notre histoire qui nous avaient échappé. Nous retrouvons des cousins de province dont nous avions entendu parler, mais que nous n'avions jamais rencontrés. Les rééditions cinématographiques ou musicales peuvent produire cet Effet Glapion de déjà vu et entendu, mirage d'anticipation que l'avenir corrobore.
Le coffret 44 1/2: Live And Unreleased Works que le label Cuneiform consacre au groupe français Art Zoyd donne toute son envergure à un orchestre symphonique où les instruments virtuels prennent la place des pupitres. En écoutant les 12 disques, se perçoit l'influence de la musique minimaliste et des partitions de film américaines, une alchimie personnelle accouchant d'une musique répétitive incantatoire dont les connotations laissent entrevoir des paysages grandioses plus proches des canyons du grand ouest que du Massif Central. Si le chaos s'emmêle il est organisé, canalisé. L'unanimité est exigée, poèmes symphoniques plus rythmiques que mélodiques. Leur assimilation au rock progressif est aussi absurde que n'importe quelle étiquette. La grandiloquence orchestrale n'est pas la seule qualité de ce groupe à l'origine sans batteur. Avec eux je partage ce goût pour les machines électroniques mêlées aux instruments acoustiques, ajoutant des enregistrements de bruitages, et en particulier pour le geste instrumental qui les pousse vers des interfaces innovantes.
En écoutant la musique d'Art Zoyd dont j'avais un vague souvenir remontant à vingt ans ou quarante ans en arrière, je découvre une musique très proche de certaines que j'ai composées pour le cinéma. Pas de hasard. Je me souviens que c'est le seul groupe qui m'ait demandé l'autorisation de mettre en musique un film parce qu'ils savaient qu'Un Drame Musical Instantané s'y était précédemment attaqué. Il s'agissait du Nosferatu de F.W. Murnau, et je leur avais évidemment répondu que nous n'avions aucun droit, ni exclusivité sur les ciné-concerts dont nous avions relancé la mode en 1976. Cette précaution les honore. Comme le Drame, ils accompagnèrent également La chute de la Maison Usher, L'homme à la caméra, La sorcellerie à travers les âges (Håxan)... Je suis heureux qu'ils s'y soient employés avec le plus grand succès, d'autant que nous avons décidé de ne pas continuer les ciné-concerts lorsque cette initiative, qui nous en fit créer 24 au total et nous permit de faire le tour du monde, est devenue une mode. Plus troublant encore, je reconnais ce goût pour la symphonie qui orienta mon choix instrumental vers les synthétiseurs et les échantillonneurs. Différence majeure, j'aime improviser ces envolées cataclysmiques alors qu'Art Zoyd suit soigneusement ses partitions, avec néanmoins une rage indescriptible.
Fondé en 1969, mais rénové en 1976 par le violoniste Gérard Hourbette et le bassiste Thierry Zaboitzeff lorsque sort leur premier album, Art Zoyd rejoint le collectif Rock In Opposition. En 2014, ils fêteront leurs retrouvailles (Zaboitzeff ayant quitté le groupe en 1997) pour un anniversaire qui me trouble une fois de plus par ces bizarres hasards (1976 marque la fondation du Drame et 2014 sa résurrection avec un concert mémorable où Francis Gorgé reprend du service). Je passe d'autres concordances troublantes propres à notre génération (d'autant que nos travaux sont radicalement différents), car il s'agit avant tout de saluer un coffret somptueux, quasi indispensable, pour rétablir la vérité sur l'histoire du rock expérimental, musique contemporaine non académique à laquelle s'abreuveront sans le savoir maints musiciens français.


Art Zoyd est une nébuleuse. Elle a entraîné quantité d'instrumentistes dans son sillage. Il y a deux ans j'avais assisté à un concert fabuleux de la claviériste Patricia Dallio qui y participa pendant trente ans et collabora plus tard avec mes camarades plasticiens Antoine Schmitt et Nicolas Clauss. C'est encore Laurent Dailleau qui m'avait poussé à jouer du Theremin... Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le fantasme symphonique devint réalité, leur groupe s'adjoignant ici ou là un véritable orchestre classique. Les voix d'abord rockisantes deviendront plus robotiques. Les 2 DVD rappellent enfin leur travail pour le ballet de Roland Petit ou Nosferatu, et de 1979 à 2015 permettent de mieux comprendre leur orchestration moderne. Le coffret slalome entre les albums déjà publiés, se cantonnant aux enregistrements en public, spectacles vivants par excellence (en anglais on dit live), et y ajoutant un paquet d'inédits excitants.

→ Art Zoyd, 44 1/2: Live And Unreleased Works, coffret luxueux produit par Cuneiform - 12 CD, 2 DVD, 2 livrets, 2 affiches - 149,99€

jeudi 23 novembre 2017

Spécialité Piments


À part quelques herbes rares et fameuses, Christine vend des piments à l'extérieur du Marché Central de Royan, œuvre architecturale des années 50 classée monument historique. Sur sa terre, à Saujon, elle en fait pousser venus des quatre coins du monde, mais j'ai oublié comment reconnaître leurs origines. Elle me prépare donc avec soin un assortiment des plus forts, les petits, dont je vérifierai les unités Scoville à l'usage. Il y en a de violets, rouges, oranges, jaunes, verts, un vrai feu d'artifice qui explose en bouche ! Les plus gros sont moins puissants, mais plus parfumés. Totalement accro au piment, j'en possède une trentaine de variétés différentes, frais ou séchés, en sauce ou en pâte. Lorsqu'on n'est pas habitué on peut penser que cela gâche les saveurs alors que le piment est un renforçateur de goût comme le sel par exemple. D'autres suggèrent que c'est un truc de défoncé !
À midi Magnolia nous fait goûter la succulente confiture de piments qu'a cuisinée sa maman laotienne. C'est à peu près la même recette que mon chutney de tomates vertes à quelques détails près. Elle broie les piments après les avoir fait sécher. Je suis très tenté par l'aventure tellement c'est bon ! On trouve plusieurs recettes sur le Net dont je m'inspirerai...

mercredi 22 novembre 2017

Le cadre se rebiffe


Joli titre à l'article de je ne sais quel journaliste lors du passage télé du film de Maurice Failevic, Le franc-tireur, en 1978 ! C'était avant la mainmise du PS sur les "dramatiques" à l'arrivée de Mitterrand à la présidence de la république trois ans plus tard. Jusque là, le pouvoir s'était cantonné aux actualités, sans se rendre compte que les fictions et documentaires avaient un impact considérable sur l'audience. Si le Journal de 20 heures ou les magazines politiques étaient sous haute surveillance, les meilleurs réalisateurs de fiction, communistes pour la plupart comme Stellio Lorenzi ou Marcel Bluwal, pouvaient travailler librement. Les responsables "de gauche" le sachant se sont accaparés aussi ce secteur...
Le franc-tireur est une des rares comédies de Maurice Failevic, réalisateur de films engagés sur le front des luttes sociales. Diffusé un peu après la sortie de L'imprécateur de Jean-Louis Bertucelli, il aborde le stress des cadres dans l'entreprise soumis aux pressions du rendement et à la concurrence interne. Le scénario coécrit avec Jean-Claude Carrière raconte l'histoire de l'un d'eux qui, honteux des pratiques de sa direction, décide de se faire virer afin que ses indemnités de licenciement lui permettent de monter une petite affaire plus sympathique au bord de la mer. Mais se faire renvoyer n'est pas si simple ! Le jeu détendu de Bernard Le Coq est si naturel que l'on a l'impression de regarder un documentaire. Les mécanismes de pression et d'asservissement sont finement analysés et l'on se rend compte que rien n'a changé depuis quarante ans, si ce n'est un recul sévère dans la protection des salariés, merci Macron ! Il est en tout cas certain que l'on ne peut rien obtenir si l'on n'est pas prêt à tout perdre !


En bonus du DVD, la présentation de Roland-Jean Charna éclaire le PAF (Payasage audiovisuel Français) de l'époque. Mais si son documentaire Maurice Failevic, le franc-parleur est trop long, chargé d'anecdotes pas toutes du même intérêt, les témoignages de Carrière, Le Coq et Marcel Trillat apportent encore un peu plus de lumière à une œuvre jusqu'ici négligée par les éditions vidéo. D'autres inédits devraient d'ailleurs suivre dans la collection Ciné-Club TV consacrée aux perles rares de la télévision française des années 70 - 80. J'aimerais bien par exemple revoir les travaux de Raoul Sangla ou Jean-Christophe Averty.

→ Maurice Failevic, Le franc-tireur, DVD Inser & Cut (L'Oeil du témoin) avec le concours de Luna Park Films et de l'INA, à paraître le 5 décembre 2017

mardi 21 novembre 2017

Bifurcation

...
Tout avait bien commencé. Peut-être que Françoise avait trop mangé d'huîtres la veille et l'avant-veille, peut-être était-elle un peu fatiguée ou momentanément déshydratée, mais j'ai eu une sacrée frousse lorsqu'elle est tombée dans les pommes. Nous avions prévu de passer la journée sur l'île d'Oléron en commençant par un succulent déjeuner au restaurant De l'île aux papilles. Sauf qu'à peine avait-elle bu quelques gorgées de son thé rooibus et goûté l'amuse-gueule à la purée de potimarron et crème de châtaigne, sa tête partit en arrière à s'en briser le cou. Me levant précipitamment pour la redresser je vois ses yeux ouverts comme des soucoupes, fixes, aveugles à mes gestes et sa tête qui bascule à nouveau. Frayeur de ma vie, j'ai pensé un instant qu'elle était morte. Fulgurance du monde qui bascule. J'avais beau tapoter ses joues, l'appeler, ces quinze secondes de cauchemar me hanteront. Passé le sang froid dont j'ai toujours fait preuve dans pareille circonstance, l'émotion s'inscrit profondément et resurgit plus tard, intacte. Heureusement une infirmière qui déjeunait à la table à côté fait s'allonger Françoise les pieds en l'air dans un coin du restaurant pour qu'elle retrouve ses esprits, sa pâleur soudaine se dissipant. La gentille serveuse a déjà appelé les pompiers qui arrivent à trois, font les examens d'usage et téléphonent à leur tour au médecin qui, sans la voir et par mesure de précaution, décide d'envoyer ma chère et tendre au Centre Hospitalier de Rochefort. Les jeunes pompiers me suggèrent de prendre mon temps, de finir le déjeuner que je n'ai pas commencé, car il y a beaucoup d'attente aux urgences, en réalité tellement plus qu'ils ne le supposent. Pour tenter de me détendre je décide de me concentrer sur ma commande. Je m'enfile donc avec un brin de culpabilité et d'égoïsme des noix de Saint-Jacques, purée de panais, jus de viande, chips d’ail, suivies d'encornets, crème de chou-fleur, chou romanesco, chorizo, et je m'achève ou me reprends avec des pommes rôties, caramel gingembre, chantilly vanille, noix. C'est la phase la plus sympathique de l'aventure. De son côté, Françoise n'a vécu qu'une courte absence, une grande fatigue avant de se sentir mal puis de se réveiller étonnée. La suite est moins marrante, car elle révèle l'état désastreux dans lequel la course au profit a mis les hôpitaux...

...
À première vue il s'agit d'un malaise vagal qui n'est pas grave et pour lequel la médecine ne peut pas grand chose. Il y a foule ce dimanche en début d'après-midi aux urgences et les effectifs réduits obligent chacun à attendre des heures entre chaque opération. L'électrocardiogramme comme le reste des analyses ne révèle aucun dysfonctionnement. C'est probablement une déshydratation, mais on ne lui donne pas à boire et elle n'a rien mangé depuis la veille ! Je marche de long en large sur le parking plutôt que moisir à l'entrée à partager l'angoisse des familles dans l'expectative. Lorsque je convainc l'accueil de me laisser tenir compagnie à Françoise je reste debout dans le couloir ou une fesse sur son brancard. J'entends plâtre, suture, embolie, scanner... Trois heures plus tard, le médecin apparaît pour valider sa sortie, mais il décide qu'une prise de sang est plus prudente. Ajoutez deux heures avant qu'on lui fasse cette saignée qui l'affaiblit un peu plus alors qu'elle n'a rien mangé depuis la veille. On lui annonce que les résultats n'arriveront que dans deux nouvelles heures, sauf que le changement d'équipe de 19h remplace les préposés par d'autres qui ne sont pas encore au courant. Les informations suivent, mais selon de tels protocoles que le stress des patients n'est pas pris en compte, si ce n'est par les infirmières, épuisées par leurs conditions de travail. À 22h Françoise décide de s'en aller lorsqu'elle apprend que le nouveau médecin est parti en mission à l'extérieur sans avoir laissé de consignes. Une infirmière a la gentillesse de décrypter les résultats d'analyse tout à fait normaux et nous voilà enfin sur la route pour rejoindre Royan où nous arrivons avant minuit. Dans cette histoire le dévouement des infirmières, gentilles, drôles, prévenantes, fut exemplaire. Les médecins, probablement débordés, ne véhiculaient pas cette humanité. Lorsque nous interrogeons le personnel, elles nous expliquent qu'elles sont en sous-effectif, que leurs journées font douze heures, que les ressources d'accueil sont saturées, quantité de lits ayant été fermés, entendre qu'ils existent matériellement, mais qu'ils sont déclarés inexistants pour raison économique ! Dans les couloirs le brancardier slalome avec les lits à roulettes et les fauteuils roulants. On attend sans savoir ce qu'on attend. L'addition de la pénurie de personnel avec les lourdeurs administratives accouchent d'une situation surréaliste. Imaginez que les analyses sanguines sont envoyées par courrier au médecin traitant, la bureaucratie hospitalière ignorant Internet ! Huit heures aux urgences nous ont montré le délabrement du service public orchestré par le ministère de tutelle. Nous n'avions d'autre solution que d'en rire, les infirmières partageant avec humour et dévotion notre colère fondamentalement politique.

P.S.: un autre article paru en septembre 2013

lundi 20 novembre 2017

Je vais au zoo avec Zizi...


Chaque fois que je vais au zoo la chanson de Fernandel me trotte dans la tête. "Bien des tourtereaux, c'est l'usage, Quand ils veulent parler d'amour, S'en vont rêver sous les ombrages, Aux Tuileries, au Luxembourg, Moi je connais c'est véridique, Un endroit bien moins fréquenté, C'est le jardin zoologique, Aussi le dimanche pour flirter... Je vais au zoo avec Zizi, Et l'on se promène au ralenti, Devant la cage des kangourous, On s'dit des mots doux, Près de l'ours Martin, On s'prend la main, Près de l'otarie, On se sourit, Et près des phoques, Je m'sens loufoque, Mon cœur fait toc-toc..." Pour les amateurs les paroles complètes sont et la chanson izi. La chanson me plaît en particulier pour la liaison entre "je vais" et "au zoo", je vais zozo. Je pratique moi-même couramment ces liaisons qui amusent, autant que les allitérations...


À propos de liaisons j'ai choisi parmi mes photos celles qui avaient chaque fois un point commun avec la précédente, à la manière de Jean-Hubert Martin sélectionnant les œuvres de l'exposition Carambolages dont j'avais fait la musique pour le Grand Palais. Ici c'est souvent un détail graphique...


J'ai oublié de noter le nom des animaux du Zoo de La Palmyre près de Royan. Les deux premiers sont un Tamarin lion à tête dorée et un tamarin bicolore d'Amazonie. Pas moyen de me souvenir du nom de ce singe dont le masque a certainement inspiré maints sculpteurs. La nature a toujours été un modèle pour les humains, que ce soit les images ou les sons. Ainsi mes instruments vietnamiens reproduisent tous des cris d'animaux...


À cette époque de l'année le zoo est désert. Nous avons croisé seulement deux autres couples pendant les trois heures de balade. Les grands singes étaient d'ailleurs confinés à l'intérieur à cause de la température, contrairement aux petits lémuriens que nous avons eu la joie de voir courir dans les tunnels de grillage au-dessus de nos têtes. Ces makis catta ressemblent aux frères Rapetou créés par Carl Barks pour Disney. On lui doit aussi les personnages de Picsou, Gontran Bonheur, Géo Trouvetou, la sorcière Miss Tick et l'organisation des Castors Juniors, c’est dire son importance. Hélas aucun d’eux ne réside à La Palmyre !


Face au zèbre j'ai pensé au poème de Robert Desnos mis en musique par Michèle Buirette que chante Elsa. C'est ma chanson préférée du spectacle Comment ça va sur la Terre ? qu'elles ont monté avec Linda Edsjö. En passant devant le pélican c'est leur reggae qui m'est revenu !


Tandis que coulait le rimmel de la femelle rhinocéros, je me suis retrouvé projeté vingt ans en arrière dans le Terail au sud du Népal. Le rhino asiatique, caparaçonné comme un monstre préhistorique, est beaucoup plus impressionnant que l'africain. En avançant dans les hautes herbes de décembre nous avions été nez à corne avec l'un d'eux. Sans gestes brusques nous avions reculé tout doucement...


Quant à l'iguane que j'avais attrapé par la queue en Guadeloupe, il m'avait coûté des blessures profondes aux pieds lorsque je lui avais couru après sur des roches volcaniques coupantes comme des lames de rasoir. Certes l'iguane ne bougeait plus, paralysé par mon geste, mais, moi non plus, n'en faisais plus un, essoufflé, martyrisé. Pour nettoyer les plaies j'avais eu la stupidité d'aller les tremper dans l'eau de mer, ce qui les avait évidemment creusées très douloureusement...


Avec le temps chaque animal me rappelle une aventure. Les flamants roses sont évidemment ceux que Françoise a filmés au Chili dans le désert d'Atacama et que j'avais sonorisés par un duo réalisé dans le passé avec Hélène Sage... Les animaux que Françoise filme racontent toujours une histoire à la limite de l'anthropomorphisme. Comment s'empêcher de faire des rapprochements pour comprendre leurs actes ? Ce sont avec nos yeux et nos oreilles, avec notre imagination, lorsqu'elle va au-delà de la simple observation, que nous nous rapprochons d'eux en nous souvenant que, nous aussi, sommes des animaux. "Des animaux dénaturés" comme nous appelle Vercors.


L'ibis rouge, c'est évidemment Jean-Pierre Mocky, un film tourné en 1975 avec Michel Serrault, Michel Galabru et surtout Michel Simon, dont je garde le meilleur souvenir, et le film, et Michel Simon que j'avais vu en 1965 au Théâtre Gramont jouer Du vent dans les branches de sassafras. Il n’y en a pas ici. Les zoos sont des lieux paradoxaux. Les animaux en cage crèvent le cœur, mais ils ouvrent le champ des possibles à celles et ceux qui ne connaissent pas d'ailleurs. Et pour tous "l'autre" prend forme et interroge notre condition humaine. Ils permettent aussi parfois de sauver des espèces en voie de disparition qui pourront être réintégrés dans leur milieu naturel à condition que nous arrêtions de le coloniser et de le recouvrir de bitume...

samedi 18 novembre 2017

Promenade royannaise


Nous sommes allés rendre visite à ma maman qui est en maison de retraite tout près de la résidence secondaire de ma petite sœur. Hors saison, l'âge du capitaine est fortement avancé. En arrivant nous nous sommes déliés les jambes sur le port de plaisance d'où l'on a une vue d'ensemble sur les villas qui longent la plage. Le cadre choisi montre le mélange de styles qui caractérisent cette ville en partie détruite par les bombardements alliés dans la nuit du 4 au 5 janvier 1945. Une touche de bleu maritime, une reconstruction moderniste des années 50, un vestige de la fin du XIXème siècle, l'océan, une mouette. Il ne nous reste plus qu'à filer au marché déguster des huîtres "spéciales" Geay !

vendredi 17 novembre 2017

Folk Songs avec le Kronos Quartet


Les disques du Kronos Quartet se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il y a évidemment toujours leur manière très volontaire d'attaquer, une franchise qui se retrouve partout dans leur jeu. Cet éclectisme fait vraiment du bien à une époque où les replis communautaires occupent aussi les expressions artistiques. Les voici donc aborder un répertoire de huit folk-songs anglo-saxonnes et une française (Montagne, que tu es haute) où David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang se font accompagnateurs de trois chanteuses et un chanteur qui se partagent les titres. Originaire du Vermont, Sam Amidon est maintenant basé à Londres. Olivia Chaney est anglaise. Rhiannon Giddens vient de Caroline du Nord. Ils ont tous entre 35 et 40 ans, sauf Natalie Merchant, un peu plus âgée, qui vient du rock (10,000 Maniacs).


Les arrangements contemporains de ces morceaux traditionnels (sauf Factory Girl de Rhiannon Giddens et Last Kind Words de Geeshie Wiley) sont signés Nico Muhly (collaborateur de Philip Glass ou Björk), Donnacha Dennehy (compositeur irlandais ayant étudié avec Gérard Grisey et Louis Andriessen), Jacob Garchik (compositeur et trombone jazz) et Gabriel Witcher (le seul vraiment folk, chanteur et violoniste américain). On évoque rarement les arrangeurs des morceaux pop qu'interprète le Kronos, mais il est intéressant de noter également leurs différentes origines musicales. Il y a une ouverture d'esprit nettement plus grande que dans notre hexagone où les chapelles empêchent souvent les croisements. Dans l'ensemble ces chansons sentimentales, parfumées aux embruns des falaises et à l'humus forestier, sont plutôt tristes et nostalgiques, sauf Lullaby qui termine le disque sur une note joyeuse.

→ Kronos Quartet, Folk Songs, cd Nonesuch 20€ (lp 29€)

jeudi 16 novembre 2017

Le livre des livres


Comment avais-je pu rater Otto, l'homme réécrit l'an passé alors que j'acquiers systématiquement chaque opus de Marc-Antoine Mathieu ? Déjà que j'avais manqué ses expositions à Saint-Nazaire ou Angers... Je retrouve dans ses albums la trace du Philémon de Fred, et, plus encore, les interrogations philosophiques de Francis Masse, là où la science croise la route de la poésie, pas seulement dans les mots, mais aussi dans le dessin. Mes préférés sont 3" et S.E.N.S. VR, peut-être parce que ce sont des œuvres hybrides, le premier conçu de manière complémentaire pour le papier et le numérique, le second pour son application 3D sur tablette. Tous créent un vertige en interrogeant notre perception du monde et la place que nous y occupons. Otto plongeait dans les souvenirs oubliés de l'enfance, des sensations qu'en absence de mots la mémoire efface petit à petit, la quête impossible de notre identité. Le livre des livres rassemble les amorces des livres que l'auteur imagine, sachant qu'il ne dépassera jamais leur synopsis !


Si je lis romans et essais sur liseuse, il serait dommage de se passer de l'épais recueil de couvertures cartonnées que constitue Le livre des livres qui existe bizarrement aussi en ePub. Recto verso, chaque couverture nous laisse imaginer ce qui n'existera jamais que dans notre propre imagination, dans l'interprétation dont chacun est capable. Marc-Antoine Mathieu évoque l'incendie du Grand Entrepôt Des Albums Imaginaires qui obscurcit le ciel de Babel à Alexandrie, histoire de rassurer les amateurs de bandes dessinées de science-fiction. Jouant sur les mots autant que sur les mises en page, l'auteur invente des titres, des éditeurs, des situations. Les concepts primant sur les anecdotes, ses personnages avancent masqués, sans visage ou derrière de grosses lunettes de myope qui les rendent invisibles.


Il y a plus à lire dans chaque paire de pages que dans nombreux albums que je dévore en un quart d'heure et que j'oublie aussitôt refermés. Pour choisir une bande dessinée, je cherche à ce que le trait me plaise et qu'elle dure le plus longtemps possible, freinant ma lecture sans les ressorts de la logorrhée verbale, pour avoir envie d'y revenir. Le livre des livres me rassasie à chaque proposition. À tel point que je me surprends à imaginer des compositions musicales et sonores, contrechamp de cette iconographie, encyclopédique par les questions qu'elle soulève...


Feuilleter un album de Marc-Antoine Mathieu pousse à la lenteur de la découverte pour en apprécier tout le suc. Le vertige tient au détail autant qu'à la vue d'ensemble. Miroir nous renvoyant nos propres interrogations, son œuvre est une plongée métaphysique de l'Homme face à l'absurdité de l'univers. Grâce à cet illusionniste virtuose, nous ne sommes pas prêts d'en faire le tour.

→ Marc-Antoine Mathieu, Le livre des livres, Ed. Delcourt, 27,95€

mercredi 15 novembre 2017

Choucroute chinoise


Comme je voulais faire le ménage dans le réfrigérateur avant de descendre vers le sud, j'ai cherché à composer un plat pour le déjeuner avec ce qui me tombait sous la main et qu'en plus ce soit bon. J'ai commencé par faire bouillir des vermicelles de haricot mungo auxquels j'ai ajouté un reste de choucroute non assaisonnée, plus des champignons à l'huile, des carottes vinaigrées, quelques gousses d'ail et des navets japonais confits émincés. J'ai coupé en dés la fin du rôti de porc et grillé au four les poivrons de l'AMAP afin de les éplucher facilement. J'ai réchauffé le tout au micro-ondes et pour lier cette petite mixture, j'ai mélangé du vinaigre de riz, un bouillon shirodashi au konbu et une sauce de pâte de soja pimentée. Je me suis régalé, mais j'ai oublié de faire la photo. C'était joli, avec les carottes, l'orange vif et le vert des poivrons, les navets jaune moutarde. Alors j'ai pris la bouteille de sauce pimentée dont je me sers tout le temps ces jours-ci devant le carrelage de la cuisine, c'est la Soybean Paste Dipping Sauce de Healthy Boy Brand qu'on peut trouver à Belleville...

mardi 14 novembre 2017

A Touch of Psychedelic Rap


J'aime toujours autant le rap inventif du duo Shabazz Palaces, composé du rappeur Ishmael Butler (sous le pseudo Palaceer Lazaro) et du multi-instrumente Tendai Maraire. Sortis à deux semaines d'écart en juillet dernier, Quazarz Born On a Gangster Star et Quazarz Vs. the Jealous Machines se distinguent encore cette fois parmi les innombrables hip-hopers, grâce à leurs influences africaine et jazz, des perspectives réverbérées et une utilisation iconoclaste de l'électronique. Ils sonnent un peu comme si The Deviants avaient fait du rap, a psychedelic touch of rap ! Ayant du mal à comprendre les paroles, j'ai cherché d'où venait le nom « Shabazz ».
Dans Message to the Blackman in America, Elijah Muhammad explique que ce nom était celui des descendants d'une « nation noire asiatique », dont descendraient tous les Noirs actuels d'Afrique et de la diaspora. En 1964, après avoir fondé sa propre organisation religieuse, « The Muslim Mosque Inc. », d'origine sunnite orthodoxe, Malcolm X revient de son pèlerinage à La Mecque (le hajj) sous le nom musulman de El-Hajj Malik El-Shabazz (الحاج مالك شبز), tout en condamnant le racisme antiblanc de Nation of Islam qu'il vient de quitter. Son épouse et ses filles prendront le nom de famille de Shabazz.



Le second album peut paraître plus expérimental que le premier, mais tout de même moins que les deux précédents, Black Up et Lese Majesty (écoutes sous les liens !). L'extra-terrestre Qwazarz qui rend visite aux Terriens noyés dans leur technologie rappelle les élucubrations de Sun Ra, d'autant que ces aliens communiquent surtout par la musique, mélange de funk jazzy et de lignes de basse krautrock agrémenté d'un flow à la Tricky et de rythmes destructurés qui ne poussent pas à la danse... Ce genre de cocktail trance produit l'ivresse à coup sûr !



Pour terminer, voici un live sur KEXP, station de radio musicale publique basée à Seattle sur la côte ouest...



→ Shabazz Palaces , Quazarz Born On a Gangster Star + Quazarz Vs. the Jealous Machines, cd Sub Pop Records, entre 9€ et 14€ (?!) chacun, pour avoir le meilleur son. Sinon, écoutes ci-dessus !

lundi 13 novembre 2017

Je ne suis ni votre nègre, ni votre boniche


Jonathan Buchsbaum, marié avec une Américaine d'origine caraïbienne dans une vie antérieure, m'expliquait qu'être noir aux USA ou en France ne signifie pas la même chose (si ce n'est les Antillais ou les Guyanais). Être issu de la colonisation ou de l'esclavage n'implique pas les mêmes séquelles. Car la culture du viol est inscrite dans l'Histoire américaine. Tandis que la polémique désigne des boucs-émissaires aux pratiques violentes de notre système machiste (lire précédent article), je revois le formidable documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre) qui sort en DVD chez Blaq out.
Ces jours-ci Roman Polanski ou Kevin Spacey sont mis à l'index alors que toute la population noire américaine est le fruit d'un viol massif. Il faut alors beaucoup d'hypocrisie pour se focaliser sur quelques personnes célèbres, un petit juif "polack" (dixit le juge !) et un homosexuel qui fait son "coming out" (il manque un noir à la panoplie), alors que le pays entier s'est fondé sur le génocide des "natives" sans jamais le reconnaître, puis sur ce viol généralisé qui a donné naissance à des centaines de millions d'enfants dont les ancêtres sont très rarement exclusivement noirs ! Face à l'image que la société américaine lui renvoie, le jeune Baldwin ne se rend d'ailleurs compte de la couleur de sa peau et de ce que cela implique que vers l'âge de six ans. J'en connais ici qui ont attendu quatorze ans pour le comprendre !
En France, colonie économique états-unienne, on emboîte le pas vite fait à cette hypocrisie qui consiste à désigner des boucs-émissaires pour camoufler le sexisme généralisé. Que l'on commence par donner des salaires équivalents aux femmes et aux hommes ! Que l'on sélectionne plus d'œuvres de femmes dans les festivals et que les jurys ne soient pas presque exclusivement masculins ! En période de crise économique, entendre d'exploitation maximale de "l'homme" par "l'homme", il est facile d'exacerber la vindicte populaire en se focalisant sur quelques cas pour provoquer un retour au puritanisme et exiger la censure. Pensez-vous sérieusement que condamner quelques violeurs ou acteurs d'harassements sexuels résolve la question de la violence faite aux femmes ? Toutes les religions s'emploient depuis des millénaires à les rabaisser. En 1975, alors que j'étais assistant sur un disque pour célébrer l'Année de la Femme produit par le PCF, le Comité Central censura une phrase d'Engels qu'il trouvait trop dure pour les ouvriers : "la femme est le prolétaire de l'homme". Cela m'est resté en travers de la gorge. Si la question ne génère pas un nouveau puritanisme, elle a le mérite de rappeler la différence abyssale du statut social des hommes et des femmes dans notre civilisation.
Fin 1993 je fus accusé par le responsable de la BBC de n'avoir plus de recul avec les évènements et d'être devenu Sarajévien. Je réalisais alors chaque jour un court métrage dans le cadre de Sarajevo Under Siege. Je répondis que je les emmerdais, car j'étais juif, noir, femme et pédé, choisissant toujours le camp des opprimés. Sans rentrer dans les détails, ma colère me fit accoucher de la première fiction tournée pendant le siège, Le sniper, qui fit le tour du monde. Je souhaitais montrer que l'information objective n'existait pas dès lors que l'on cadrait et montait un film. Le concept de cinéma-vérité est une fumisterie.


Il est dommage que Raoul Peck se soit planté en réalisant Le jeune Karl Marx de manière conventionnelle. Si le sujet est génial, remettant ce "dieu" barbu à hauteur d'homme en suivant la genèse de l'étincelle révolutionnaire, le biopic est banal dans son traitement. Peck est plus inventif dans ses documentaires que dans ses fictions, trop américanisées. S'il met énormément de poésie dans les premiers, le fait de vouloir faire entrer la réalité dans les seconds les formate. Il n'empêche que c'est un cinéaste incontournable, qu'il filme en France L'école du pouvoir ou L'affaire Villemin, au Congo Lumumba ou au Rwanda Quelques jours en avril, aux USA I Am Not Your Negro, en Europe son film sur Marx, et surtout en Haïti, sa patrie, avec Moloch Tropical et bien d'autres. Ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997, il est président de la Fémis depuis janvier 2010. Je préfère donc ses documentaires où la poésie critique rivalise avec l'intelligence comme Le profit et rien d'autre qui constitue un modèle pédagogique sur la situation économique planétaire, jouant sur les idées plus que sur les chiffres ou les anecdotes. De même je me souviens avoir préféré le documentaire Lumumba, mort d'un prophète à sa fiction, pour les mêmes raisons qui me font applaudir I Am Not Your Negro.


Raoul Peck crée une œuvre rythmée par les 30 pages de notes que James Baldwin a rédigées sans terminer le livre qu'il avait prévu. Lu par Samuel L. Jackson ou JoeyStarr selon les versions anglaise ou française, le texte est magnifié par les archives des assassinats de Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King, et la répression policière, voire militaire, des émeutes raciales. Les images contemporaines immergent le récit dans une géographie montrant la rémanence de l'Histoire. Sur le DVD, Peck raconte comment il a découvert le texte inédit de Baldwin autour des trois assassinats, choisi de ne faire entendre aucun autre témoin et comment il a construit son film autour d'une histoire, une histoire vécue, devenue une œuvre audiovisuelle qui interroge l'Histoire. Les autres bonus sont aussi passionnants. En 1971 Baldwin remonte le temps de l'enfance avec sa découverte d'être noir et ce que cela signifierait désormais, d'où son départ pour Paris pour fuir la folie et la mort. Toujours en français, dans le film de Koralnik de 1962 qui s'inspire de sa Chronique d'un pays natal (Notes of a Native Son, 1955), Baldwin raconte ce que lui évoque son voyage en Suisse, du racisme ordinaire et de la xénophobie. Peck comme Baldwin insistent sur une Histoire spécifiquement américaine, et sur la manière dont nos racines orientent notre regard.

→ Raoul Peck, I Am Not Your Negro, DVD Blaq out, incluant un entretien avec Peck, Un Étranger dans le village, documentaire de Pierre Koralnik et James Baldwin à propos de son enfance à Harlem, 18,90€

vendredi 10 novembre 2017

Un vent de puritanisme


Que les langues se délient pour dénoncer les abus des mâles prédateurs, tant mieux ! Il est évident qu'il faut condamner lourdement le viol comme la pédophilie. Mais je n'ai jamais accepté que l'on nomme des boucs-émissaires pour camoufler les pratiques généralisées que tout le monde connaissait et feint de découvrir aujourd'hui. Cela vaut pour la corruption des élus comme de la brutalité des machos usant de leur pouvoir pour arriver à leurs fins. Dans les milieux cinématographiques les relations qu'entretiennent les réalisateurs avec leurs vedettes féminines sont légion. De temps en temps ils en épousent, mais le plus souvent ils les épuisent. Les témoignages récents se multiplient, portant sur la place publique une pratique séculaire des plus honteuses. La loi condamne ces outrages, et la justice fait son travail dans les limites de ce que l'on appelle la justice de classe et que l'on peut certainement étendre à la justice de sexe.
Malgré les peines purgées doit-on continuer de crier haro sur ces canailles à perpétuité et les empêcher de travailler ? Polanski ou Brisseau, comme Cantat, ont payé leurs outrages. Dans l'histoire du cinématographe, combien ont eu leur carrière brisée et combien ont profité de l'oubli de leurs agissements criminels ? Je ne parle pas seulement des abus sexuels, mais aussi de la collaboration avec l'Allemagne nazie ou de l'évasion des capitaux, par exemple. On se gargarise de la Nouvelle Vague en omettant que c'était pour la plupart une bande de petits bourgeois qui ne rêvaient que de coucher avec des actrices et ont assassiné le cinéma social dont notre pays devrait aussi s'enorgueillir. Ils ont signé quantité de films géniaux, mais la question n'est pas là lorsque l'on dénonce les abus de pouvoir. C'est bien le statut des femmes dans nos sociétés qui fait débat. Où se situent les limites entre un viol, la promotion canapé et le recours à des péripatéticiennes ? Allons plus loin, quid des pratiques familiales ? C'est dans les détails a priori sans importance que réside le nœud du problème. On soulève le voile avec les yeux bandés.
La prostitution est un autre aspect qui sera probablement remis à l'index dans cette période de nouveau puritanisme, après le laisser-aller de la fin du XXe siècle. Je pense à certains réalisateurs des plus adulés. Il ne faut pas non plus confondre la liberté sexuelle des années 60 et la pornographie étalée quotidiennement sur le petit écran cinquante plus tard. En parlant de pornographie, je fais aussi référence à la violence érigée en spectacle, à la manipulation de masse assénée à coups de messe de 20 heures et de télé-réalité, au raz-de-marée masculin qui submerge l'espace public depuis toujours. Je lis maints commentaires où l'on confond un dragueur balourd et un abus de pouvoir traumatisant. Les secrets d'alcôve ne permettent pas toujours de séparer les fantasmes des passages à l'acte. L'annonce anticipée du titre de cet article suffit à me faire taxer de complicité avec "la démonisation de l'autonomie sexuelle des femmes et l'érotisation des violences qui leur sont faites" sans que cette personne m'ait lu. C'est bien de procès d'intention que s'est toujours nourri le puritanisme. Si j'aborde ce sujet épineux, c'est par crainte que les bonnes intentions se transforment en chasse aux sorcières ou aux vilains sorciers, à grand renfort de délations où les années ont parfois façonné la mémoire et où la haine trouve un terrain d'exercice. La démarche est évidemment d'empêcher que les pratiques ignobles se perpétuent. Il est rassurant d'apprendre que les salopards ne sont jamais à l'abri d'un retour de bâton. Mais il est nécessaire de garder à l'esprit que, homme ou femme, l'inconscient nous joue des tours, y compris des tours de cochon.

jeudi 9 novembre 2017

Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary


Avec sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary publiée en 1986, cinq ans avant de mourir à 41 ans, Guy Hocquenghem taille le plus fidèle des costards à ceux qui furent ses amis avant de renier leurs idéaux de jeunesse pour rejoindre les sphères du pouvoir mitterrandiste. Le recueil de lettres ouvertes fut réédité en 2003, préfacé par Serge Halimi. J'en ai dégotté un exemplaire de 2008 que je ne le lis qu'aujourd'hui, suite à la remarquable interprétation de l'Adresse à une génération repentie qu'en fit le comédien Jean-Marc Hérouin pour le Retour vers le futur concocté par Lucas de Geyter au Cirque Électrique lors de notre célébration de la Révolution d'Octobre 1917. Je n'ai jamais lu de textes aussi virulents et aussi justes sur les anciens maoïstes de mai 68 qui justifièrent hélas le terme de "gauche caviar".
J'avais croisé Guy Hocquenghem à Cannes en mai 1972. Toute notre promotion de l'Idhec y avait été invitée au Festival par la SRF moyennant quelques heures à jouer les ouvreurs. Cela m'avait valu de refouler Bulle Ogier et Pierre Kast que je n'avais pas reconnus ! À la terrasse du Blue Bar où il était accompagné par Jack Lang, nous avions discuté du FHAR, le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, dont il était l'un des animateurs, probablement grâce à mon camarade Bernard Mollerat. Avec Shūji Terayama ce fut la rencontre la plus intéressante de ces neuf jours où je vis exactement 54 films, à en avoir des yeux comme un générique de Saul Bass pour Hitchcock.


Or je découvre seulement aujourd'hui sa verve caustique et définitive concernant les renégats qui ont promu notre société actuelle, les plus cyniques d'entre eux virant militaristes ou faisant le lit des banquiers qui dirigent en sous-main. Ses portraits de Serge July, Alain Finkielkraut, BHL, André Glucksmann, Jack Lang, Daniel Cohn-Bendit sont saignants, harangues épistolaires dignes des discours de Saint-Just. Ils se lisent comme un feuilleton, la somme étant d'une telle densité qu'elle nous étouffe sous les rires et les sarcasmes, d'une lucidité aiguisée par la complicité de leurs années de jeunesse. Au travers de sa Tirade à un jeune homme naïf ou Ni droite ni gauche, de sa Lettre aux ex-sartriens parachutés au Tchad ou la fidélité du traître, de ses Lettres à ceux qui ont choisi le reniement dans la continuité, de ses Transes : Au nouveaux va-t'en-guerre et A sa transcendance Béachelle, à sa Lettre à ceux qui pratiquent la continuité dans le reniement, nul n'est épargné. Y passent Roland Castro, "architecte du Roi, et son concubin Régis Debray, Saint Coluche, Fernando Arrabal, Jean-François Bizot, Gildas Bourdet, Pascal Bruckner, Patrice Chéreau, Catherine Clément, Alain Crombecque, Marguerite Duras, Marin Karmitz, Bernard Kouchner, Yves Montand, Philippe Sollers, et bien d'autres renégats. C'est un jeu de massacre où les pantins s'abattent les uns après les autres, foudroyés. Hocquenghem les cite et les démasque. C'est un livre qu'on a envie de lire à haute voix, pour qu'enfin on sache à qui on a affaire, qu'il ne faut pas confondre les idées révolutionnaires de mai 68 et la réaction la plus vile qui s'en suivit en vue de les déconsidérer, pour comprendre ceux qui nous plongèrent dans le marasme en se gargarisant d'une pseudo démocratie qui n'en avait que le nom.

→ Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, première édition Albin Michel 1986, dernière édition revue et augmentée avec une préface de Serge Halimi, Agone « Contre-feux » 2003, 15€
Ici quelques extraits
;-)

mercredi 8 novembre 2017

Deux documentaires animés d'Anca Damian


Il faut absolument passer outre le commentaire soporifique de La montagne magique pour profiter de ce magnifique long métrage d'animation de la réalisatrice roumaine Anca Damian. Le travail graphique est un feu d'artifices de couleurs, de formes, de textures, ayant recours à diverses techniques qui s'entremêlent et nous enchantent. Le site qui lui est dédié offre quantité d'informations et les mordus pourront assouvir leur curiosité grâce au storyboard de Theodore Ushev publié par Télérama. La musique d'Alexandre Balanescu accompagne les aventures d'Adam Jacek Winkler, anarchiste polonais anti-communiste qui a rejoint le Commandant Massoud en Afghanistan pour combattre l'armée soviétique...


Si le film est somptueux, s'appuyant sur les photos et les dessins de Winkler, son infantilisme politique narré de manière monolithique par Miossec dans la version française lasse rapidement. Ce ratage est probablement du à la co-auteure du scénario, la propre fille de Winkler qui idéalise son père sans le recul nécessaire, d'autant que ce récit superficiel est à la première personne du singulier, sorte de journal conté par le mercenaire passionné. On n'apprendra donc rien de la lutte des moujahidines contre l'invasion soviétique, puis contre les Talibans. Il faut sérieusement faire abstraction du commentaire chronologique servant de squelette aux épatantes animations incarnées pour profiter du spectacle.


Le DVD publié par Blaq out inclut un autre long métrage d'Ancan Damian, Le voyage de Monsieur Crulic, tourné trois ans plus tôt, en 2012. Là encore un site lui est entièrement dédié. Un tout petit peu moins sophistiqué graphiquement, Crulic obéit au même système d'un texte chronologique à la première personne du singulier illustré par un kaléidoscope d'images inventives animées selon des techniques variées. Mais l'histoire vécue est cette fois plus intime. Une voix anglaise clinique analyse le parcours désastreux du Roumain qui, accusé à tort de vol par les autorités polonaises, préférera se laisser mourir de faim en prison. Des deux documentaires animés, je préfère Crulic pour ses séquences sonores sans paroles où le texte s'efface devant les images, nous permettant de respirer le long de ce récit kafkaïen. Le changement d'angle imposé par la seconde voix, la musique originale de Piotr Dziubek créent une distance qui manquent à La montagne magique. Si l'absurdité de Crulic et des autorités polonaises est clairement croquée, elle est hélas escamotée chez Winkler au profit d'un portrait héroïque qui ne me convainc guère. Dans l'entretien en bonus, Anca Damian explique justement son intérêt pour l'héroïsme dont ces deux films formeront une trilogie avec un autre plus métaphysique. Elle entend qu'au delà de sa propre vie la puissance des idées peut mener à la mort. Les deux personnages qu'elle a choisis sont alors peut-être les meilleurs exemples de son rapport christique à l'héroïsme. C'est bien là que l'absurde se niche !

→ Anca Damian, Le voyage de Monsieur Crulic & La montagne magique, DVD Blaq out, 18,90€

mardi 7 novembre 2017

Les affiches de 1917


Comme j'ai raté l'exposition d'affiches Sur les murs du fil rouge d'octobre, conçue et réalisée par Alain Gesgon et le CIRIP (Centre international de recherche sur l'imagerie politique), il me reste le beau catalogue édité à l'occasion du centenaire de la Révolution d'Octobre 1917. L'exposition se tenait Place du Colonel Fabien sous le dôme construit par Oscar Niemeyer, à l'initiative du PCF. Y était évidemment projeté Octobre de S.M. Eisenstein (1928), mais aussi Ménage à trois de Abram Room (1927), et les récents Lénine-Gorki, la révolution à contretemps de Stan Neuman et 1917, il était une fois la révolution de Bernard George. Ces "10 jours qui ébranlèrent le monde" donnèrent lieu à maintes tables rondes tout le mois d'octobre 2017. Un concert où Athaya Monkonzi lut Ma découverte de l'Amérique de Vladimir Maïakovski clôturait ce mois dense, dense aussi pour moi qui d'un pied sur l'autre n'arrêta pas de travailler, m'empêchant d'admirer les affiches dans leurs véritables dimensions. J'avais justement acquis ce mois-ci le récit croustillant de Maïakovski après l'avoir entendu joué par Guillaume Fafiotte avec l'humour mordant qu'il mérite lors de cet anniversaire organisé cette fois par Lucas de Geyter en Retour vers le futur au Cirque Électrique, parquet de bal où je me commis moi-même avec Bureau de tabac de Pessoa. Ce soir-là, l'un des commissaires de l'exposition (comme on disait commissaire du peuple !) Alain Siciliano, me remit le catalogue que j'ai entre les mains.
Les textes qui accompagnent les reproductions sont passionnants. Avant 1917, nous savons qu'il y eut bien des révoltes et des révolutions, et il est évident que la prochaine est plus que nécessaire. Cela commence ici avec le cri de ralliement des laboureurs lors de la Grande Jacquerie de 1358, un placard contre le Cardinal Mazarin affiché dans Paris lors de la Fronde le 15 juillet 1650, L'égalité imprimée chez Basset en 1793, une proclamation du Général Du Bourg lors des Trois Glorieuses de 1830, d'autres de 1848 et 1871 évidemment, et après Vitov en 1896 et Grandjouan en 1905 on arrive à des photographies retouchées et des affiches de Lénine annonçant les évènements de l'année qui vit naître mon père deux jours avant la prise du Palais d'Hiver. L'Histoire s'y lit alors le long de ces images époustouflantes tant par les anecdotes qui y mènent que par leur qualités graphiques. La révolution se poursuit ainsi de page en page jusqu'en 1924, même si alors la dérive a déjà terni l'enthousiasme des premiers jours. Je fais évidemment référence au massacre des marins de Kronstadt et au pouvoir considérable acquis par Staline...

Sur les murs du fil rouge d'octobre 1917-2017, catalogue de l'exposition, 20€

lundi 6 novembre 2017

Podcast de notre tapage nocturne


Le podcast de l'émission Tapage nocturne de Bruno Letort qui m'était consacrée, enregistrée l'après-midi du 2 novembre et diffusée le lendemain soir, est en ligne ! Avec Samuel Ber et Antonin-Tri Hoang qui ont été formidables, nous improvisons en trio au Studio 107. Le reste des pièces est issu d'albums sortis sur le label GRRR, distribués par Orkhêstra et Les Allumés du Jazz. Bruno Letort s'est appuyé sur mon parcours atypique pour m'interroger. Bruno Riou-Maillard a réalisé l'émission en effectuant un astucieux montage, Soizic Noël a pris les photos et fait en sorte que la séance se déroule dans les meilleures conditions.


1. L'isthme des ismes (2017)
Antonin-Tri Hoang - sax alto, piano
Jean-Jacques Birgé - piano préparé
Samuel Ber - percussion

2. Fascisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier, harmonica, varinette, guimbarde, anche
Antonin-Tri Hoang - sax alto, piano
Samuel Ber - percussion

3. A French Letter (extrait du CD d'Un D.M.I. Kind Lieder, 1991)
Jean-Jacques Birgé - chant
Bernard Vitet - trompette
Francis Gorgé - guitare
Gérard Siracusa - percussion

4. Contretemps (extrait du CD d'El Strøm Long Time No Sea, 2012)
Birgitte Lyregaard - chant
Jean-Jacques Birgé - Theremin, (reed) trumpet, Tenori-on
Sacha Gattino - sampler

5. Radio Sandwich (extrait du CD d'El Strøm Long Time No Sea, 2012)
Jean-Jacques Birgé - Mascarade Machine
Sacha Gattino - sampler
Birgitte Lyregaard - chant

6. Mémé (extrait du CD d'Un D.M.I. Kind Lieder, 1991)
Jean-Jacques Birgé - chant, clavier
Francis Gorgé - guitare
Bernard Vitet - trompette
Gérard Siracusa - percussion

7. Établissement d'un ciel d'alternance (extrait du CD éponyme, 1996)
Michel Houellebecq - voix
Jean-Jacques Birgé - clavier


8. Communisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse, piano
Samuel Ber - percussion

9. Anarchisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse, piano
Samuel Ber - percussion

10. Capitalisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier, voix, varinette
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse, piano
Samuel Ber - percussion

Si je connaissais Antonin depuis ses premiers balbutiements de transe indienne, je n'avais jamais entendu Samuel avant la balance. C'est probablement les situations que je préfère dans la composition instantanée. Ce serait chouette de nous retrouver bientôt sur scène, mais comme je ne fais aucun effort pour trouver des concerts, cela dépend maintenant des organisateurs. Sans les attendre, je me replonge dans mon travail de laboratoire sur un projet qui me tient à cœur, commencé il y a plusieurs années...

dimanche 5 novembre 2017

Un gâteau explosif d'Ella & Pitr


Un drôle de dimanche. Une drôle de pleine lune. Un drôle d'anniversaire. Un drôle...

vendredi 3 novembre 2017

L'isthme des ismes (Tapage Nocturne ce soir sur France Musique)


La précocité est une denrée périssable. J'aurai 65 ans dimanche. Antonin-Tri Hoang a déjà 27 ans. Samuel Ber est le benjamin de notre trio du haut de ses 22 ans. J'avais allumé les jeunes musiciens et musiciennes que je défends entre autres sur ce blog depuis une douzaine d'années parce que s'ils ignorent les anciens, ils connaissent encore moins bien ceux et celles qui les suivent. Antonin, piqué au vif, m'a donc présenté Samuel, percussionniste belge encore au C.N.S.M. Je privilégie ces rencontres intergénérationnelles, parce que si nous avons parfois les mêmes objectifs, les méthodes pour les atteindre diffèrent d'une époque à une autre. Aujourd'hui, que ce soit en les écoutant ou en jouant avec eux, j'apprends plus des jeunes que des vieux. D'autre part, je ressens une nécessité voire un devoir de transmettre ce qui me fut légué.
J'ai donc proposé à mes deux acolytes de participer au Tapage Nocturne produit par Bruno Letort sur France Musique et diffusé ce vendredi soir à 23h. Il y a six ans le précédent Tapage figurait mon duo avec le violoncelliste Vincent Segal. Comme nous improvisons le plus librement possible j'ai suggéré un cadre canalisant nos débordantes imaginations. J'ai donc proposé quatre pièces éminemment politiques regroupées sous le titre critique L'isthme des ismes :
1. Fascisme (Chaque fois que l’un de nous exprime sa singularité , il est réprimé jusqu’à l’annihilation totale de l’ensemble)
2. Communisme (Organisation de l’ensemble dans un esprit productiviste, ça roule!)
3. Anarchisme (Liberté de chacun dans le respect de l’autre, en toute complémentarité)
4. Capitalisme (Exploitation des ressources jusqu’à leur épuisement)
5. L'isthme des ismes (qui m'a causé bien du tracas, car mon disque dur se démontait et remontait sans cesse et sans que je comprenne pourquoi, peut-être pour me suggérer qu'aucun système ne fonctionne face à la multiplicité des interprétations ?). Car il ne s'agit pas de chaque fois composer une métaphore musicale du système énoncé, mais de générer les réflexions intimes qui nous échappent lorsque nous improvisons. C'est un des effets circonlocutoires que j'affecte particulièrement. Nous tournons autour du pot, troublés par les ambiguïtés que chaque "isme" produit sur les populations et sur soi-même en l'occurrence. Ces prétextes génèrent ainsi un échange de propos sonores que nous affinerons verbalement l'enregistrement terminé, sur le chemin du retour !


Antonin-Tri Hoang est au sax alto, à la clarinette basse et au piano. Samuel Ber joue de la batterie et d'un set de percussion incluant woodblocks, gongs chinois et thaïlandais, bol tibétain, tam-tam symphonique, bongos et djembé. J'ai été raisonnable en n'emportant qu'un clavier, plus un harmonica, une varinette, un appeau et une guimbarde ; par contre mon ordinateur est rempli d'échantillons, percussions à clavier, guitare électrique, aboiements de berger allemand, sons inouïs, et même un orchestre symphonique quasi varésien !
Pour une fois Françoise a pris la photo de nuit, logique pour un Tapage Nocturne ! On a l'impression d'être dans un hôtel à Hawaï. Soizic Noël a ensuite immortalisé notre trio au Studio 107 ! J'ai toujours imaginé la musique composée collectivement comme une conversation où chacun écoute les autres tout en s'exprimant, exercice complexe qui ne livre son suc plus ou moins objectif qu'à la réécoute. Je syntoniserai donc comme vous la modulation de fréquence de mon poste de radio ce soir en direct sur les ondes.

L'isthme des ismes, France Musique, Tapage Nocturne, vendredi 3 novembre à 23h

jeudi 2 novembre 2017

The Deuce fait le trottoir


The Deuce est la dernière série TV de David Simon à qui l'on doit déjà les scénarios des excellents The Wire, Generation Kill, Treme et Show Me a Hero. Son travail est caractérisé par une analyse critique quasi vériste de secteurs de la vie américaine peu ou mal traités habituellement. The Wire mettait en scène le marché de la drogue à Baltimore et le travail de la police de proximité malgré la corruption, Generation Kill montrait l'absurdité de la guerre en Irak avec des G.I. désœuvrés, Treme la Nouvelle Orléans en reconstruction après l'ouragan Katrina, Show Me a Hero le refus de la petite bourgeoisie blanche new-yorkaise devant la construction d'immeubles à bas loyer destinés à la population afro-américaine. Cette fois, The Deuce, surnom de la 42e Rue entre la 7e et la 8e Avenue signifiant Le Diable ou une querelle, traite de la prostitution et de sa légalisation avec l'émergence du cinéma porno dans les années 70.


La reconstitution du New York interlope est parfaitement réussie. Les comédiens sont formidables, parmi eux James Franco jouant des frères jumeaux, bistrotiers couvertures de la mafia, mais ce doublé l'oblige à caricaturer les deux faces. Quant à Maggie Gyllenhaal, exceptionnelle dans le rôle d'une prostituée usée se reconvertissant dans la réalisation de pornos, c'est certainement son rôle le plus provoquant depuis Secretary. Hélas, comme Treme les épisodes traînent en longueur et le scénario avance paresseusement comme s'il fallait faire durer le plaisir à défaut de faire du remplissage lucratif. Regarder un épisode chaque semaine est plaisant, mais je crains que ceux qui aiment enchaîner les uns après les autres finissent par s'ennuyer. Les mini-séries récentes comme Top of The Lake de Jane Campion ou Big Little Lies de Jean-Marc Vallée ne jouent pas les prolongations sensées rendre le quotidien le plus réaliste à force de répétitions et de détails somme toute assez convenus. Dans The Deuce comme dans beaucoup de séries TV on finit par sentir le formatage, quel que soit le réalisateur de l'épisode. On comprend les cinéastes qui gardent la main sur l'ensemble tel Soderbergh avec The Knick réalisant tous les épisodes des deux saisons et signant même, sous pseudos, la lumière et le montage ! Dans le genre réaliste, préférez les trois saisons du Bureau des Légendes, probablement la meilleure série française, très appréciée outre-atlantique, une fois n'est pas coutume. Il existe peu de séries qui, dépassant leur sujet et le style afférent attendu, portent la trace d'un auteur comme Alan Ball avec Six Feet Under ou David Lynch pour son délirant Twin Peaks. Les saisons suivantes arriveront-elles à faire décoller la fiction comme dans The Wire où l'utopie débordait le scénario du réel ?

mercredi 1 novembre 2017

J'ai la dent


Avant que je quitte son cabinet, la dentiste m'a demandé de sourire pour ses archives. Autant que le cliché rejoigne aussi les miennes ! J'avais particulièrement morflé aux deux derniers rendez-vous, car les piqûres anesthésiantes dans le palais sont compliquées à faire. À l'essayage j'avais senti deux larmes couler le long de mes joues. A priori tout cela est de l'histoire ancienne. Après la greffe osseuse et la pose de l'implant pour remplacer mon incisive le parcours du combattant m'aura occupé un an. Ce n 'est pas pour rien que mon label de disques se nomme GRRR depuis 1975. Mon sourire est donc franc et massif, aujourd'hui je suis plutôt euro même si cela m'a coûté de l'or, la mutuelle de la Sacem ne remboursant pas grand chose de la douloureuse comme presque toutes ses consœurs. Il ne me restait plus qu'à saisir la poignée derrière moi et file, vole et nous venge. Je passe un peu de lidocaïne sur les chairs tuméfiées (ce n'est pas exactement comme la poudre qu'on sert au Lido) et j'ai un parfait alibi pour slurper une glace Bertillon !